Des questionnements en science régionale
Deux évènements sont à l’origine de ce numéro thématique : un programme régional de recherche-action co-dirigé par l’un des coordinateurs de ce numéro entre 2019 et 2021 à la demande d’Action Logement Normandie sur l’accompagnement et le développement des tiers-lieux dans la région suivi d’un colloque national en mars 2021 intitulé « Les tiers-lieux, des objets d’intermédiation ? Dialogues croisés entre organisations et territoires ».
Les premiers pas de cette recherche-action et l’analyse de la littérature sur le sujet avaient permis de faire ressortir une typologie riche et variée de la notion de tiers-lieu, confirmant qu’il s’agit d’organisations mouvantes à construire par les acteurs qui les occupent, les gèrent et les font vivre dans les territoires et en tirent parti.
Le double processus de diffusion des tiers-lieux (en France de 1 800 en 2018, 2 500 en 2022 à près de 3 500 en 2023) et d’affichage d’un soutien public et économique à différents niveaux (national, régional et local) soulève pour la science régionale plusieurs questions sur le plan théorique et empirique que ce numéro ambitionne d’explorer sous quatre angles qui ne prétendent pas à l’exhaustivité :
- i) l’impact des tiers-lieux sur la (re)dynamisation territoriale
- ii) les politiques publiques d’appui aux tiers-lieux dans les différents types de territoires
- iii) les modèles économiques, les relations entre parties prenantes et les enjeux de gouvernance
- iv) les proximités et l’articulation des échelles territoriales.
D’une politique nationale à un dynamisme local
Les six contributions réunies dans ce numéro suite à l’appel à articles abordent ces questions à des échelles et avec des méthodes d’analyse variées et sur un spectre spatial complet – des régions métropolitaines au rural en passant par les villes petites et moyennes et les périphéries urbaines – dans différents pays (France, Belgique, Allemagne, Pologne, Canada) et selon les points de vue de différents champs disciplinaires (science régionale, aménagement-urbanisme, géographie, économie, gestion, sociologie, information-communication).
Christine Liefooghe propose ainsi une analyse multiscalaire des politiques menées en France en faveur des tiers-lieux et de leurs acteurs. Son propos prend pour point de départ l’apparente contradiction entre les valeurs d’ouverture et de liberté que les tiers-lieux véhiculent et la dimension procédurale et normative inhérente à l’action publique. Son étude montre en réalité comment la mise en réseau des porteurs de projets dans un cadre toujours plus large leur a permis de faire valoir le rôle des tiers-lieux comme potentiel levier de développement, en particulier dans les territoires plus fragiles, via la création de ressources par des communautés collaboratives. La promotion d’un tel modèle de développement ancré fait écho aux attentes de la puissance publique. Cependant, le caractère hybride et informel – voire précaire – des tiers-lieux n’apparaît guère compatible avec le mode de gouvernement qui procède en France par appel à manifestation d’intérêt et confie à son appareil administratif déconcentré (les préfets, notamment) un rôle important dans la sélection des lauréats et leur accompagnement. La co-construction d’une politique nationale suppose dès lors un cadre de référence commun qu’illustrent un certain nombre de dispositifs partenariaux susceptibles d’introduire plus de souplesse, non sans effets retour sur la complexification du concept même de tiers-lieu.
À partir du cas normand examiné à l’échelle des zones d’emploi, Fabien Nadou et Matthieu Kemdji interrogent pour leur part la capacité des politiques locales de soutien aux tiers-lieux à s’inscrire dans les évolutions territoriales à partir d’une analyse croisée d’un dispositif de labélisation régional et du programme national « Action Cœur de Ville » qui vise la revitalisation des villes moyennes. On constate que la dynamique des tiers-lieux est indépendante du dynamisme local : même si Louviers a été sélectionnée, la labélisation bénéficie davantage aux établissements des grandes agglomérations (Rouen, Caen) qu’aux initiatives de villes petites et moyennes (Lisieux, Vire) pour des raisons complexes qui sont analysées. Les politiques d’appui aux tiers-lieux devraient donc tenir davantage compte des spécificités locales en évitant le « clé en main » souvent inadapté au profit d’une hybridation des modes opératoires.
Des ancrages territoriaux variés
Divya Leducq s’interroge de son côté sur la contribution éventuelle des nouveaux tiers-lieux non métropolitains à la résilience aussi bien architecturale qu’économique et sociale des territoires dits « périphériques ». À partir de cas majoritairement situés en région Centre-Val de Loire, sa contribution questionne notamment le rôle des différents acteurs (créateurs-managers, usagers et collectivités territoriales) dans la revitalisation espérée. Posant en hypothèse que la contribution de ces nouveaux espaces ne saurait être que marginale et proportionnée à leur taille et à leur ancienneté, l’auteure aborde trois pistes : la réhabilitation des bâtiments et friches, la contribution au développement économique local et les liens sociaux et communautaires suscités par les tiers-lieux. Ces effets « urbains » n’ont guère été étudiés hors des métropoles alors que plusieurs facteurs tels que la consommation des coworkers dans leur quartier et leurs liens avec l’environnement immédiat favorisent la régénération dans différents contextes territoriaux. La plurifonctionnalité et l’ancrage multiforme des tiers-lieux s’expliquent par la diversité de leur portage et la taille variable des localités d’implantation.
Guy Baudelle et al. exploitent, quant à eux, une enquête internationale menée auprès de fondateurs et utilisateurs de tiers-lieux non métropolitains dans trois pays (France, Allemagne, Canada) en vue de cerner la dimension territoriale du phénomène en termes de trajectoires individuelles et leur nature collaborative. Comme ceux qui fréquentent ces espaces sont essentiellement des indépendants ou télétravailleurs ayant quitté une métropole, ils vantent leur nouveau cadre de travail permettant de concilier qualité de vie et accès aux ressources numériques. Mais les auteurs montrent que la dimension collaborative interne est moindre qu’avancé dans la littérature, tout comme les relations avec le milieu local ou les collectivités territoriales. Ce paradoxe s’explique par la trajectoire géographique et professionnelle d’usagers continuant à activer un réseau d’affaire antérieur à leur installation et surtout extérieur au territoire. Leur ancrage territorial est donc modeste de sorte que l’impact potentiel de leur installation sur le développement local ne doit pas être surévalué.
Des tiers-lieux en périphérie et des systèmes productifs localisés
L’article de Barbara Konecka-Szydłowska et Agnieszka Sikorska-Długaj s’intéresse ensuite à un type de localisation moins étudié, à savoir le périurbain, tout en apportant un regard international sur un pays peu présent dans la littérature : la Pologne. Après une analyse de la spécificité des tiers-lieux implantés hors des métropoles, les auteures formulent l’hypothèse que les tiers-lieux périurbains répondent au besoin croissant de jeunes actifs indépendants résidant à la périphérie des agglomérations avec lesquels ils formeraient une « symbiose obligatoire ». Cette hypothèse d’une parfaite correspondance entre un type de lieu de travail, un type d’espace (le périurbain en pleine croissance démographique) et un type d’actifs (de jeunes travailleurs autonomes vivant en couple ou en famille) semble avérée au regard de leur analyse de cas en périphérie de Poznań. C’est pourquoi les tiers-lieux périurbains paraissent appelés à connaître un rapide développement, à la mesure de l’exurbanisation de l’emploi et des actifs observable actuellement autour des métropoles des pays d’Europe centrale et orientale.
Enfin, Laurence Moyart et Bernard Pecqueur choisissent d’inscrire l’émergence des tiers-lieux dans un processus de longue durée entamé par l’apparition de systèmes productifs localisés, districts industriels et clusters, qualifiée de « premier tournant territorial ». Identifiant les facteurs d’approfondissement de la mondialisation, l’article voit dans les tiers-lieux l’illustration d’un « second tournant territorial » d’intégration systémique entre production et consommation au service du développement territorial. Cette proposition théorique s’appuie sur la Wallonie, région fortement marquée par le premier tournant postfordiste, et l’étude du plan Creative Wallonia qui traduit l’engagement de ce tournant environnemental et sociétal via l’essaimage régional de tiers-lieux. L’examen de cette politique de soutien à la créativité et à l’innovation à partir de l’analyse du hub « Creative Valley » confirme la fonction de middleground des tiers-lieux, ce qui permet de les qualifier de nouvel « avatar » potentiel du développement territorial dans la mesure où ils s’inscrivent à nouveau – bien que sous une forme inédite – dans une logique de valorisation de ressources spécifiques et de développement à base locale.
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