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Qu’est-ce que la recherche et les tiers-lieux peuvent s’apporter ?

La recherche, un maillon fort de l’identité des tiers-lieux

9 juillet 2025

C’est sous la forme de retours d’expérience de plusieurs structures – Les Cinq Toits à Paris, La Ferme de l’Abbatiale en Loire Atlantique, La Vigotte Lab dans les Vosges – qu’est abordée lors de Faire Tiers-Lieux la place de la recherche en tiers-lieux. À la fois prolongement d’un travail de terrain, objet de recherche pertinent pour les laboratoires, mais aussi source de coopérations territoriales et enjeu de légitimation en interne comme pour les financeurs, et si la recherche en tiers lieux apportait autant à ces foisonnants terrains d’enquête que l’inverse ? Intervenants : Alice Flamand et Elona Hoover (Les Cinq Toits), Noémie Mouret et Sébastien Logodin (La Ferme de l’Abbatiale), Juliette Focki et Antoine Daval (La Vigotte Lab) Animation : Cécile Gauthier (France Tiers-Lieux)

La place de la recherche en tiers-lieux semble aller de soi. Lieux d’expérimentation par essence, ils sont le terrain idéal de l’observation et de l’évaluation pour une grande diversité de disciplines scientifiques. De l’autre côté, la recherche en tiers-lieu et ses résultats se révèlent précieux dans la légitimation de son action en interne ou auprès des financeurs. C’est ce qu’explique l’ex directrice générale adjointe de l’association Yes We Camp, Alice Flamand, qui était il y a peu coordinatrice du tiers-lieu Les Cinq Toits.

Situé dans une ancienne caserne de gendarmerie du 16e arrondissement de Paris, le lieu a accueilli jusqu’à 350 personnes entre 2018 et 2023, principalement des publics exilés et en situation de précarité, ainsi que 38 structures de l’économie sociale et solidaire : artisans, artistes, entreprises et associations. Objectif : créer un contexte « le plus propice possible » à l’inclusion sociale et à l’insertion des personnes accueillies, en favorisant le tissu social, relationnel et professionnel, et en accompagnant les démarches administratives et d’insertion. Lors de la dernière année du projet est né le souhait d’évaluer l’utilité sociale du projet. Pour cela, un accompagnement et un regard extérieur ont été jugés précieux pour en tirer un bilan formalisé et diffusable, et un appel à projet de recherche a conduit à l’arrivée de deux chercheuses. L’objectif de leur travail a été de « mesurer et mieux comprendre l’impact, au-delà des intuitions, de cette relation assez singulière qu’est l’accompagnement social des personnes » ; et « savoir si on avait répondu aux objectifs initiaux du projet ». Parmi les questions posées par le lieu aux chercheuses, détaille Alice Flamand, « comment est-ce que les équipes sociales vivent leur environnement de travail ? Comment le fait de vivre aux Cinq Toits impacte le quotidien des personnes hébergées ? Comment le perçoivent-elles ? Comment comprennent-elles le projet du lieu ? Quel impact le fait d’établir à cet endroit peut avoir sur le développement des structures partenaires, sur leur activité économique ? Quel est l’impact de la dimension interculturelle dans les échanges ? ». Des questionnements qui introduisent déjà une démarche d’analyse au sein de son activité, étayée par un constant travail de collecte et de documentation « au fil de l’eau ».

Cette posture consistant à voir dans son lieu la matière d’un exercice de recherche est a fortiori celle présentée par Sébastien Logodin, directeur technique de chantiers d’insertion au sein de La Ferme de l’Abbatiale, située à Saint-Gildas-des-Bois, en Loire-Atlantique. Cette abbaye de plus de 1000 ans accueille aujourd’hui une activité maraîchère (notamment de pommes) et une activité menuiserie, supports, via ses sept postes équivalents temps plein, à de la formation en agroécologie, aux visites pédagogiques ou professionnelles, et à l’insertion par la production agricole. Or, comme le souligne Sébastien Logodin, « on y fait de la recherche depuis longtemps sans la formaliser comme telle. »

Ainsi, les chantiers d’insertion agricole, démarrés en 2005, opèrent une bascule vers l’agroécologie en 2012-2013. Un accompagnement et des formations par l’association Terre et Humanisme sont alors mises en œuvre, avant des expérimentations in situ (travail sur la fertilité du sol, nouveaux partenariats, mise en place de circuits courts, etc.), aboutissant à un diagnostic final de la ferme par Terre et Humanisme. Il en va de même en ce qui concerne l’élevage (poules anciennes et béliers) qui suit un protocole défini par l’INRAE. Dans ce contexte, La Ferme de l’Abbatiale a « depuis plusieurs années » accueilli un chercheur de l’Université Rennes 2 pour une publication autour de la « transition nette », et, dernièrement, Noémie Mouret, pour sa thèse sur le volet Pôle Territorial de Coopération Économique du Nord-Ouest de la Loire Atlantique (PTCE-NOLA).

Un contexte semblable est exprimé par Antoine Daval, co-fondateur et président de l’association de La Vigotte Lab, tiers-lieu situé dans un hameau d’une douzaine de bâtisses, au cœur d’une vallée des Vosges, « entouré d’un tiers de forêt, un tiers de pâture et un tiers de zones humides sensibles ». De par son emplacement géographique, les activités économiques du milieu – agroforesterie, hôtel-restauration, résidentiel – et sa sensibilité aux conséquences du changement climatique, le tiers-lieu est « un échantillon de territoire » qui justifie d’être pris comme support de travaux de recherche, en « partant du réel, du vivant, de ce qu’on peut observer tout de suite, en mode recherche-action, par différentes disciplines ». Cette combinaison de facteurs offre non seulement l’opportunité « d’observer ces données, mais de les vivre. »

Pourquoi la recherche s’intéresse aux tiers-lieux ?

Il était donc logique, pour Antoine Daval, « de poser, nous, des questions à la science ». Selon lui, «l’expérimentation en conditions réelles, c’est dans l’ADN des tiers-lieux, qui font globalement tous de la recherche ». Reste à intéresser les laboratoires de recherche. En cela, les expériences semblent aussi diverses que les projets présentés.

Du côté de la Vigotte Lab, c’est la dynamique globale du projet et les relations construites sur le territoire avec les laboratoires de recherche qui ont prolongé une rencontre et une « relation de confiance » entre le tiers lieu et le Laboratoire ERPI, (pour Équipe de Recherche sur les Processus Innovatifs, rattaché à l’Université de Lorraine) vers le projet de recherche. La situation diffère pour les Cinq Toits, sur lesquels a travaillé Elona M. Hoover, alors chercheuse indépendante, aujourd’hui chargée de recherche à l’Université de Brighton, en Angleterre. Avec Izabel Galvao, aujourd’hui maîtresse de conférence à l’Université Paris 8, elles venaient toutes deux de réaliser un travail de recherche sur Les Grands Voisins, tiers-lieu parisien également porté par Yes We Camp. C’est ensemble qu’elles ont décidé de répondre à l’appel à projet de recherche déposé par les Cinq Toîts, « en essayant de prendre en compte les contraintes de temps, de financement, et en proposant une approche de recherche collaborative ». C’est-à-dire en co-construisant le plus possible l’approche évaluative des objectifs formulés à terme par l’équipe – autour de l’inclusion sociale et professionnelle, ainsi que sur la ville inclusive (ou non) des publics internes et externes – et en s’appuyant sur « la très grande réflexivité de l’équipe » sur son travail.

Autre cas de figure enfin pour La Ferme de l’Abbatiale, où Noémie Mouret est intervenue via la Coopérative IDÉAL, une société de l’ESS qui agit pour le développement économique local, dans le cadre d’une Convention industrielle de formation par la recherche (Cifre). Cette convention permet à la structure d’accueil de bénéficier d’une aide financière pour recruter un jeune doctorant, encadré par un laboratoire public de recherche. Une partie de son temps est dédiée à des missions opérationnelles dans une structure, une autre à l’activité de recherche. C’est en étayant son sujet de thèse sur les dynamiques de coopérations au sein du Pôle Territorial de Coopération Économique du Nord Ouest de la Loire-Atlantique (PTCE NOLA) qu’elle rencontre la Coopérative IDEAL, en pleine interrogation sur l’évaluation de son action sur le territoire. « Comment continuer à coopérer ensemble pour transformer notre territoire, mieux se comprendre et s’améliorer ? ». Sur cette base commune se co-construit la thématique de recherche, avec pour point de départ une cartographie du pôle de coopération, et comme lieu ressource La Ferme de l’Abbatiale. « C’est par ce tiers-lieu que je commence à pouvoir décrire qui fait partie du PTCE, dans quelle mesure, quelles influences, avec quels mouvements, etc. et à pouvoir produire des résultats de recherche. »

Se comprendre et essaimer

Car voilà bien l’une des vertus du travail de recherche en tiers-lieux attendues par les acteurs de terrain que de mieux se comprendre en exercice. « En arrivant à la Ferme de l’Abbatiale, je me dit : “OK, vous avez besoin d’expliquer ce que vous êtes en train de faire, et moi, j’ai aussi besoin d’expliquer ce que vous êtes en train de faire” », se souvient Noémie Mouret, qui co-imagine alors avec Sébastien Logodin « des outils simples et intelligibles pour pouvoir communiquer sur la structure, tout en construisant des objets et des résultats de recherche », autour des dynamiques de coopération, de gouvernance et des interrelations au sein du tiers-lieu et du PTCE. « Ça me permet de montrer comment PTCE et tiers-lieu, espace de structuration concret de la coopération, sont liés ; ça, c’est un résultat de recherche. »

C’est encore la co-construction qui prévaut dans le cadre des Cinq Toits, où la trame d’évaluation est issue d’un cycle de réunions, d’ateliers et de restitutions participatives avec l’équipe de coordination, ainsi que des documentations produites en amont. Avec comme conséquence, le fait de « se mettre dans une démarche réflexive, poussée et d’avoir des échanges entre nous, professionnels d’horizons variés (travail social, artisans, artistes, entrepreneurs, résidents), pour mettre en commun notre vécu de ce lieu et mieux mettre en partage ce qu’on y vivait ». Conçu pour être appropriable et diffusable, le travail de recherche a ainsi permis de « mieux faire comprendre en interne, au sein de l’association Aurore, la démarche qu’on portait et permettre à des collègues de s’approprier des briques du travail mené – ce qui a bien fonctionné – ou d’identifier les écueils de ce type de configuration d’accompagnement social. Même chose enfin à la Vigotte Lab, où la recherche se co-construit de facto avec les sujets et les objets de l’étude présents sur place, constituant en temps réel le discours et la pratique, en particulier l’adaptation au changement climatique. Antoine Daval :

« Le fait de pouvoir ressentir et vivre ces impacts, côtoyer les acteurs en stress autour de ces problématiques, et rencontrer sur le terrain et par nos espaces de convivialité les différentes disciplines, les chercheurs, les étudiants, les praticiens, permet très vite de résoudre ce problème difficile pour la recherche qui est de casser les cloisonnements. De fait, la recherche devient forcément systémique. »

Se raconter et se légitimer

Pour Antoine Daval, la raison de cet intérêt suscité par le tiers-lieu et sa démarche de recherche est que toutes ces découvertes ou documentations peuvent servir à d’autres territoires – en l’occurrence ruraux – qui n’ont pas les moyens de financer ou d’attirer ces compétences de recherche. « On a un rôle, les tiers-lieux en général, qui peut être déterminant pour importer et diffuser de la recherche sur les territoires, y compris très ruraux. »

Dans le cas précis de La Vigotte Lab, c’est par exemple interroger les conditions de renaissance d’une bioéconomie locale, quand « historiquement, ici c’est une vallée agricole de fermes dédiée à de la productions vivrières. » En ligne de mire, pour Antoine Duval, « que la recherche-action appliquée puisse toucher les politiques publiques le plus vite possible ». Au-delà de l’interne, ou des politiques publiques, se pose en effet la question de la destination de ces recherches. À l’image du lieu vosgien, l’expérience des Cinq Toits a aussi intéressé les professionnels du champ social, avec « énormément de visites, de mémoires de recherche ». L’étude a permis aux Cinq Toits d’enrichir l’échange avec les « financeurs » avec des indicateurs plus qualitatifs que les seuls chiffres de taux d’emploi, de personnes entrant en formation ou démarrant une activité : parcours, évolution de l’aisance relationnelle, capacité à nouer des liens, déplacement dans l’espace urbain, etc. « On espère contribuer à faire évoluer le travail social. »

Pour Noémie Mouret, son travail sur La Ferme de l’Abbatiale peut être utile à la compréhension du dispositif PTCE, au moment où un « collectif de chercheurs sur les PTCE » travaille à « donner à voir ce que produit cette politique publique », quand pour Sébastien Logodin, la recherche permet « d’illustrer » le rayonnement de la Ferme sur le territoire, de « témoigner de ce qu’on fait », et « prendre un peu de hauteur » sur 20 ans de recherche-action in-situ. Avec comme effet rebond le fait « d’amener une dynamique et des financements », les documents produits par la chercheuse servant aussi à « appuyer des appels à projets. »

Quels moyens et financements ?

Pour finir, il était important d’aborder la question du financement de ces recherches, et du lien entre la recherche effectuée et le modèle économique du lieu. Aux Cinq Toits, la réponse est simple : « notre modèle économique ne permettait absolument pas de financer une recherche d’évaluation » explique Alice Flamand. Celle-ci a finalement pu avoirlieu grâce à un montage serré et à la mutualisation de dépenses, ainsi que par l’organisation d’un événement. « Les recettes de la bière nous ont permis de financer l’évaluation, aux alentours de 12 000 € ». Aucun des financeurs publics et privés n’a souhaité financer l’étude – même si l’évaluation faisait partie de la convention signée avec la Direction Régionale et Interdépartementale de l’Hébergement et du Logement (DRIHL), note Alice Flamand, qui reconnaît toutefois que la demande des Cinq Toîts est arrivée tardivement.

Côté Vigotte Lab, le financement a été « tactique », raconte Antoine Daval. « Il ne faut pas oublier que les salaires des chercheurs des laboratoires publics sont déjà payés par l’État et par les structures qui les chapeautent, et qu’ils ont par ailleurs une capacité à aller chercher leur propre canaux de financement pour les projets de recherche qu’ils souhaitent porter ». Alors pour lui, il y a un premier travail de réseautage « facile » avec la recherche « qui ne coûte rien », pour devenir « un cas d’usage pour les projets de recherche, en particulier les thèses qui sont friandes de cas d’usage », quand les tiers-lieux « sont de très bons endroits pour ça. »

Ensuite, se positionner sur des dispositifs existants. En l’occurrence ici, l’appel à projets GRAINE de l’ADEME, auquel La Vigotte Lab a répondu en tant que porteur de projet – « il est rare que le tiers-lieu porte le projet de recherche, il est plus courant que ce soit le laboratoire partenaire » – rassemblant autour de lui les centres de recherches pour « être un peu crédible dans la réponse ». Antoine Daval compte six mois de travail à temps plein pour cette étape, qui va apporter environ 50% d’un financement global à 1 million d’euros sur 3 ans. L’autre moitié est abondée par des grands partenaires institutionnels et grands mécènes, « puis de proche en proche, on sécurise 60, 70, 80% du budget, avant d’aller chercher les collectivités qui vont mettre 5000 €, 10 000 € », retrace Antoine Duval, acquiesçant que « la logique de levée de fonds appliquée à la recherche, c’est un peu atypique. »

« La recherche se co-construit de facto avec les sujets et les objets de l’étude présents sur place, constituant en temps réel le discours et la pratique. »

Cet article est publié en Licence Ouverte 2.0 afin d’en favoriser l’essaimage et la mise en discussion.