Article

Des lieux pour renforcer nos liens

« Par les tiers-lieux, on peut retrouver une sociabilité du face à face. »

26 juin 2025

Résumé de la plénière d’ouverture et de l’intervention de la philosophe Joëlle Zask qui aborde le rôle des tiers-lieux dans la revitalisation de la démocratie, tout en mettant en lumière les défis et enjeux associés. Intervenante : Joëlle Zask (philosophe) ; Animatrice : Julie Auffray (journaliste)

Interrogeant la manière dont les individus peuvent devenir acteurs de leur citoyenneté, Joëlle Zask écrit : « Il faut donc se demander comment configurer, non un “espace” où le pouvoir domine, mais un “lieu” où s’expérimentent la sociabilité démocratique et le cortège de “vertus” qui l’accompagnent ». Dans l’ouvrage d’où est tirée cette citation, intitulé Se réunir et paru en 2022, la philosophe montre comment l’expérience démocratique s’ancre dans des lieux et se configure à travers eux. Car il ne s’agit pas de penser la démocratie abstraitement mais de se pencher sur l’expérience que l’on peut en faire collectivement dans la société. Autrement dit, de penser ce qui permet l’émergence d’une communauté, cette « collaboration d’individualités situées » au fondement de la démocratie. Ce sont les places publiques, en particulier, qui construisent et actualisent la communauté, soutient-elle. C’est dans ces espaces communs, en effet, pensés comme ouverts, pluriels et inclusifs, que se pratique notre citoyenneté. Voilà qui fait écho dans le public des Halles de la Cartoucherie devant lequel s’exprime Joëlle Zask. Invitée à ouvrir les rencontres nationales Faire Tiers-Lieux à Toulouse, la philosophe poursuit la réflexion engagée dans ses écrits autour d’une intervention au titre évocateur : « Quels lieux pour renforcer nos liens ? »

Cultiver la démocratie

En prenant place sur la scène, Joëlle Zask installe aussi son sujet. « Avec cette lumière vous formez comme une espèce de masse indistincte … C’est un dispositif assez peu démocratique » lance-t-elle avec humour à son auditoire. La question de la démocratie, par laquelle la philosophe commence son intervention, est bien celle-là : la question de ce(ux) que l’on voit. De même que le philosophe américain John Dewey dont elle est spécialiste, Joëlle Zask concentre ses réflexions sur le sens culturel de la démocratie. De l’autre sens du terme, politique, Joëlle Zask explique qu’il désigne des « mécanismes de gouvernance » reposant sur une « machinerie politique ». Édifiée sur un ensemble de règles et de dispositifs institutionnels, la démocratie au sens politique est un système de gouvernement. Au sens culturel, la démocratie est un système de valeurs mais aussi une manière d’entrer en relation et, donc, de se rendre visible. Il y a d’abord l’enjeu de la relation au pouvoir, c’est-à-dire la capacité des citoyens à participer à la vie démocratique, qui peut se manifester dans des « forums institutionnalisés de la démocratie » (Joëlle Zask, 2020), comme le sont le référendum ou le vote. Mais ces relations entre citoyens donnent également naissance à d’autres formes de participation moins institutionnelles : auto-organisation, contre-pouvoirs, action collective … Celles-ci s’entretiennent quotidiennement dans les relations de voisinage, car l’action suppose une capacité à se rencontrer et à se réunir. « Le cœur de la démocratie, sa garantie finale, se trouve dans la libre association de voisins qui se rejoignent au coin de la rue pour discuter et converser librement » souligne la philosophe.

Des expériences situées

Pour Joëlle Zask, la première forme de participation entretient l’idée « que le pouvoir n’est nulle part car il serait en chacun d’entre nous ». Or faute de lieux où se rendre visibles, les citoyens se voient peu à peu dépouillés de leur fonction démocratique. « Les citoyens se retrouvent [alors] otages d’une problématique à la définition de laquelle ils n’ont pas vraiment contribué. Ils sont consultés mais pas forcément associés à la décision, et surtout pas associés à la formulation des problèmes dont il leur est demandé de débattre » (Zask, 2020). Les initiatives locales, à l’instar des habitats participatifs ou des jardins partagés, sont à l’inverse nécessairement situées. Elles y font naître des relations entre les citoyens qui soulignent que la culture démocratique se fabrique bien dans des lieux. « Les lieux où l’on se rencontre, converse, échange, où l’on profite de la compagnie d’autrui et qui ont la fonction de nous mettre en relation sont au fondement de la culture démocratique » reprend la philosophe. Par ces lieux, les deux sens de la démocratie se rejoignent. Les jardins partagés impliquent par exemple une gouvernance commune, une charte ou des conventions. C’est dans ces endroits que se construisent nos habitudes démocratiques. Citant John Dewey, Joëlle Zask conclut : « Partout où ces habitudes disparaissent, la démocratie se fragilise et tombe ». Mais tous les lieux sont-ils par essence le creuset d’expériences démocratiques ?

De place en place

Dans la deuxième partie de son intervention, Joëlle Zask tranche par la négative. Prenant l’exemple des places publiques, elle dresse la liste des caractéristiques qui témoignent d’une incapacité à accueillir et accompagner les habitudes démocratiques. Ainsi en va-t-il des places « où l’on ne peut pas se donner rendez-vous ni circuler », « où le pouvoir se montre par des symboles intimidants », « qui sont planes et ne permettent pas de bien voir ce qui est autour de soi » ou « dont la géométrie parfaite ne permet pas d’appropriation ni d’évolution ». La place de la République à Paris en est une bonne illustration. Dominée par une sculpture allégorique imposante, le Monument à la République de Léopold Morice est constituée d’une vaste esplanade. Faute de bancs, il n’est pas possible de s’y asseoir et l’absence de dénivelé empêche toute visibilité. « Ça a beaucoup fragilisé le mouvement Nuit Debout de ne pas voir ce qui allait venir de l’extérieur » souligne Joëlle Zask. La place de la République permet certes de « manifester, circuler, glisser » mais elle est « inadaptée au fait de se réunir ». À l’inverse, « les lieux publics devraient être des espaces dont un usage personnalisable est possible, des lieux qui offrent des tremplins pour l’expérience et qui ont gardé quelque chose de leur mémoire ». La place Austerlitz à Strasbourg est de ceux-là. « Elle est d’une grande qualité, explique Joëlle Zask, parce qu’elle a été co-imaginée par les habitants et les usagers avec des architectes et urbanistes. Les dimensions de place et de jardin y sont entièrement mêlées. » Les aires de jeux pour enfants imaginées par le Japonais Isamu Noguchi en sont un autre exemple. De ces paysages sculpturaux, les enfants sont par leur expérience à la fois les acteurs et les créateurs. Le mobilier des aires de jeux n’a pas d’usage figé : au contraire, il se redéfinit continuellement par les usages et devient aussi le support des interactions entre enfants.

Tiers-lieux et sociabilités

C’est de ces lieux, qui permettent de « recréer du face-à-face dans une société qui nous isole et nous rend méfiants les uns vis-à-vis des autres » et dont les tiers-lieux sont l’un des modèles, que parle Joëlle Zask dans la troisième partie de son intervention. La philosophe reprend ainsi la notion du théoricien des tiers-lieux, Ray Oldenburg, qui concevait « le troisième lieu » comme un « lieu du face-à-face ». De fait, les tiers-lieux encouragent, par la sociabilité, la vie démocratique. Ils permettent d’expérimenter avec l’autre car ils sont, par nature, « les alliés de la pluralité des usages et des manières d’être » – ce qui devrait aussi caractériser, pour Joëlle Zask, les places publiques. Mais il ne s’agit pas de tout renvoyer au lieu : c’est aussi par le faire que peut se constituer l’expérience démocratique, dans la capacité à modeler des relations ou des usages, à jouer avec leur plasticité. Le faire est ainsi une modalité du face-à-face, un mode de coopération entre individus. C’est, en cela, un socle de réponse aux enjeux sociaux et écologiques. Par les tiers-lieux, on expérimente le « faire avec » et on est amené à prendre en considération l’écosystème au sein duquel tout être entretient des interdépendances. On échange des savoir-faire qui accroissent en outre la conscience de l’environnement, conditionnent la pérennité des communautés d’individus et, par conséquent, la vitalité démocratique. Quel rôle, alors, pour celles et ceux qui gèrent des tiers-lieux ? Il est le même que pour celles et ceux qui les fréquentent : celui de garantir la participation des citoyens et de renforcer la capacité du lieu à les réunir. Il est aussi de garder la mémoire des usages qui les ont précédés : « C’est très important qu’une place garde l’histoire de ses transformations, des générations passées. Les tiers-lieux ont gardé quelque chose des lieux dont ils procèdent », souligne Joëlle Zask. Encourager leur développement revient ainsi à préserver des modes de relation, à notre histoire, aux autres, et même au-delà, conclut la philosophe, à « un écosystème dont on prend soin pour qu’il dure le plus longtemps possible ».

Cet article est publié en Licence Ouverte 2.0 afin d’en favoriser l’essaimage et la mise en discussion.