Le travail indépendant est en croissance et largement associé aux tiers-lieux. Ces indépendants et indépendantes ont un usage des tiers-lieux qui dépasse la dimension du travail et se teinte d’enjeux identitaires.
Le travail indépendant est une proportion significative de l’emploi en France, puisqu’il concerne environ 12% des actifs. Toutefois, ce chiffre recoupe des réalités professionnelles extrêmement variées, du livreur à vélo plus que précaire au notaire associé richissime, du petit commerçant local à patron d’entreprise industrielle florissante.
Une portion de cet effectif est toutefois en croissance, bien qu’il soit compliqué de la mesurer précisément : les indépendants qualifiés, qui œuvrent dans le service aux entreprises. Ils et elles sont consultants, formateurs, graphistes, webmasters, community managers ou coach… De nombreux facteurs viennent expliquer ce dynamisme : externalisation par les entreprises, marché de l’emploi de plus en plus inaccessible pour les seniors, désir d’autonomie professionnelle, évolutions technologiques (visio, cloud…), facilité de l’auto-entreprise, intermédiation de plateformes… C’est une nouvelle forme de travail, portée par de nouvelles formes d’emploi, qui va continuer à se développer.
C’est par ailleurs cette population de travailleurs et travailleuses en croissance qu’on imagine, à tort ou à raison, recourir largement aux espaces de coworking et à d’autres formes de tiers-lieux « de travail ». L’iconographie associée aux espaces de coworking montre d’ailleurs surtout des personnes jeunes, blanches, bien habillées et travaillant sur ordinateur portable ; ce qui correspond bien à cette population d’urbains diplômés œuvrant dans le service aux entreprises.
Capture d’écran d’une recherche Google pour « espace de coworking »
Bien évidemment, la population qui fréquente les tiers-lieux est plus diverse, y compris spécifiquement les espaces de coworking. Mais alors, pourquoi une association si forte entre ces travailleurs indépendants qualifiés et les tiers-lieux ?
L’identité au travail
Le croisement de plusieurs recherches propose une hypothèse explicative : ce serait une question d’identité professionnelle. Renaud Sainsaulieu, en 1977, dans l’introduction de son ouvrage fondateur L’identité au travail, pointait « l’influence profonde du travail organisé sur les structures mentales et les habitudes collectives ». Il étudiait ensuite avec talent, et de nombreux autres après lui, comment les collectifs de travail de la France industrielle des années 70 construisait des identités professionnelles fortes, tant chez les ouvriers et les ouvrières que chez les cadres de l’époque. Cette théorie ancienne mais toujours pertinente, lorsqu’on la transpose à nos indépendants du vingt-et-unième siècle, offre alors une question évidente : quelles sont les identités professionnelles des travailleurs indépendants, et comment se construisent-elles ?
Cette question est d’autant plus complexe que beaucoup d’indépendants le deviennent à la suite d’une expérience, parfois longue, du salariat. Sur ce point, un travail de recherche conduit par Jean-Yves Ottmann et Cindy Felio FELIO, Cindy et OTTMANN, Jean-Yves. Se réinventer dans l’indépendance. Revue internationale de psychosociologie et de gestion des comportements organisationnels, 2018, vol. 24, no 59, p. 51-67. apporte un éclairage. Il en ressort qu’effectivement, la reconversion du salariat vers le travail indépendant n’est pas uniquement une question économique ou de compétences techniques et administratives, mais aussi une question de transition identitaire. Ils montrent que les personnes en transition vers le travail indépendant pouvaient présenter trois idéaux-types d’identités, ancrés dans trois temporalités différentes de leur vie professionnelle. Ils peuvent avoir une identité “défensive”, qui est alors ancrée dans leur passé professionnel, “d’entrepreneur”, qui est alors ancrée dans un futur espéré, ou enfin “distanciée”, qui est alors déconnectée d’un rapport au temps. Ils ont aussi travaillé avec Pauline de Becdelièvre sur les travailleurs indépendants du secteur de l’IT (là encore, typiquement les profils « attendus » en espace de coworking), et il en ressort de même que la construction d’une identité professionnelle collective est un enjeu pour ces travailleurs a priori solitaires DE BECDELIÈVRE, Pauline, OTTMANN, Jean-Yves, et FELIO, Cindy. Staying in the Game: Employability and Mobile Careers in the IT Industry. Employability and Industrial Mutations: Between Individual Trajectories and Organizational Strategic Planning, 2022, vol. 4, p. 69-84. .
Les tiers-lieux comme espace de transition
C’est là qu’interviennent les tiers lieux, qui peuvent être saisis par ces néo-travailleurs indépendants comme un « espace de transition » associé à l’activité de travail. Un premier élément à prendre en compte, est la proportion importante de situations directement ou indirectement subies pour ces personnes. « Directement subies » lorsqu’on est face à des cadres en fin de carrière, licenciés et ne retrouvant pas d’emploi « classique ». Pour ces derniers, le travail indépendant est alors avant tout « un travail » : une nécessité, pas un choix. « Indirectement subies » pour des personnes qui ont été « abîmées » par le travail : elles ont vécu, par exemple, des situations de harcèlement ou un burn-out. Pour ces dernières, le travail indépendant est l’espoir d’une vie professionnelle exempte des maux qu’elles ont déjà rencontrés.
Pour ces personnes, le tiers-lieux va réellement être un espace de (re)construction identitaire par le travail. On peut en effet faire l’hypothèse (nos recherche sur cet aspect sont encore en cours, avec Sarah Mokaddem), que les tiers-lieux sont à ce moment un espace, en tant que lieu et en tant que moment que les personnes fragilisées vont s’approprier comme « sûr » pour y procéder à la reconstruction de leur identité professionnelle malmenée par leurs expériences subies.
Notons par ailleurs que le fait que les personnes « fragilisées » se saisissent de ces lieux ainsi n’excluent pas que des personnes en transition professionnelle vers l’indépendance mais dans un contexte « choisi », sans porter de difficultés, puissent le faire aussi. Leur transition professionnelle à tous et toutes passe évidemment par l’établissement dans cette nouvelle réalité professionnelle : prospection, administratif, relation client… Ils et elles découvrent que l’indépendance est aussi un travail, qui ne se résume pas aux compétences techniques, lesquelles sont pourtant les seules vendues ou valorisées. Ils et elles doivent apprendre ces nouvelles compétences et les mettre en œuvre. Or, cet apprentissage va forcément être facilité par le contact de pairs : il n’est donc pas rare que des personnes en transition vers l’indépendance fréquente des tiers-lieux pour y trouver conseils et exemples. Nous faisons toutefois l’hypothèse que moins l’utilisateur ou l’utilisatrice d’un tiers-lieu sera « fragilisé » durant sa transition professionnelle, plus l’usage d’espaces de coworking sera porté par des considérations pratiques et moins par des dimensions identitaires : ce ne sera pour l’utilisateur ou l’utilisatrice qu’un simple « espace de travail ».
Les tiers-lieux comme ancrage
Mais la période de transition professionnelle vers l’indépendance ne suffit pas à expliquer l’association entre travailleurs indépendants qualifiés et tiers-lieux. On peut supposer que pour que cette convergence soit une réalité, les indépendants continuent à les fréquenter une fois établis. En effet, les travailleurs indépendants se saisissent des tiers-lieux pour la raison-même pour laquelle on leur donne ce nom : y trouver du lien social. Structurellement, les travailleurs indépendants sans salariés sont seuls. Or, cette solitude peut être un risque pour la santé mentale. De fait, on constate que cette population va chercher à faire émerger des ersatz de collectifs de travail dans les structures qu’ils fréquentent. Une recherche, de Jean-Yves Ottmann, Mélissa Boudes, Cindy Felio et Sarah Mokkadem, montre que ces collectifs sont émergents au sein de structures de portage salarial, de coopératives d’activité et d’emploi et, aussi, d’espaces de coworking OTTMANN, Jean-Yves, FELIO, Cindy, BOUDES, Mélissa, et al. Des collectifs peuvent-ils émerger chez des travailleurs indépendants?. In : Annales des Mines-Gerer et comprendre. FFE, 2019. p. 31-37. . Les travailleurs se saisissent du lieu pour y trouver un collectif qui n’est pas vraiment « de travail », mais qui s’en rapproche suffisamment pour qu’il soit quand même une ressource pour ces personnes.
Oldenburg proposait en 1989 que les tiers-lieux étaient des lieux de sociabilité n’étant ni le domicile, ni le travail, des lieux où on « obtient » du lien social en plus du bien ou du service qu’on « consomme » (les cafés, les barbiers…). Dans cette définition, les espaces de coworking ne sont pas « différents du travail ». Ce sont toutefois bien des lieux où le travailleur indépendant « obtient » du lien social en plus des services qu’il « consomme » (l’accès à un espace de travail). Ce seraient donc pour cette population des « tiers-lieux de travail », un élargissement de l’approche d’Oldenburg. Cet élément est intéressant car il montre comment des personnes qui quittent le monde de l’entreprise hiérarchique, vécue comme lourde et contraignante, peuvent se retrouver dans une nouvelle “prison dorée” dans le cadre de l’indépendance, enfermées dans une surcharge de travail et une solitude professionnelle. L’émergence de collectifs d’indépendants dans des tiers-lieux, même s’ils sont “fragiles”, peuvent aider à dépasser cette situation piégeuse.
Cette situation conduit à une tension pour les espaces de coworking et les tiers-lieux. En effet, ils se retrouvent à devoir afficher et proposer une orientation forte de « travail » parce que c’est bien la nature du service qu’ils « vendent ». Mais simultanément, ils doivent avoir conscience que ce n’est finalement pas ou peu sur les enjeux de travail que se constituera une communauté de personnes présentes, actives et volontaires au sein du lieu.
Cet article est publié en Licence CC By SA afin d’en favoriser l’essaimage et la mise en discussion.