Interview

Charlotte Dudignac (ENSCI) nous parle du design des appels à projets 

Comment agir sur les outils peut contribuer à faire évoluer la façon de faire intérêt général.

22 avril 2024

À l’intersection des politiques d’intérêt général et du secteur de l’innovation sociale, l’appel à projets (AAP) est, depuis quelques années, l’outil principal de financement pour l’économie sociale et solidaire (ESS). Charlotte Dudignac (ENSCI – Les Ateliers) s’empare de cet objet dans sa thèse professionnelle « Designer les appels à projets » et éclaire son influence dans le monde de l’innovation sociale – notamment les tiers-lieux – tout en montrant les possibilités offertes par le design d’élaborer un outil plus inclusif et, au delà, de transformer les relations entre financeurs de l’intérêt général et innovateurs sociaux.

Quel a été le point de départ de votre réflexion et de votre recherche ? L’écriture de votre thèse professionnelle « Designer les appels à projets » s’enracine dans votre propre expérience du terrain, quel a été ce contexte d’écriture ?

J’ai dirigé pendant 8 ans Coopérer pour Entreprendre, un réseau national de coopératives d’activités et d’emploi. Quand j’ai pris mes fonctions en 2014, l’économie sociale et solidaire était en pleine effervescence : la loi Hamon LOI n° 2014-856 du 31 juillet 2014 relative à l’économie sociale et solidairehttps://www.legifrance.gouv.fr/loda/id/JORFTEXT000029313296 venait d’être votée, et François Hollande lançait son programme national – la France s’engage – pour soutenir des initiatives privées porteuses d’innovation sociale susceptibles de passer à l’échelle. Coopérer pour Entreprendre a été lauréat dès la deuxième vague. 

À ce moment-là, les Appels à projets (AAP) sont des instruments encore nouveaux et sont accueillis plutôt favorablement, parce nous avions le sentiment qu’ils nous permettaient d’accéder à de nouvelles sources de financement. Ils se présentent comme des dispositifs par lesquels un commanditaire (public ou privé) sollicite des propositions de projets à soutenir financièrement ou à accompagner, sur la base d’un cadre qu’il aura fixé. Au fil des années, les AAP sont devenus l’outil principal de financement pour l’économie sociale et solidaire (ESS), et se sont peu à peu substitués aux subventions pluriannuelles et, surtout, aux financements structurels qui garantissaient au tiers-secteur une liberté d’action. Les regards ont changé. À l’usage, j’ai constaté que la façon dont nous concevions nos projets était désormais influencée par les appels à projets. 

Cette expérience a nourri mon besoin de renouveler mes gestes de conception, et m’a incitée à rejoindre l’ENSCI – École Nationale Supérieure de Création Industrielle. Il m’a alors semblé intéressant de conduire mon travail de thèse professionnelle sur les appels à projets, en les considérant non pas comme des instruments neutres, mais comme des instruments qui  « organisent des rapports sociaux spécifiques entre la puissance publique et ses destinataires en fonction des représentations et des signifiants dont il est porteur. » Lascoumes, P., Le Galès, P. (2005) Gouverner par les instruments. Paris: Presses de Sciences Po. https://www.cairn.info/gouverner-par-les-instruments–9782724609492.htm J’ai écrit cette thèse professionnelle entre mai et décembre 2023, après une année riche de nombreux terrains où j’ai notamment pu tester de nouvelles formes de compagnonnage pour le Laboratoire d’innovation de la Fondation de France, ou encore proposer à l’administration pénitentiaire d’expérimenter les fablabs en milieu carcéral.

Quelle a été votre méthode ?

Les AAP peuvent être analysés au cas par cas, et je pense qu’il est nécessaire de le faire, car ils sont le fruit de leur environnement, de la politique sectorielle dans laquelle ils s‘inscrivent, de leur organisation et des acteurs qui les composent. Pour autant, les AAP ne sont pas indépendants les uns des autres, parce qu’ils peuvent s’adresser aux mêmes acteurs et que leur nombre et leur recours systématique produit des effets sur les acteurs et le système en tant que tel. J’ai ainsi souhaité privilégier l’échelle du système, en conduisant une cinquantaine d’entretiens avec des professionnels, porteurs de projets, gestionnaires d’appels à projets, publics et privés, nationaux comme territoriaux. 31 AAP ont ainsi été mentionnés, dans 13 secteurs différents. En complément, j’ai porté une attention plus soutenue sur deux AAP publics. L’un territorial et annualisé : l’appel à projet ESS de l’Établissement public territorial Plaine Commune; l’autre national, pluriannuel et non-reconduit : l’appel à manifestation d’intérêt (AMI) 100% inclusion porté par la Direction générale de la Formation professionnelle et de l’emploi.

Dans quel contexte les appels à projets sont-ils apparus, comment se différencient-ils des autres instruments de financement, tels que les appels d’offres et les subventions publiques ? 

Les appels à projets naissent et se développent au cours des années 2000, ils s’inscrivent dans le courant du New Public Management (NPM) Le New Public Management, en français “Nouvelle gestion publique” est une doctrine popularisée à partir des années 80, qui véhicule l’idée selon laquelle l’administration publique doit se transformer en adoptant les méthodes de gestion de l’entreprise. L’externalisation de l’action publique, avec le recours au secteur privé pour distribuer des services publics, est l’une de ses manifestations. Nouvelle gestion publique — Wikipédia (wikipedia.org) et se présentent comme une alternative aux appels d’offres et aux subventions de gré à gré, qui font alors tous deux l’objet de vives critiques.

Le manque de transparence et de mécanismes de contrôle efficaces est l’une des principales critiques adressées aux subventions directes, qui sont perçues comme favorisant les structures déjà établies et pouvant être sujettes à des pratiques de corruption. Quant à l’appel d’offres, est notamment pointé le fait qu’il réduit les associations à un rôle d’exécutant des politiques publiques.

Que pouvez-vous dire sur la systématisation des appels à projets ?

Les AAP sont aujourd’hui présents sur l’ensemble des échelles de l’action publique, depuis la Ville jusqu’à l’État en passant par la Région, le Département. 15 000 appels à projets destinés aux associations seraient lancés chaque année, un chiffre qui n’est qu’une estimation, puisque les AAP ne sont pas une catégorie isolée d’un point de vue statistique. Les AAP ne sont plus réservés à la société civile : leur logique s’étend désormais aux collectivités qui répondent à ces dispositifs, ce qui fait d’ailleurs l’objet de rapports très critiques, comme par exemple celui du Conseil d’État relatif au  “dernier kilomètre de l’action publique” paru en septembre 2023 Le « dernier kilomètre » des politiques publiques, nouveau cycle annuel de conférence du Conseil d’État et sujet de l’étude annuelle 2023 : https://www.conseil-etat.fr/actualites/le-dernier-kilometre-des-politiques-publiques-nouveau-cycle-annuel-de-conferences-du-conseil-d-etat-et-sujet-de-l-etude-annuelle-2023. Des critiques qui insistent sur les inégalités d’accès aux appels à projets, selon les moyens dont dispose une collectivité pour y répondre. Les AAP viennent ainsi favoriser les acteurs les plus favorisés et contribuent  à renforcer les inégalités territoriales. 

Quelles sont les principales conclusions de votre recherche ?

Les appels à projets sont porteurs d’ambiguïté, ce qui est caractéristique des problèmes systémiques, dont l’une des particularités est leur nature récursive ou rétroactive : ils renforcent ce à quoi ils sont censés répondre.

Première ambiguïté : les appels à projets permettent effectivement à de nouveaux acteurs d’être repérés. Pour autant, d’un point de vue plus général, selon le temps laissé pour répondre, les exigences associées au projet (niveau de maturité, garantie de cofinancement) ou encore les formes de présentation, ils entretiennent, voire renforcent les inégalités, jusqu’à contribuer à accélérer le mouvement de concentration en cours dans le mouvement associatif Chami, S. Bolo, P. Bazillon, B. Da Costa, P. (2022) Rapport : évaluation des actions associatives. p.21 https://www.associations.gouv.fr/IMG/pdf/rapport-final-e_valuation-actions-associatives-avril-2022-sch-bba-pdc-et-pbo.pdf .

Deuxième ambiguïté : les appels à projets peuvent effectivement contribuer à renforcer des porteurs d’innovation sociale, mais ils les fragilisent dans l’ensemble, en opérant un double détournement : les porteurs de projets sont détournés de leur projet parce que les cadres de réponse leur sont imposés, les obligeant à faire rentrer les fameux ronds dans les carrés. Ils le sont également de par le temps qu’ils passent à y répondre. On m’a mentionné 30 réponses en un an pour une association. L’impact sur les organisations est tout sauf négligeable, et largement invisibilisé.

Troisième ambiguïté : les appels à projets peuvent constituer des opportunités de coopération sectorielle et territoriale, parce qu’ils portent sur des projets transdisciplinaires, sur des communs (comme c’est le cas de l’appel à communs de l’Ademe), ou parce qu’ils imposent des réponses co-portées. Ces effets vertueux sont à l’œuvre dans certaines situations, mais ne peuvent pas être montés en généralité. Le cadre de l’appel à projets reste un cadre concurrentiel, exacerbé par une baisse des financements publics.

Dans votre étude, les tiers-lieux font partie des acteurs interrogés. Observez-vous des spécificités ou des points de divergence dans le design des appels à projets dédiés aux tiers-lieux ?

Pour répondre sérieusement à cette question, il faudrait aller bien au-delà des quelques entretiens que j’ai menés, et même des cahiers des charges alors diffusés. Il faudrait décoder l’ensemble des « objets » qui ont porté ces appels : l’objet des appels, le contenu des règles d’éligibilité, le déroulement de la sélection et son articulation avec les critères de sélection. Il faudrait enfin collecter l’expérience des porteurs de projet sur l’ensemble du processus.

Une fois ces précautions prises, je dirais que les AAP dédiés aux tiers-lieux comportent probablement des similitudes avec les AAP de l’Économie Sociale et Solidaire. Tous deux s’inscrivent dans des dynamiques d’innovation sociale portées par la société civile avant de devenir des objets de politique publique. Les politiques publiques de soutien aux tiers-lieux et à l’ESS sont récentes et ont quelque part « grandi » avec les appels à projets. Cinq ans après l’arrivée du programme la France s’engage, les politiques des tiers-lieux se développent avec notamment le lancement de l’appel à projet “Fabrique de territoires” (2019).   

Autre point commun entre ESS et tiers-lieux : leur grande plasticité les conduit à “émarger” à d’autres politiques sectorielles. Selon leurs projets, leur ancrage territorial, ou encore les publics auxquels ils s’adressent, les tiers-lieux seront éligibles aux AAP ESS, économie circulaire, médiation numérique, aux politiques jeunesse, QPV, revitalisation rurale, insertion des personnes éloignées de l’emploi, de lutte contre les déserts médicaux, etc…  Ce qui relève l’importance de se placer du côté des usagers pour penser les appels à projets à destination des tiers-lieux. 

Observez-vous des différences dans la façon de porter les appels à projets au niveau national versus à l’échelle territoriale ?

Les AAP sont des objets relationnels qui mettent en liaison des acteurs en vue de déployer un objectif. La notion d’échelle est donc loin d’être neutre puisqu’elle renvoie à celle de proximité. Les acteurs qui portent des AAP territoriaux, comme c’est le cas pour Plaine Commune, connaissent déjà la grande majorité des acteurs de leur territoire et sont moins dépendants d’un instrument type AAP pour identifier de nouveaux acteurs. Davantage au contact des réalités des acteurs de terrain, il leur est plus facile de jouer un rôle de médiation entre des structures candidates qui se trouvent en concurrence frontale. Ceci étant, cette connaissance de l’écosystème se retrouve également dans des appels à projets nationaux, notamment ceux de niche, comme par exemple l’appel à projets du secteur pénal et carcéral, porté par l’association Possible et l’incubateur Ronalpia.

J’ai également relevé que les appels à projets nationaux étaient davantage susceptibles d’accompagner des changements d’échelle, et donc d’encourager des formes de concurrence territoriale entre « lauréats nationaux » et acteurs locaux. Cela semble être particulièrement le cas dans des métropoles dynamiques ou des territoires très dotés en subventions.

Avez-vous des exemples de bonnes pratiques au niveau national ? Quels seraient selon vous les points d’amélioration eu égard aux conclusions de votre thèse ?

J’ai identifié des pratiques inspirantes qui tiennent compte de la vulnérabilité des acteurs, accordent davantage de temps, adoptent des approches d’accompagnement et mettent l’accent sur la co-construction.

C’est notamment le cas :
– des appels à projets au fil de l’eau qui desserrent les contraintes et facilitent les montages financiers
– du 100% Inclusion qui donne une place aux usagers dans le processus de sélection des projets,
– de l’appel à projets inversé de Saint-Denis de la Réunion qui facilite le cofinancement,
– de l’atelier de co-construction des défis et de la documentation ouverte de l’Appel à Communs de l’Ademe.
– de la rencontre des refusés organisée par la Fondation de France.
– de la sélection des lauréats par les candidats organisée en Espagne par Calala, el Fondo a Mujeres.

Je les considère comme des formes alternatives, un terme qui a le mérite de souligner qu’il est possible d’agir sur des systèmes aussi complexes que les appels à projets en modifiant, en « altérant » l’une de leurs composantes, sans attendre d’avoir trouvé LA solution aux appels à projets, ce dont je doute. J’ai réuni 12 de ces bonnes pratiques dans des fiches qui sont en libre accès Call With Care, Livret d’Inspiration  – cette liste n’est évidemment pas exhaustive et pourrait se poursuivre sur une forme numérique plus ouverte. https://e.pcloud.link/publink/show?code=XZinX9ZiAmaFMCX0KkioXd9FKTtrpn2qK9y

Quel serait le design d’appels à projets adapté à l’objet tiers-lieu, pour prendre en compte leurs singularités et principes d’action ? Au niveau national, pour ce qui est des tiers-lieux, le montage entre une association (ANTL) et un GIP (France Tiers-Lieux) semble permettre cet espace de négociation entre praticiens-praticiennes et acteurs publics.

Je ne sais pas s’il faut chercher une spécificité tiers-lieux dans la conception des appels à projets. En revanche, je pense que le mouvement des tiers-lieux peut jouer un rôle actif pour faire éclore un débat public transversal sur les appels à projets, et plus généralement sur le financement de l’innovation sociale et de l’intérêt général. Outre ces espaces de négociation, le mouvement des tiers-lieux est porteur d’un idéal démocratique, qui va s’incarner plus favorablement dans ses pratiques partenariales de gouvernance partagée, et qui constituent dans les faits des expériences et des leviers intéressants de transformation des relations. 

Le besoin d’approfondir collectivement – entre financeurs et tiers-lieux – la question liée aux financements était assez présent lors des premières rencontres des tiers lieux franciliens organisées par le réseau A+ c’est mieux. Par exemple, au niveau national, des actions pourraient être envisagées pour outiller ces débats, comme intégrer des données sur les AAP dans le recensement des tiers-lieux ; les AAP portés par l’ANCT pourraient également faire l’objet d’un bilan ouvert qui permettrait d’évaluer collectivement leurs impacts sur les lauréats, les non-lauréats, les territoires, etc. Pour cela,  le financement des tiers-lieux doit devenir un sujet à part entière de recherche-action.

Vous vous appuyez sur deux théories du design, le design du Care et le design fiction pour repenser les appels à projets. Comment ces théories ont-elles nourri vos propositions de nouvelles pratiques d’appel à projets ?

A partir de mon enquête et de ses enseignements, j’ai proposé une série de recommandations pour réduire les inégalités d’accès, renforcer les acteurs, outiller la coopération, développer les connaissances partagées, interroger leur systématisation ou encore encourager des pratiques alternatives Dudignac, C. (2024) Que faire des appels à projets : 4 leviers, 20 recommandations. Manifeste en libre accès : https://e.pcloud.link/publink/show?code=XZJ9X9Z9YhUmhGCRcJBr7ukFcPQu55jol2k. J’ai ensuite engagé un travail de design sur quelques recommandations. C’est alors que j’ai invoqué le design du Care et le design critique.

L’éthique du Care m’a semblé particulièrement intéressante pour les AAP parce que c’est une éthique relationnelle, qui interroge la relation à l’autre, insiste sur la reconnaissance des situations de vulnérabilité vécues par les personnes, les organisations, et vise leur encapacitation [néologisme] Donner la capacité pour faire quelque chose. J’ai conçu Call with Care dans cet esprit : le parcours s’adresse aux acteurs publics et privés pour concevoir des AAP qui prennent soin des organisations. C’est une démarche participative en plusieurs séquences, qui associe idéalement l’écosystème de l’appel à projets, jusqu’aux porteurs de projets non-candidats.

Pour mon deuxième prototype, j’ai choisi de travailler l’enjeu de débat en proposant de nouvelles modalités qui nous permettraient de sortir des consensus de façade, ou encore des logiques TINA (There is no alternative) qui nous rendent impuissants. Le courant du design critique, dont le design spéculatif ou le design fiction en sont des modalités, peut nous y aider. Le prototype que j’ai conçu s’appelle A.A.A.P pour Après Appel à Projets. Il mobilise les participants sur plusieurs séquences qui aboutissent sur des scénarios alternatifs aux appels à projets publics.

Comment s’est déroulée la phase d’essai des prototypes Call with Care et A.A.A.P? Quels sont les résultats obtenus à la suite de vos échanges avec les acteurs?

Pour A.A.A.P, 7 volontaires ont testé en ligne deux séquences : un faux Journal télévisé ainsi que l’AB testing Futuriste, qui engage les participants à s’engager pour le “moins pire” des scénarios et l’adoucir. Pour cette séquence, j’avais consulté au préalable les concepteurs de cet exercice de design fiction présenté dans l’ouvrage collectif Making Tomorrow Nicolas, M., Olivier, W., Martin, L., et Pauline, A. (2021) Making Tomorrow. Un manuel pour apprivoiser le futur à l’aide du design fiction. Éditions Hold UpURL : https://www.okpal.com/making-tomorrow/#/. J’ai testé l’accessibilité du dispositif, sa capacité à générer des éléments pertinents et assez singuliers. Il reste à trouver l’occasion d’expérimenter l’ensemble des séquences : avis aux intéressés !

Pour Call With Care, j’ai pu mettre en pratique plusieurs séquences et outils avec la Fondation Carasso en janvier dernier. Cet atelier a réuni les équipes ainsi qu’une quinzaine d’auditeurs externes, offrant à chacun la possibilité de regarder leurs appels à projets sous un angle nouveau et de construire leurs parcours d’usage. D’après les participants, cette séquence leur a donné l’occasion de pousser leurs réflexions à un niveau plus approfondi, et leur a permis de prendre des décisions dès l’après-midi.

D’après vous, comment le design outille-t-il le secteur de l’ESS pour lui permettre d’être en accord avec ses principes éthiques ?

On attend de la société civile qu’elle soit à l’avant-garde de l’innovation sociale et qu’elle défriche “naturellement” de nouvelles solutions en raison de sa proximité avec les besoins sociaux. Mais pour la soutenir, on déploie des instruments qui la détournent progressivement de sa raison d’être et la conduisent au conformisme. 

Interroger en tant que société civile ses propres pratiques d’innovation sociale me semble donc une question actuelle et féconde, à conduire en parallèle de l’indispensable plaidoyer sur le financement du monde associatif. Comment observons-nous le monde, quelle place est donnée aux personnes vers lesquelles ces actions sont conduites ? Répondons-nous à un besoin social ou à une commande? Nous autorisons-nous des pas de côté dont nous n’attendons pas tant qu’ils soient auréolés de succès, mais qu’ils nous apprennent quelque chose ? Je suis convaincue que les approches de design social sont bénéfiques au tiers-secteur, parce qu’elles placent l’usager au centre du processus de conception. 

Les grandes associations comme la Croix-Rouge, l‘Institut Siel Bleu ou le 19-46 des Petits Frères des Pauvres disposent de laboratoires d’innovation sociale et utilisent le design social. Comment rendre ces démarches accessibles à davantage de structures associatives ? Le développement des laboratoires populaires d’expérimentation sociale que je propose dans ma thèse offre des possibilités de réponse à cette question. L’un des principes de ces lieux serait de réunir des associations pour leur permettre de mutualiser une forme de R&D sociale, d’apprendre de nouveaux gestes professionnels, d’oser expérimenter à nouveau et de tisser des relations moins concurrentielles entre elles, en associant très fortement les citoyens. On est donc sur un principe d’innovation ouverte appliquée aux enjeux d’encapacitation citoyenne. 

Ces laboratoires populaires d’expérimentation sociale permettraient donc aux acteurs associatifs du territoire de renforcer leur capacité d’innovation sociale. Peut-on déjà en voir une ébauche dans certains tiers-lieux existants et dans les modalités de dialogue de tiers-lieux avec l’acteur public ? 

Le 14 mars dernier, la 18e rencontre de la Fabrique des Mobilités “faire tiers-lieu en santé’ a mis à l’honneur l’hôtel Pasteur à Rennes. Erwan Goget, qui dirige une association d’insertion par le Sport très impliquée dans le lieu, a très clairement exprimé un besoin d’expérimentation sociale auquel a répondu le tiers-lieu :  “on n’avait pas d’espace permettant de faire ces choses-là, d’avoir un terrain. Avec Pasteur, on a pu inventer plein d’usages”. La fréquentation de ce tiers-lieu leur a permis de rencontrer d’autres acteurs, de s’autoriser à “aller sur des champs nouveaux” pour le bénéfice de tous, y compris des salariés de l’association dont “la montée en compétences des salariés est liée à Pasteur”. Ce témoignage n’est sûrement pas isolé, et il est évident qu’un certain nombre de tiers-lieux occupent des fonctions similaires à ce que j’appelle des laboratoires populaires d’expérimentation sociale.

Cet article est publié en Licence Ouverte 2.0 afin d’en favoriser l’essaimage et la mise en discussion.