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Gouvernance en habitat collectif : habiter ou travailler ?

Analyse croisée des modes de gouvernance de la Jolie Colo (Vercors), la Fabrique des Luddites (Royans) et du Moulinage de Chirols (Ardèche Sud)

28 novembre 2024

A l’été 2024, en lien avec le Hors Série Horizons Publics “Tiers-lieux en ruralité” co-conçu avec l’Observatoire des Tiers-Lieux, son responsable éditorial Arnaud Idelon dédie dix jours à une transhumance en van, entre Vercors, Royans, Drôme et Ardèche à la rencontre de tiers-lieux en ruralité et/ou en zone de montagne. Comme points de chute : la Jolie Colo à Autrans-Méaudre (Vercors), la Fabrique des Luddites à Chatte (Royans) et le Moulinage de Chirols (Ardèche). Le point commun de ces lieux ? Hybrider activités culturelles, nourricières et artisanales, réunir habitants et habitantes historiques de ces territoires et “néo-ruraux” et organiser la co-présence d’activités et d’habitat. Cet article décrypte le fonctionnement de ces trois tiers-lieux au prisme d’une gouvernance qui s’écrit au quotidien, associant celles et ceux qui y habitent et celles et ceux qui y travaillent.

C’est  une ancienne colonie de vacances de la Ville de Grenoble, sur le plateau du Vercors, que trois couples décident d’acheter pour y habiter et déployer leurs activités. Outre les logements des six personnes, la Jolie Colo accueille désormais des résidences artistiques sur un plateau équipé d’un parc lumière et son, d’un fablab (avec notamment des machines dédiées à la couture), des locaux d’activité d’un boulanger, d’une parcelle de culture d’herbes aromatiques et médicinales cultivée par trois habitantes du plateau, un atelier de scénographie et muséographie et celui d’un fabricant d’instruments de musique, un espace de coworking et quelques chambres pour accueillir artistes résidents, ami.es de passage, ou personnes en formation. 

A moins d’une heure dans le verdoyant Royans, une ancienne fabrique de tulles du 19ème siècle héberge un “lieu de vie, d’échange et de transmission, dédié à la rencontre des arts, de l’artisanat et de l’écologie”. Résolument tourné vers l’apprentissage par le Faire, le lieu est fondé par Xavier Antin, artiste et gérant d’un atelier collectif d’artistes à La Courneuve, qui a  fait  l’acquisition de ce  lieu situé à quelques kilomètres de son lieu de naissance. Dans ce lieu en rénovation depuis quelques années, des projets pédagogiques ou artistiques, en lien étroit avec le vivant, rassemblent artistes, artisans, designers, architectes et musiciens sur des temps de résidence ou de diffusion. Lieu de vie, la Fabrique des Luddites rassemble plusieurs habitants et inclut une colocation étudiante. 

A Chirols, en Ardèche Sud, une ancienne usine de fil de soie est devenue, en 2015, sous l’impulsion du collectif du Moulinage de Chirols, un lieu ouvert hybridant habitat participatif, activités artistiques et artisanales, événements et de nombreux chantiers participatifs. Les 23 fondateurs et fondatrices ont signé l’acte d’achat en 2019 et vivent, pour quelques uns, déjà sur place au contact quotidien de ce lieu immense pour y construire dortoirs, sanitaires, salles polyvalente, cuisine, foyer, bureaux, ateliers de construction… A terme, le Moulinage de Chirols intégrera un pôle culturel (résidences artistiques et salle de spectacle), un espace de coworking, une ruche d’activités d’artisans locaux (menuiserie, sculpture, transformation de fruits et légumes), une cantine participative et un espace d’hébergement temporaire cohabitant avec les domiciles de 30 résidents permanents. 

La Jolie Colo, la Fabrique des Luddites et Le Moulinage de Chirols, nés tous trois d’une dynamique d’habitat participatif en ruralité, peuvent être assimilés à des éco-lieux mais affirment une dimension tiers-lieu par l’ouverture sur le territoire permise notamment – en creux de nombreux événements ou chantiers participatifs – par la composante activité, rassemblant, au-delà du premier cercle des habitants et habitantes, de nombreux artistes, artisans, entrepreneurs et volontaires du territoire. Ces lieux du Faire se font ainsi catalyseurs du dynamisme local. Chacun et chacune viennent y miser sur la mutualisation, l’échange pair-à-pair, la dynamique collective d’un espace de travail partagé. 

Mais cette pluralité d’usages ne va pas sans conflit d’usage. Cela entraîne des formes de gouvernance ad hoc, pensées en recalcul constant avec le contexte, ménageant le savant équilibre entre charpente et mouvement dont parle David Vercauteren dans Micropolitiques des Groupes “La charpente peut ouvrir au mouvement mais elle ne peut pas le créer, elle peut freiner le mouvement mais elle ne peut pas l’empêcher (…) Dans une histoire collective, deux lignes vont cohabiter : tantôt le groupe produira une énergie qui bousculera la charpente qu’il s’est fixé ; tantôt une devenir fonctionnaire s’emparera de lui. Et il n’y a pas d’exclusivité : les deux mouvements peuvent avoir lieu au même moment, chacun avec des intensités différentes.” David Vercauteren, Micropolitiques des groupes. Pour une écologie des pratiques collectives, Editions Amsterdam, Paris, 2018, attentives aux désirs, besoins et représentations des parties-prenantes plurielles qui font ces lieux au quotidien. 

Habiter ou travailler, faut-il choisir ? 

Si la cohabitation des usages peut parfois être complexe et nécessite écoute et compromis entre celles et ceux qui font le lieu, la coprésence de l’activité et de l’habitat est riche de nombreux potentiels. Pour Perrine Faillet, de la Jolie Colo, elle permet ainsi la complémentarité des savoir-faire et de savoir-être, l’ouverture à la diversité et les rencontres inattendues, la réhabilitation et l’optimisation du bâti existant mais également “le plaisir d’entreprendre collectivement, la satisfaction d’agir pour l’intérêt commun, la créativité et la puissance d’agir individuelle et collective (…) L’indépendance et l’autonomie des logements permet le retrait ponctuel de la vie collective pour celles et ceux qui le souhaitent. La présence quotidienne des habitantes et habitants, qui sont également propriétaires, bailleurs et travailleurs (pour certains), favorise le soin porté au bâtiment et à son bon fonctionnement. Par ailleurs, d’un point de vue impact écologique (emprise sur les espaces naturels, énergie, infrastructures, rénovation…) cela permet d’optimiser l’usage d’un bâti déjà existant qui est aujourd’hui occupé 100% du temps. Dans notre cas, il faut prendre en compte que les habitants sont également les porteurs du projet et les propriétaires, donc très impliqués à de nombreux niveaux, ayant fait le choix de vivre cette aventure sur le temps long. Notre collectif s’est accordé dès le départ sur l’idée que les enjeux des activités étaient plutôt « prioritaires » par rapport à ceux de l’habitat même si ceux-ci doivent être pris en compte pour que la vie sur place reste agréable. Au fil des années, notre vision commune s’est affinée et nous sommes de plus en plus portés par le projet lui-même, par ce qu’il « raconte politiquement  » et par les perspectives qu’il ouvre. Il y a donc une forme d’engagement qui sous-tend notre manière d’habiter le lieu, même si elle n’est pas nécessairement explicitée. Il est également à noter que ce groupe de six fondateurs-habitants-usagers-propriétaires pilote la plupart des aspects du projet. En ce sens, nous avons le sentiment d’avoir  » notre destin en main « , une certaine puissance d’agir qui nous donne confiance et nous rassure. Nous avons conscience de la forte dépendance du projet à ce groupe pilote et cela nous invite à prendre prioritairement soin de lui et des relations qui le font vivre.

Au Moulinage de Chirols, la propriété collective est une réponse à un marché immobilier saturé rendant complexe tant l’habitat sur le territoire que le développement d’activités. Selon Alexandre Malfait, membre du collectif d’architectes l’Atelier Bivouac, cofondateur et habitant du Moulinage de Chirols : “De plus en plus d’espaces en milieu rural sont occupés temporairement pour des résidences secondaires et par de la location touristique de type Airbnb. Le marché locatif est saturé et la montée des taux d’intérêt ces dernières années a rendu le marché de l’achat d’une résidence principale impossible pour de nombreux ménages. Nous nous engageons, dans ce projet, à créer des espaces d’activité et d’habitat avec une présence à l’année qui soient au bénéfice du plus grand nombre. En fonction des disponibilités, toute personne peut solliciter l’accès à un espace d’activité ou d’habitat. Celui-ci est conditionné à un engagement à participer à l’œuvre d’intérêt général au service d’un projet de territoire, en donnant du temps de travail sur le chantier d’auto-réhabilitation, ainsi que dans des commissions de travail thématiques.” Cette approche permet d’allier puissance d’agir collective et projet de territoire, grâce au temps long permis par l’acquisition foncière des membres fondateurs. Un temps long nécessaire pour réhabiliter un bâtiment vétuste de 12 400 m2 en privilégiant une démarche de programmation ouverte à l’écoute des potentiels et contraintes du site, attentive à laisser survenir des usages non anticipés dans une dynamique collective avec celles et ceux qui ont l’usage du bâtiment. La permanence architecturale, amorcée en 2019 et toujours en cours aujourd’hui, devient le levier d’un apprentissage collectif au contact d’un site réhabilité, avec de nombreux chantiers collectifs comme situation de mise en circulation des savoirs et savoir-faire entre habitants, travailleurs, bénévoles et résidents. 

Il faut noter que les deux composantes activité et habitat doivent embrasser la même rythmique pour ne pas générer de déséquilibre dans le développement du lieu et le déploiement de son écosystème. Ainsi, pour Xavier Antin de la Fabrique des Luddites, l’habitat est “définitivement la vie du lieu, son âme, sa dynamique mais cela comprend aussi des limites : la vie du lieu ne peut pas se développer beaucoup plus vite que l’implication de ses habitants, au risque de les emprisonner.”

Habiter ou travailler, par quoi commencer ? Comment articuler deux usages et deux temporalités dans un lieu ? A la Jolie Colo, c’est l’activité qui arrive en premier avec le souhait initial d’habiter à proximité du lieu de travail. L’acquisition d’un bâtiment permettant d’allier les deux tombe à point nommé. Aujourd’hui, les espaces d’habitat jouxtent les espaces d’activité, avec une partition induite par les usages : les espaces d’habitation aux étages, ceux d’activité en rez-de-chaussée. Les travaux sur les logements ont été achevés dans un second temps, la priorité ayant été donnée aux locaux d’activité. Perrine Faillet détaille ainsi le fonctionnement des espaces : “Les différents usages cohabitent toute la semaine à l’exception du dimanche qui est « réservé » à la vie des habitants. De la même manière, les activités en soirée sont cadrées. Si l’activité en soirée génère du bruit par exemple, les habitants donnent ou non leur accord pour que celle-ci ait lieu.”

A la Fabrique des Luddites à l’inverse, c’est l’habitat qui précède l’activité. Ainsi, pour Xavier Antin, c’est le socle à partir duquel construire, le garant de l’énergie collective et de la présence permanente sur le site d’un noyau dur de personnes. Une conviction liée à la genèse du projet : “J’habite sur place, je suis fondateur de la SCI propriétaire du site et de l’association porteuse du projet. J’ai été ensuite rejoint par des habitants associés contributeurs au développement du projet global, et des habitant.e.s non associés mais impliqués sur le projet associatif à différents degrés (en portant un projet spécifique ou en tant que simple bénévoles). Il y a aujourd’hui 10 habitants permanents répartis sur 4 appartements. Nous avons choisi de commencer par les habitations, en réponse à un besoin premier et à des impératifs économiques, mais cela aurait pu se passer à l’inverse. La cohabitation des habitants et de l’activité est une question au cœur du développement du projet. Cela implique de veiller à ce que les habitants puissent jouirent d’une vie privée sans être trop impactés par les activités de l’association, qu’ils ou elles soient libres de s’impliquer ou pas dans les différents projets initiés et ce à leur façon, tout en créant des règles les incitant à le faire, mais aussi de soutenir en priorité les projets qu’ils ou elles souhaitent porter ou voir émerger. Si les membres actifs de l’association, porteur.euse.s de projets, sont plus nombreux que les habitants, ils demeurent au cœur des préoccupations puisqu’ils sont les premiers impactés. Bien qu’attenantes, les habitations (4 appartements et un gîte tout équipés) sont indépendantes des espaces de l’association qui rassemble les parties communes (sauf la buanderie commune qui appartient aux habitations). Ainsi les parties communes sont à usages optionnelles et sont occupées pour les projets et les évènements plutôt que pour la vie quotidienne (sauf durant la phase de chantier des habitations). De même, une petite partie du terrain, à l’arrière des habitations, est strictement réservée aux habitants. En termes de temporalité, l’activité de l’association est saisonnière, du printemps à l’automne, avec une pause au mois d’août. Laissant aux habitants des temps off pour se réapproprier le site et préparer la prochaine saison.”

Au Moulinage de Chirols, nous glisse Alexandre Malfait, si activité et habitat ont été pensés conjointement dans le projet et dans le phasage des travaux, l’une des composantes avance plus vite que l’autre du fait de variables économiques et bâtimentaires : “La mise en usage se fait au fur et à mesure que les travaux avancent. Globalement la partie activité avance plus rapidement que la partie habitat car il est plus facile de trouver des financements de type tiers-lieu culturel qu’habitat partagé, mais aussi parce que le niveau de réhabilitation et de finition est moins exigeant pour des ateliers que pour des appartements”. 

Quelle gouvernance pour des usage(r)s multiples ?

Comment, dans ces lieux où s’hybrident activité et habitat, traduire cette pluralité d’usages – et les potentiels conflits d’usages qu’ils induisent – dans des formes de gouvernance adaptées ? Si la gouvernance est un système complexe, articulant usages, statuts, responsabilité, risque financier, représentation externe, ancienneté, vision et valeurs, comment rendre compte de l’ensemble de ces composantes ? A fortiori dans un lieu où, derrière l’usage de l’habitat, se dessine l’enjeu de la propriété. 

Au sein de la SCIC du Moulinage de Chirols, la traduction juridique de ces usages multiples vise l’équité. “En tant que coopérateurs et coopératrices de la même coopérative, habitants et porteurs d’activité ont le même poids dans les prises de décision concernant le lieu” résume Alexandre Malfait. 

A la Fabrique des Luddites, où une SCI porte le foncier (et donc l’habitat) et l’association les activités, le montage distingue différents niveaux d’implication et périmètres de décision. “Tous les habitants payent un loyer qui contribue au remboursement du prêt contracté pour l’achat du site et la rénovation des habitations et d’un gîte attenant. Hormis les habitations, la majeure partie du site (1100m2 de bâtiments et 9000m2 de terrain) a été confiée en bail emphytéotique à l’association qui paye une redevance mensuelle relativement modeste à la SCI. L’association est en charge de la rénovation des bâtiments qui lui ont été confiés afin de mener ses activités. In fine, la SCI est vouée à devenir un fond de dotation, avec un board constitué des habitants, avec l’association comme structure de contrôle.  Au niveau de la gouvernance de l’association, cela se traduit par une distinction entre membres adhérents sans droit de vote (usagers) et membres actifs avec droits de vote (porteurs de projets). Parmi les membres actifs, les voies des habitants comptent doubles et le nombre de porteurs de projets non habitants ne peut excéder le double des habitants impliqués comme porteurs de projet moins un. Ainsi par exemple, si 7 habitants sur 10 sont impliqués en tant que porteurs de projets (14 voies aux votes), il ne pourra y avoir qu’un maximum de 13 porteurs de projets extérieurs (13 voies aux votes)” décrypte ainsi Xavier Antin. 

Des choix assez proches de ceux retenus à la Jolie Colo, avec la présence d’une SCI et d’une association, qui, toutefois considère les flux économiques différemment. “D’un point de vue économique, les logements et les locaux d’activité sont dissociés. Les habitants sont propriétaires de leur logement (= 3 x 1 lot), la SCI est propriétaire des locaux d’activités (=13 lots). L’ensemble est structuré en copropriété classique ». Les habitants ont financés les travaux liés à leur logement de manière indépendante, chacun selon son souhait, avec ou sans emprunt bancaire. La SCI rembourse un emprunt bancaire via la location de ses locaux aux entreprises. L’association La Jolie Colo, qui occupe 3 espaces appartenant à la SCI (salle de création, salle de réunion, atelier fablab), ne paye pas de loyer (= contrat de prêt sur 10 ans, renouvelable). Les habitants et les associés de la SCI sont, pour l’instant, les mêmes personnes. Elles se réunissent à minima une fois par semaine pour prendre les décisions qui les concernent en tant qu’habitants, mais également qui concernent la gestion du bâtiment et des locations aux entreprises. Les décisions qui concernent les activités de l’association sont prises à différents niveaux : soit au niveau des cercles (sur le principe d’un fonctionnement inspiré de l’holacratie/sociocratie), soit au niveau de l’assemblée de tous les membres « actif•ves » du lieu (travailleur•ses, bénévoles actifs dans les cercles, habitants…). Les personnes investies dans le portage d’activités sur le lieu sont impliquées sur une partie de la gouvernance, dans le cadre de la structure associative. Elles ont un pouvoir de décision dans les  » cercles  » au sein desquels elles sont parties prenantes et agissent (par exemple le cercle des travailleurs), mais également à l’échelle plus large de l’assemblée générale quand les décisions concernent l’ensemble des parties. Toute personne ayant un usage quotidien du lieu ou s’impliquant fortement dans un des projets de l’association est considérée comme membre  » actif•ve  » avec un pouvoir délibératif” explique ainsi Perrine Faillet. 

Des gouvernances “au fil de l’eau” 

Notre fonctionnement est un horizon vers lequel nous avançons progressivement pour ne pas fragiliser l’équilibre existant. Comme sur beaucoup d’autres aspects du projet, nous inventons au fil de l’eau une gouvernance  » sur mesure « , au plus proche des besoins et des profils des différentes parties-prenantes” formule Perrine Faillet à propos de la gouvernance de la Jolie Colo. Si les montages ainsi exposés semblent en cohérence avec les différentes facettes du projet, la gouvernance a suivi –  à la Fabrique des Luddites, au Moulinage de Chirols comme à  la Jolie Colo un processus itératif, s’adaptant en permanence aux secteurs pivots du projet et à mesure du développement du lieu et des configurations sociales qu’il génère, anticipant les jeux d’équilibre / déséquilibre dans les rapports de pouvoir qui interviennent dans toute aventure collective.

Dans le collectif du moulinage il se trouve que le noyau dur des fondateurs est surtout composé de futurs habitants qui ont veillé progressivement à laisser la place à des nouvelles arrivées (en majorité des porteurs d’activités). A l’épreuve du temps on réalise de fait que c’est peut être plus naturel de s’impliquer bénévolement sur son lieu d’habitat (son quartier) que son lieu d’activité” explique  Alexandre Malfait. Habiter recouvre un spectre d’usages et coïncide avec une temporalité potentiellement plus importante que le fait d’exercer une activité au Moulinage de Chirols. Dès lors, malgré l’équité voulue dans les statuts de la coopérative, des asymétries peuvent apparaître dans les contributions à la vie du lieu et, chemin faisant, dans l’information et du temps dont l’on dispose pour contribuer à la gouvernance et, en fin de compte, atteindre la légitimité à décider. 

Un constat inverse est dressé par Xavier Antin à la Fabrique des Luddites, avec une hyperactivité des porteurs de projets et une forte volonté de contribution au lieu, en face d’un engagement moindre, à ce moment du projet, de la part des habitants. Il s’agit de “veiller à maintenir l’équilibre entre les droits et libertés des habitants et le dynamisme de l’activité. Le projet est relativement jeune, les structures et règles proposées sont à la fois issues de scénarios anticipés et des premières expériences vécues. Notamment : il est difficile d’attendre des habitants qu’ils s’impliquent effectivement, il n’y a que des conditions propices et incitatives, ainsi qu’un casting heureux qui peut y contribuer. De même, l’évaluation de la pression du collectif et de la vie associative sur les habitants est absolument subjective et dépendante de la sensibilité et du moment de vie de chaque individu. Le plus favorable semble être de maintenir des échanges informels réguliers entre les habitants en dehors de l’association, et une implication forte des habitants dans l’association de sorte qu’elle avance à leur rythme.

Autant de jeux de balancier, à chaque moment d’un projet, où des équilibres nouveaux émergent au sein de configurations sociales en oscillation permanente. Pour Perrine Faillet, ces rapports de force s’observent à un autre niveau : “Ce n’est pas tant la distinction entre habitat et activité qui influe sur la gouvernance mais plutôt le rapport propriétaire/locataire qui induit nécessairement des responsabilités différenciées et des engagements réciproques assez « cadrés » (par exemple via des contrats, des baux…). Cependant, nous ne voyons plus cela comme un problème car, les années passant, nous observons qu’un équilibre s’est construit entre les différentes parties prenantes. Nous nous laissons la possibilité de faire évoluer les choses dans l’avenir. Le principal problème auquel nous sommes confronté est que les personnes qui travaillent au quotidien dans le lieu semblent avoir du mal à se sentir  » concernées  » par l’association alors même que celle-ci est le cadre « officiel » de la plupart de nos interactions (quand, par exemple, nous coopérons pour l’organisation d’un marché de producteurs, animons des portes ouvertes, accueillons des artistes en résidence…etc). Cela est probablement lié à la dynamique à 2 vitesses du projet (avec d’un côté des porteurs-propriétaires et de l’autre des usagers-locataires) mais peut-être aussi à la frontière qui, dans nos sociétés, sépare habituellement le monde du travail (vie pro) de celui de l’engagement associatif (vie perso).” 

A la Jolie Colo, au Moulinage de Chirols comme à la Fabrique des Luddites s’exprime un mouvement permanent par lequel une communauté prend son destin en main, reconfigure les rapports de pouvoir, dessine un faisceau de règles pour mieux l’adapter à chaque jurisprudence du réel. Un mouvement proche de celui décrit par David Vercauteren dans Micropolitiques des Groupes ou encore Pascal Nicolas-Le Strat dans son ouvrage Le travail du commun : “Le travail du commun est un travail situé et un travail continué. Il est situé car un “commun” est conçu et construit par une communauté de personnes concernées qui s’engagent à produire et à administrer une ressource en tant que ressource commune, qui restera donc conséquemment l’affaire de tou-te-s tout en veillant à toujours intéresser chacun. Un commun le demeure s’il maintient un lien étroit, indéfectible, avec les nécessités et les espoirs de cette communauté de pratiques/ de ce collectif autonome qui est garant de son administration démocratique et comptable de sa préservation pour l’avenir. Dès que ce lien se relâche, l’idéal commun s’affaiblit. Un commun ne peut s’affranchir de la communauté démocratique qui l’a institué et qui répond de son développement. Il ne possède pas d’autre consistance que celle que lui octroient ces personnes associées à l’occasion des activités qu’elles engagent ensemble. Il ne peut s’indexer sur nulle autre réalité que celle des coopérations et des co-créations expérimentées au sein de cette communauté de référence. Il ne dispose de nul autre “lieu” où s’incarner que celui de l’ambition démocratique et de la conquête d’autonomie propre à cette communauté. Un commun réside fondamentalement à l’endroit où il a été désiré et où il continue à être investi, projeté, habité. S’il se coupe de la dynamique sociale qui l’a fait naître, il cesse d’être activé et soutenu. Pour résister, il a besoin sans cesse d’être ré-attesté par un désir collectif, ré-engagé dans de nouvelles pratiques, ré-incorporé dans des dispositifs et dispositions établies à son dessein. Sa vitalité, il la tire de la force des idéaux qui ont présidé à son instauration et de la créativité des expériences qui, sans relâche, le font exister, lui ouvrent de nouvelles perspectives, l’enrichissant de nouvelles compétences. Un commun insiste et persiste à la mesure des dispositifs démocratiques instaurés pour l’administrer et des normes d’activités librement partagées par les personnes concernées.”

Ainsi, Perrine Faillet anticipe-t-elle déjà le prochain pivot de la gouvernance de la Jolie Colo : “Une prochaine étape, à mes yeux, sera de rendre accessibles à tous, les informations importantes pour comprendre  » le pourquoi du comment  » et le  » qui fait quoi  » (= la genèse du projet, les outils et documents disponibles, le fonctionnement actuel, …), ceci afin de faciliter l’intégration, la communication, la contribution des membres et leur implication dans la gouvernance. Des supports plus « matériels » pourraient également être mis à disposition dans le lieu lui-même (album photo, récits, documents explicatifs, dessins…etc), en complément de ceux déjà existants.” 

Autant de bifurcations, passées et à venir, pour ces lieux en chemin. 

Cet article est publié en Licence Ouverte 2.0 afin d’en favoriser l’essaimage et la mise en discussion.