Le socio-économiste Raphaël Besson, observateur de longue date des tiers-lieux et des communs urbains, aborde la transition écologique par le prisme culturel. Comment, selon lui, transformer nos modes de vie sans changer nos représentations du monde, nos valeurs, nos imaginaires ?
Sur fond d’urgence écologique, une bataille des imaginaires a cours. Elle divise les tenants du système matérialiste et techno-capitaliste qui tentent de maintenir le statu quo à l’aide de promesses technologiques ; les militants écologistes qui promeuvent une société résiliente et interdépendante du vivant ; et les effondristes qui se projettent dans les ruines de notre civilisation et cherchent à en accélérer la chute.
Dans son essai Pour une culture des transitions (éditions Lucas, 2024), Raphaël Besson se range sans surprise du côté de l’imaginaire écologiste. Sa conviction : nous ne pourrons pas parvenir à un objectif de zéro artificialisation nette, par exemple, si nous ne remettons pas en cause « nos imaginaires aménageurs ». Aussi, avec sa casquette d’expert des politiques publiques territoriales et culturelles, il propose de créer un type d’action culturelle qui vise la production de nouveaux récits, de nouveaux imaginaires à même d’accompagner la transition écologique.
L’approche culturelle, grande absente des stratégies de transition
Les transition studies, la discipline scientifique qui étudie les mutations profondes caractérisant le passage d’un système vers un autre, échouent à intégrer dans leurs recherches la dimension culturelle des transitions, se reposant plutôt sur une approche technique, voire technocentrée. Or, l’accumulation des connaissances scientifiques ne suffit pas à provoquer des changements massifs de comportement, car « les facteurs de blocage dans les stratégies de transition sont souvent d’ordre culturel, et liés à des difficultés des acteurs à coopérer ou à produire des nouveaux imaginaires », écrit-il. Il cite, à ce propos, l’action fondamentale de Rob Hopkins dans la diffusion des travaux scientifiques des transition studies. A travers ses ouvrages, il appelle à expérimenter concrètement des récits alternatifs, à vivre dès aujourd’hui le monde d’après : habitats participatifs, jardins partagés, ressourceries, etc. Cette appropriation culturelle à travers l’expérience d’utopies concrètes a eu un écho mondial et continue aujourd’hui d’infuser les imaginaires.
Paradoxalement, Raphaël Besson note qu’en France les acteurs publics des arts et de la culture ne se saisissent pas de ce levier culturel. Leur approche de la transition écologique se traduit, en effet, par des objectifs de décarbonation de leur propre secteur, et ne tient pas compte de l’influence positive que les arts et la culture pourraient avoir sur l’ensemble des secteurs. Cette approche de la culture comme dissociée du reste de la société est un héritage de l’histoire des politiques culturelles que dresse Raphaël Besson.
De la démocratisation à la facilitation culturelle
En premier lieu, la démocratisation culturelle initiée par André Malraux, puis poursuivie par Jack Lang, a visé à rendre accessible l’art au plus grand nombre avec une conception savante et élitiste de l’art, en opposition à la culture populaire. Cette politique a eu pour effet de démultiplier les offres et les équipements culturels et de pratiquer des tarifs accessibles, mais elle a eu pour conséquence le renforcement d’un establishment culturel qui est devenu seul juge de ce qui relève ou non de la culture, dénigrant au passage les pratiques amateurs et les cultures populaires, ainsi que les publics dit « éloignés de la culture » qui, de facto, sont restés éloignés. Puis, les années 1980 nous ont fait basculer vers une décentralisation des politiques culturelles, donnant aux territoires le pouvoir de mener des politiques culturelles autonomes. La culture est alors devenue un instrument d’attractivité économique des territoires, ce qui a conduit aux villes créatives, mais aussi au phénomène de gentrification et donc à l’éloignement des populations pauvres des centres urbains, ce qui a, une fois encore, fait échouer l’objectif de rendre accessible l’art et la culture à toutes et à tous.
Face à ce double échec d’un art déconnecté d’une grande partie de la population, Raphaël Besson observe un mouvement vers des politiques de facilitation culturelle et de décloisonnement de la culture, notamment visible dans les villes dirigées par des élus écologistes. Il s’agit de ne plus limiter la culture au seul secteur culturel, de laisser s’exprimer pleinement la créativité individuelle de toutes et tous et d’ouvrir les équipements culturels aux cultures communautaires : droits culturels, non-appropriation culturelle, co-construction, participation de toutes et tous à l’acte de création.
La « culture tiers-lieux » au cœur de l’approche culturelle des transitions
La politique culturelle des écologistes, que Raphaël Besson semble prendre comme modèle, s’inspire, en fait, d’une diversité d’acteurs à la croisée des enjeux écologiques et des dynamiques de création artistique : tiers-lieux culturels, collectifs d’artistes et d’architectes-urbanistes, SCIC, fablabs, etc. La culture y est utilisée comme un « ferment à partir duquel il devient possible de rassembler les acteurs et de dépasser les cloisonnements sectoriels ». Il cite La SCIC Friche la Belle de Mai et la Déviation à Marseille, le Centquatre à Paris, la bibliothèque Meriadeck et la Halle des Douves à Bordeaux, la Casemate à Grenoble, le Quai des savoirs à Toulouse, etc. Centrés sur les relations entre les personnes, les communautés et les territoires, ces projets adoptent une vision élargie de la culture qui réintègre (ou réencastre) l’art dans la société, dans le quotidien des personnes, proposant une « culture vivante » et une culture de la coopération. L’ouverture, les communs, l’expérimentation, l’hybridation, l’ancrage territorial, le rapport au vivant composent cette approche et produisent de nouveaux modes de pensée (intelligence collective, gouvernance par consentement, etc.), de nouveaux modes de production (co-production des savoirs, réserve des arts, etc.) et bien sûr de créer (droits culturels, pratiques amateurs, art environnemental, etc.). C’est cette approche culturelle qui est, selon lui, la clé pour réussir la transition des territoires, car elle implique une transformation profonde des acteurs publics eux-mêmes, en mettant en œuvre une « nouvelle ingénierie de l’action publique, fondée sur la construction d’une culture de la coopération et de nouveaux savoirs professionnels ». Cette transformation culturelle des modes de faire des acteurs publics, Raphaël Besson l’a observé, il y a quelques années, en s’intéressant aux laboratoires citoyens de Madrid, qui ont vu le jour suite à la crise financière de 2008 et au mouvement des Indignés en Espagne. Il a documenté la façon dont la municipalité s’est appuyée sur ce mouvement des fablabs solidaires et des communs urbains pour penser autrement la fabrique des espaces communs dans la ville (processus de décisions plus collaboratifs, co-construction avec les habitants…) et soutenir des pratiques écologiques plus informelles et ascendantes (esthétique de la récupération, do it yourself, jardins partagés, etc.)
L’approche culturelle des transitions à l’épreuve des territoires
L’auteur présente ensuite trois études de cas mettant en œuvre cette approche culturelle dans des projets de territoire : les laboratoires citoyens de Madrid, les pépinières urbaines de l’Agence Françaises de Développement et Valence Romans Capitale des Start-up de territoire. Dans ces projets, la culture n’est pas réduite à un secteur particulier, ni à une discipline spécifique, « les actions culturelles envisagées considèrent les cultures au pluriel, en s’intéressant (…) aussi aux modes de vie, aux usages, aux valeurs, aux traditions et aux imaginaires des territoires ». D’après son analyse, les projets jouent bien « un rôle de perturbateur institutionnel », initiant « les acteurs publics à d’autres modes de fabrique et de gestion des territoires », et amorçant « des transitions organisationnelles et culturelles significatives » avec l’apprentissage d’une culture de la participation, du faire, de la coopération, de la facilitation, de l’hybridation.
Si ces projets contribuent à la diffusion et à l’expérimentation de pratiques écologiques – réemploi, circuits-courts, agriculture biologique, etc – leur impact écologique se révèle modeste au regard des enjeux. En outre, leur incidence sur la transformation culturelle des institutions reste limitée dans le temps et dans son échelle. Ces études de cas mettent également en lumière un certain nombre d’externalités négatives de cette approche culturelle des transitions, notamment le coût de la coopération, l’appui sur l’engagement bénévole, le fonctionnement par essai/erreur, la perte d’autonomie, etc. Il note également que cette approche coopérative et participative peut masquer une délégation de service public sans transfert de moyens, ainsi qu’une instrumentalisation des artistes, dont le rôle se réduirait à produire de façon participative des nouveaux récits pour les territoires, devenant une sorte d’animateur de créativité écolo-culturelle.
Vers un nouveau genre d’action culturelle
Malgré les controverses soulevées et l’impact encore limité de l’approche culturelle des transitions, Raphaël Besson reste convaincu de son potentiel. Il s’agit donc de lui donner plus d’ampleur. Et pour lui, la seule manière d’y parvenir est d’en faire l’objet d’une nouvelle politique publique, qu’il nomme : « politique culturelle des transitions territoriales ».
Raphaël Besson détaille alors les caractéristiques idéales de cette nouvelle catégorie d’action culturelle. Elle devra, en premier lieu s’appuyer sur les acteurs tiers et hybrides qui agissent à diverses échelles de territoires et au contact d’une population hétérogène, car c’est bien au niveau local qu’il est possible d’éprouver les transformations sociales, de s’en saisir et d’y apporter son vécu, d’y confronter ses problématiques spécifiques, comme il a pu l’observer dans les laboratoires citoyens de Madrid et dans de nombreux tiers-lieux en France. Ensuite, une telle politique demandera aux acteurs publics et institutionnels de changer la façon de conduire les maîtrises d’ouvrage et les maîtrises d’œuvres. Il précise notamment que cette politique ne devra pas dépendre du seul Ministère de la Culture, mais faire l’objet d’un portage interministériel. Il annonce également que les institutions publiques devront renoncer à promouvoir leurs propres programmes et labels, pour se penser comme des partenaires parmi d’autres et apprendre à « expérimenter sans normaliser, à accompagner sans institutionnaliser, à relier sans uniformiser, à faire confiance sans sous-traiter, à échouer sans renoncer et à conduire des expériences alternatives sans pour autant les dénaturer ». En outre, pour garantir la finalité écologiste de ces politiques, les actions culturelles devront, évidemment, s’intéresser à la réinvention du rapport que les territoires entretiennent avec le vivant non humain, dans une logique de soin, de réparation et de coopération avec lui. Enfin, cette politique devra mettre au centre de ses décisions et de ses actions, les citoyens et habitants du territoire.
Avec cette politique culturelle des transitions, Raphaël Besson fait un drôle de pari, celui d’une institutionnalisation éclairée de l’action des lieux culturels tiers et hybrides. Peut-on vraiment espérer que l’institution saura elle-même faire sa révolution culturelle et ne pas dénaturer, caricaturer ou instrumentaliser le travail mené par les acteurs des transitions ? Sera-t-il vraiment possible d’éviter le formatage des imaginaires, la bien-pensance, l’injonction à la positivité, la moralisation des modes de vie, l’opportunisme ou la récupération politique ? Il justifie ce risque au regard de l’impact conséquent qu’une telle politique pourrait avoir sur la transformation de nos modes de vie face à l’urgence écologique. Sans doute compte-t-il sur les tiers-lieux, les lieux hybrides, les artistes, les habitants, les citoyens pour détourner le cadre si celui-ci devient contre-productif… En outre, les budgets alloués à une action culturelle des transitions pourraient bien échapper largement aux acteurs tiers et hybrides au profit d’institutions culturelles traditionnelles qui cherchent à combler les baisses de financement public à leur endroit. Enfin, à l’aune du résultat des élections européennes et du climat politique français, l’appel de Raphaël Besson aux élus afin qu’ils se « saisissent pleinement des transitions et apprennent à refaire de la politique avec les cultures » prend un tout autre sens, bien malgré lui. C’est donc un pari risqué, mais le besoin de transformer nos imaginaires est incontestable.
Raphaël Besson, est directeur de Villes Innovations, chercheur associé au laboratoire PACTE-CNRS et co-fondateur du Laboratoire d’Usages Culture-Art-Société (LUCAS).
Cet article est publié en Licence Ouverte 2.0 afin d’en favoriser l’essaimage et la mise en discussion.