L’open design dans le sillon de la fabrication numérique et du mouvement maker. Le dernier ouvrage de Camille Bosqué analyse le bourgeonnement d’activités créatives et collectives au sein de communautés d’amateurs qui modifient les contours de la production standardisée en brandissant des valeurs de partage et de décentralisation.
Camille Bosqué fait partie des premiers chercheurs français à orienter les projecteurs de l’investigation scientifique vers les activités hébergées dans des espaces aux appellations variées – fablab, makerspace, hackerspace, hacklab, techshop, fabrique de territoire, manufacture de proximité – dont l’essaimage sur la planète ne cesse de croître encore aujourd’hui.
Dès 2012, elle s’est lancée dans une grande exploration, de la baie de San Francisco à Dakar en passant par les zones arctiques de la Norvège, en quête de témoignages des amateurs, bricoleurs, makers qui font naître ces zones hybrides. Ces trois années d’enquête ont été jalonnées de plusieurs publications en collaboration avec des chercheurs ou des acteurs de terrain et d’une thèse soutenue en 2016 qui alimente en grande partie le présent essai. À la croisée des milieux artistiques, scientifiques, associatifs, industriels et institutionnels, Camille Bosqué poursuit son cheminement dans l’écosystème des espaces du faire.
Aujourd’hui designer, docteure en Esthétique et Design et professeure agrégée d’arts appliqués, elle enseigne à l’École Boulle et à l’ENSCI – Les Ateliers tout en nourrissant les débats autour du design dit « ouvert » auxquels son dernier ouvrage : Open design. Fabrication numérique et mouvement maker, paru en août 2012, offre un angle de vue riche en références historiques et observations de terrain.
Sous le prisme de la débrouille et du Do It Yourself, l’essai s’articule autour de six chapitres qui dévoilent les contradictions structurantes d’un cheminement tâtonnant et balisent, sans jamais enfermer, les concepts qui sous-tendent le mouvement d’ouverture d’un design encore trop souvent cantonné à un rôle d’habillage.
L’ouvrage s’ouvre comme un rideau sur ce que Camille Bosqué conçoit comme un spectacle, celui d’un développement technologique dont la mise en récit paraît nécessaire pour être intelligible et adopté. Le fil rouge de l’impression 3D conduira le lecteur tout au long de l’essai à travers cette logique démonstrative par le déploiement des nombreuses fictions technophiles et technophobes que cette technologie suscite. L’hypothèse qui guide cette première partie d’ouvrage est que la fabrication numérique s’accompagne d’une extrapolation nécessaire à la diffusion de nouveaux langages, gestes et outils.
En curatrice, l’autrice nous propose dans une deuxième partie, un panel d’objets opérables ou co-créés dont elle analyse la portée exploratoire des méthodes de conception. De l’imprimante 3D auto répliquante RepRap à la machine à laver increvable en passant par un ordinateur dans un bidon, les focales choisies s’orientent bien souvent vers les notions de réparabilité et de modularité.
La question de la standardisation, abordée dans le troisième chapitre de l’ouvrage, rend compte de la place de l’usager lorsqu’il peut s’approprier l’objet au cours de sa conception. Son rôle fait ressurgir de vieux débats éthiques et esthétiques, fondateurs dans l’histoire du design, pour interroger les notions de sur-mesure et de personnalisation. Ainsi des plans accessibles et paramétrables dénichés sur internet ont permis à Nicolas Huchet de créer sa propre prothèse de main qu’il ne considère, d’ailleurs, pas comme un simple objet médical mais bien comme une partie de sa personnalité.
Dans la quatrième partie de son ouvrage, Camille Bosqué met en lumière les racines hackers dans lesquelles puisent le mouvement des fablabs en plongeant dans l’histoire du MIT, de la côte ouest américaine et des premiers hackerspaces berlinois. L’éthique du libre porte en elle le fondement du partage de la connaissance qui rend possible le débat actuel sur le design ouvert. L’autrice explique comment les principes modifiés des modalités de la propriété intellectuelle se sont progressivement diffusés au-delà des logiciels pour s’adapter au monde du hardware, redessinant ainsi les contours des modes de production de masse.
L’autrice adopte également une posture critique vis-à-vis de la promesse de démocratisation de savoir-faire complexes qui reste parfois superficielle ou ambivalente notamment dans le champ informatique. L’intimidation face aux outils, au vocabulaire et aux lieux touche encore beaucoup de personnes « novices » malgré toutes les meilleures intentions de ceux qui travaillent à diffuser leurs pratiques.
Le cinquième chapitre rend hommage au développement international des ateliers partagés de fabrication numérique sur lesquels la vision du design discutée dans l’ouvrage repose grandement. Cet hommage prend, à différents passages de l’ouvrage, la forme d’un cahier d’excursions. Par ses descriptions immersives, Camille Bosqué nous emmène à la visite de certains des fablabs de ce qu’elle appelle « la première vague » qui, en 2002, voient le jour en Inde, au Costa Rica, au nord de la Norvège, dans la ville de Boston et au Ghana. Ces espaces, pionniers dans la démarche de mise en réseau décentralisé, seront très vite rejoints par une multitude de lieux aux structurations diverses.
L’autrice insiste sur l’appréhension de l’appellation « Fablab » non pas comme une marque, mais comme un réseau d’ateliers qui partagent leurs projets et peuvent s’associer pour exporter et diffuser certaines réalisations. Ce partage à l’échelle internationale des plans d’objets créés à différents points du réseau est rendue possible par l’adoption d’équipements semblables pour chacun des espaces : imprimante 3D, découpeuse laser, fraiseuse numérique, découpeuse vinyle, etc.
L’ouvrage précise que l’exigence de la documentation est inscrite dans l’ADN du mouvement des fablabs. C’est un impératif mentionné explicitement dans la partie « Secret et Business » de la charte rédigée par le MIT. Chaque espace est chargé, de manière informelle, de rendre accessible, à travers un site ou un Wiki en ligne, les données, plans, explications et détails des projets qu’il héberge.
L’autrice évoque également les différentes mises en réseaux de ces espaces, notamment à l’échelle de la ville avec le concept de Fab City. Ce dernier propose de passer d’un fonctionnement urbain où la plupart des produits consommés sont importés et génèrent une production de déchets, à un fonctionnement dans lequel les flux d’informations (bits) sont privilégiés aux flux de matières (atomes), grâce au recyclage des ressources à l’échelle locale. Camille Bosqué note que l’imaginaire de la société de l’information et de la connaissance est bien présent dans cette proposition institutionnalisée qui repose sur un dépôt mondial de modèles et de plans librement accessibles sur internet et utiles à l’échelle de la ville.
L’essai aborde aussi la pandémie de Covid-19 qui a frappé le monde au printemps 2020, et a amené des collectifs de makers à se coordonner à grande échelle pour produire de manière locale et à la demande une grande quantité de masques de protection, afin d’équiper à la fois les particuliers mais aussi les soignants et le personnel hospitalier. Camille Bosqué développe son analyse de cette situation extraordinaire dans un article publié en décembre dernier, intitulé “Design viral, le plan C. Les makers face au Covid”.
Enfin, l’autrice réserve sa dernière partie à l’opportunité de mutation pour le design dans le contexte de crise structurelle, industrielle, économique, écologique et sanitaire. L’autrice questionne la vocation unique mais encore floue du designer dans les bouillonnements et les pratiques diffuses des communautés d’amateurs. Son rôle s’orienterait vers celui d’un accompagnateur, d’un passeur ou d’un stimulateur bienveillant dont les préoccupations s’attacheraient à une forme de frugalité et d’économie de moyen encore trop absente des préoccupations de certains makers.
Paru en août 2021, le livre a été présenté en septembre au Centre Pompidou et le mois suivant à October Make (rassemblement annuel des espaces du faire). Il connaît une bonne réception tant du côté institutionnel que de celui des makers qui se retrouvent dans les nombreuses scènes quotidiennes dépeintes avec la palette sensorielle de l’autrice qui « pratique » son terrain. L’ouvrage résonne tout particulièrement avec les écrits de Michel Lallement ou de Steven Levy dans lesquels les lecteurs friands de généalogie trouveront la description d’une branche de parenté au mouvement maker où les hackerspaces trouvent leur assise depuis les débuts de l’informatique.
Cet article est publié en Licence CC By SA afin d’en favoriser l’essaimage et la mise en discussion.