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Construire avec le déjà-là : tiers-lieux et rapports de force sur les territoires

28 juillet 2025

Le regain d’intérêt pour les campagnes face aux défis écologiques nous interroge. Concept urbain, les tiers-lieux peuvent-ils nous permettre, nous, habitants des campagnes, de développer une vision politique de la société pensée par et pour nous ?

Cet article a été produit dans le cadre du partenariat Média avec Horizons Publics. Cet article est republié à partir du site d’Horizons Publics. Lire l’article original.

Aujourd’hui, qui se souvient encore de ce que représente le sigle MRJC, ou mouvement rural de la jeunesse chrétienne, dans l’univers des tiers- lieux ? Cette association d’éducation populaire en milieu rural, autrefois connue sous le nom de jeunesse agricole catholique (JAC), rassemblait dans les années 1950 près de 350000 membres. Elle jouait un rôle crucial en formant les jeunes, dès 13 ans, à s’engager, à réfléchir et à imaginer l’avenir des campagnes. De nos jours, un néo-rural qui « bifurque » vers la campagne mesure-t-il vrai- ment l’impact que des réseaux comme Familles Rurales ou la Confédération paysanne ont sur la structuration des territoires où il s’installe ?

Au sein du collectif du tiers-lieu Paysan de la Martinière, composé notamment de paysannes et paysans, il est difficile de ne pas ressentir une répétition historique : celle de l’effacement progressif d’une identité et d’une vision politique issues des campagnes, au profit de cadres et de concepts venus de la ville. Il semble que la ville impose ses structures, son langage et ses symboles.

C’est le cas du concept de tiers-lieu, ou third place, qui a été élaboré par Ray Oldenburg, un sociologue urbain, pour critiquer l’aménagement des métropoles américaines. Dans son ouvrage The Great Good Place Oldenburg R., The Great Good Place. Cafes, Coffee Shops, Bookstores, Bars, Hair Salons, and Other Hangouts at the Heart of a Community, 1982, De Capo Press., il décrivait la disparition des espaces publics permettant de faire société dans les grandes villes Plaignaud A. et Emilieu P., Tiers-lieux. La guerre des usages, 2023, Éditions Matières premières.. En tant que concept profondément urbain, les tiers-lieux peuvent-ils réellement nous permettre, nous, habitants des campagnes, de développer une vision politique de la société qui soit pensée par et pour nous ?

Cet article – issu du collectif du tiers-lieu Paysan de la Martinière à Ambierle, dans la Loire (42) – se construira comme une réflexion critique en prenant le parti d’un cas d’étude situé à partir d’une parole paysanne. Nous sommes, en effet, convaincus que les campagnes sont en première ligne des transformations écologiques nécessaires. En miroir, Guillaume Faburel, géographe spécialiste des sociétés post-urbaines, est invité à apporter une analyse critique dans cet article. Comme il nous le rappelle, en 2024, les campagnes (re)deviennent un enjeu politique majeur, car la vie urbaine devient de plus en plus complexe. Avec des températures extrêmes prévues, dépassant potentiellement les 50°C dans les années à venir, et des défis liés à l’autonomie énergétique, matérielle et alimentaire, les grandes villes atteignent leurs limites. Guillaume Faburel, auteur de Les métropoles barbares Faburel G., Les métropoles barbares, 2019, Le Passage clandestin. et Pour en finir avec les grandes villes Faburel G., Pour en finir avec les grandes villes. Manifeste pour une société écologique post-urbaine, 2020, Le Passager clandestin., souligne : « L’avenir de l’Humanité va se jouer dans la ruralité, là où les ressources de vie sont présentes, où les logements vacants peuvent être restaurés, où un peu de terre est disponible pour cultiver, où l’énergie peut être produite localement et où les circuits courts peuvent prospérer. »

Pour que cette vision se concrétise, il est essentiel de penser la vie en dehors des grandes villes dans le cadre d’une société écologique post-urbaine. Nous partons de la conviction que nous pouvons concevoir un modèle de société à partir de ce contre quoi la modernité s’est construite : les campagnes et leurs sociétés paysannes. C’est dans ces territoires que n’a jamais cessé d’exister un rapport au monde soutenable, d’autres façons de faire société, des imaginaires d’autonomie et de sobriété, des gestes quotidiens qui incarnent une écologie politique concrète. Plutôt que d’inventer de nouvelles structures déconnectées des réalités locales, il est impératif de revitaliser les structures politiques

historiques marginalisées, nous y reviendrons. Pour cesser ces mécanismes d’invisibilisation, il est d’abord nécessaire de les reconnaître, ce qui implique de nommer et de confronter les rapports de domination qui ont conduit à leur effacement. La révolution qui se présente exigera que le mouvement des tiers-lieux fasse un choix clair : renouer avec le « déjà-là » de celles et ceux qui habitent la campagne et leurs mouvements historiques, ou bien perpétuer et accélérer la domination des villes sur les mondes ruraux.

La fin des grandes villes, le temps des campagnes ?

Si la question de la « campagne » refait surface aujourd’hui, c’est en grande partie à cause de la brutalité que les questions écologiques adressent à nos sociétés contemporaines, remettant en question le modèle de développement métropolitain dominant.

En France, près de 80 % de la population est considérée comme urbaine selon l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee), et plus d’un Français sur deux habite dans une agglomération de plus de 100 000 habitants. Cette urbanisation croît deux fois plus vite en surface qu’en population. Difficile de ne pas frémir à l’idée des 50 °C annoncés pour Paris d’ici 2050. L’autonomie alimentaire des 100 plus grandes villes françaises ne dépasse pas trois jours. L’empreinte écologique de la ville de Paris est 313 fois plus lourde que sa propre superficie Faburel G., Pour en finir avec les grandes villes. Manifeste pour une société écologique post-urbaine, 2020, Le Passager clandestin.. L’autonomie énergétique et matérielle ? Les villes ont cessé depuis longtemps d’être « productives ». L’« autonomie » ressemble plus à un horizon romantique permise actuellement par des pays dans lesquels ont eu lieu les délocalisations et l’épanouissement d’usines-monde, que par des usines ou des fermes situées à moins de 100 kilomètres.

Si la question de la « campagne » refait surface aujourd’hui, c’est en grande partie à cause
de la brutalité que les questions écologiques adressent à nos sociétés contemporaines.

On peut interpréter une partie des crises politiques qui alimentent l’extrême droite comme une conséquence de la prédation exercée par le mode de vie urbain Coquard B., Ceux qui restent. Faire sa vie dans les campagnes en déclin, 2019, La Découverte, L’envers des faits ; Faury F., Des électeurs ordinaires. Enquête sur la normalisation de l’extrême droite, 2024, Seuil., rendu possible par la satellisation des territoires ruraux, uniquement envisagés sous un angle productif. Les politiques d’aménagement du territoire des cinquante dernières années ont renforcé la domination extractiviste des métropoles sur les campagnes Baudet S., La ruralité entre dans une nouvelle ère, 2024, Caisse des dépôts (https://www.caissedesdepots.fr/blog/article/la-ruralite-entre-dans-une-nouvelle-ere)., au détriment d’une véritable égalité de traitement des territoires. La « transition écologique » semble perpétuer ce modèle de vie urbain, souvent au détriment des choix politiques locaux des habitants. On peut penser, par exemple, au conflit qui entoure l’énergie éolienne et fait totem dans les programmes politiques Gueorguieva-Faye D., « Le problème de l’acceptation des éoliennes dans les campagnes françaises : deux exemples de la proximité géographique », Développement durable et territoires. Économie, géographie, politique, droit, sociologie 2006 ; « L’avis des habitants de Bourgogne-Franche Comté sur l’impact des projets éoliens », 2021, Opinionway (https://crecep.org/opinionway-donne-la-parole-aux- bourguignons-francs-comtois/) ; Pécout A., « Législatives 2024 : le programme du RN maintient les filières de l’éolien et du solaire dans l’inquiétude », Le Monde juin 2024..

Nous ne savons pas si, à l’instar de Guillaume Faburel, nous pouvons annoncer la fin des grandes villes, mais cette question hante une partie de la société française, notamment les métropolitains lorsqu’il est question d’écologie. Pour Guillaume Faburel : « Il a fallu que les villes commencent à être comprises comme proprement vulnérables et invivables pour qu’une culture de l’écologie, plutôt urbano-centrée, se pose la question de sa propre pérennité et regarde au-delà du périph’ autrement que par la servitude des serviteurs mécaniques, des hectares fantômes et des esclaves énergétiques. » Le mouvement néo-rural, s’il est sûrement multiple et surestimé Exode urbain ? Petits flux, grands effets, étude, 2021, Popsu (https://popsu.archi.fr/ressource/exode-urbain-petits-flux-grands-effets)., reste cependant un indicateur de tendance forte : une frange privilégiée de la population massivement informée des enjeux écologiques choisit de s’installer dans les zones rurales. Les « agro qui bifurquent », qui ont fait tant de bruit, tant ils ont mis en exergue la cécité écologique d’une grande partie de l’enseignement supérieur français, sont bien plutôt partis en Ariège, au plateau des Millevaches ou dans des zones à défendre (ZAD), et non pas en plein cœur de Paris.

S’il nous faut penser à une société dans laquelle la ville a une place marginale, il semble essentiel de mesurer la place qu’occupent ces dernières dans notre imaginaire collectif. Car s’attaquer à la ville, ce n’est pas uniquement s’attaquer à un amas de béton inerte, c’est s’attaquer à l’architecture même des imaginaires collectifs structurant nos sociétés modernes. Les villes ont été, et sont encore, l’incarnation du progrès et le réceptacle de la philosophie des Lumières.


Selon Guillaume Faburel, tant que l’on n’aura pas déconstruit ce sentiment de supériorité de la ville sur la campagne, je ne pense pas que les cultures rurales et urbaines pourront se rencontrer.

Pour en finir avec la domination des villes sur les campagnes : les tiers-lieux à l’heure du choix

Valérie Jousseaume, dans Plouc pride. Un nouveau récit pour les campagnes Jousseaume V., Plouc pride. Un nouveau récit pour les campagnes, 2021, Éditions de l’aube., explique que la domination urbaine remonte à la chute de l’ancien régime. Dès 1789, la création de la civilisation industrielle et capitaliste a pu s’appuyer sur la mobilisation d’un récit autour de la modernité, construite contre celles et ceux qui ne l’incarnaient pas sur le territoire français : les mondes de la paysannerie et les campagnes. Pour Valérie Jousseaume, « la modernité ambitionne de civiliser “les ploucs”, comme elle s’active ailleurs dans l’empire, à civiliser “les sauvages” ». Ce récit moderne n’a eu de cesse de mobiliser des représentations positives des citadins, et de « dévaloriser, dénigrer, ridiculiser, ringardiser tant dans leurs langages, leurs vêtements, leur alimentation, leurs croyances et leur façon de vivre, que dans leurs pratiques agricoles, les “ruraux” ».

Selon Guillaume Faburel, il y a dans « les villes métropolisées un arrière-plan imaginaire, une psychopolitique et même une biopolitique qui cultivent l’idée de la supériorité. Tant que l’on n’aura pas déconstruit ce sentiment de supériorité, qui s’est encore accéléré ces cinquante dernières années, je ne pense pas que les cultures rurales et urbaines pourront se rencontrer ». Cette lutte perdue d’un rapport de force entre la société capitalo-industrielle et les restes d’une société paysanne, c’est François, paysan et membre co-fondateur du tiers-lieu Paysan de la Martinière qui en parle le mieux : « À une époque, vous savez, dire que j’étais paysan, c’était presque une insulte. Dire être agriculteur, c’était déjà mieux. Maintenant, on dit “agri-manager”, vous voyez un petit peu le langage qu’il y a aujourd’hui. Et moi, j’ai retrouvé ce mot “paysan”, mais à une époque, c’était un mot péjoratif. “Paysan”, “péquenaud”. Vous voyez, “péquenaud”, c’est un “bouseux”. C’est vraiment dur. Et je crois qu’en fait, le monde paysan a souffert de ça. »

Cette citation nous semble particulièrement significative. Elle souligne à quel point la caricature du « plouc » dont parlait Valérie Jousseaume, revient à « humilier les ruraux et leurs territoires », tout en construisant un « sentiment d’infériorité à la fois sociale et culturelle ». Ne reste que la possibilité de se travestir, de se renier. Et l’humiliation et la domination par le langage et les symboles ne font que précéder la marginalisation des structures établies, les discréditant aux yeux mêmes de celles et ceux qui les ont bâties. Cela conduit au remplacement d’acteurs campagnards qui agissent depuis des années par des consultants et des entrepreneurs provenant des classes privilégiées métropolitaines, y habitant souvent encore. Substituer les mouvements ruraux de jeunesse chrétienne (MRJC) et les foyers ruraux par des tiers-lieux et des fablabs. C’est pour nous une partie de ce que les campagnes « font » au mouvement tiers-lieu. Révéler la lutte des classes entre les « classes créatives urbaines » et une partie des classes moyennes et populaires précarisés dans les campagnes.

Nommer une partie de l’informel, de l’entraide et des sociabilités qui entourent, par exemple, une ferme, en l’appelant « tiers-lieu », c’est changer d’objet Hevesi A., « Pertinence d’un tiers-lieu nourricier pour la transition écologique et alimentaire en Roannais », mémoire, 2023, Université Lyon 2.. Que cela s’ancre dans une politique publique, c’est en faire un projet de société. Pour Guillaume Faburel, « le simple fait de l’avoir renommé, de lui avoir ouvert des financements spécifiques, et d’y avoir attiré des personnes extérieures, n’est pas anodin : c’est un projet profondément politique. Et il serait bon que ceux qui empruntent ces voies en soient conscients. »

Derrière la labellisation et l’accès aux subventions publiques, se rejoue une partie de la marginalisation et de l’exclusion des structures historiques des campagnes. Car qui est aujourd’hui capable de répondre à des appels à projets, de remplir des dossiers remplis d’indicateurs, et d’écrire dans un langage technocratique ? Essentiellement une poignée de personnes expertes. Cette « novlangue urbaine », telle que la nomme Valérie Jousseaume, nous l’avons vu, redonne, tel un tour de passe-passe, de l’argent et de la considération politique à des acteurs en mesure de l’employer. Pour reprendre une antienne bien connue des mouvements d’éducation populaire : il est l’heure, pour qui souhaite construire un autre type de société, autour de l’écologie, de ne plus faire pour les campagnes, mais finalement sans elles, et de commencer à faire avec.

Penser par et avec les campagnes, une autre alliance est possible

Il est possible de faire autrement. Le mouvement tiers-lieux pourrait devenir le fer de lance de ces initiatives qui transforment les territoires, en s’appuyant sur les pensées rurales.

L’Atelier Paysan est un exemple marquant de ce type d’initiative basée sur le monde paysan. Ce mouvement techno-critique, fondé sur une alliance entre paysans et activistes, propose des formations en auto-construction d’outils agricoles adaptés à des modèles de fermes résilientes. Leur approche ? Régler des enjeux bien réels du coût des outils, faire lien entre paysans pour pouvoir exercer son métier correctement, tout en promouvant une ligne politique, par exemple, à travers l’ouvrage d’envergure nationale Reprendre la terre aux machines, manifeste pour une autonomie alimentaire et paysanne
Atelier Paysan, Reprendre la terre aux machines. Manifeste pour une autonomie paysanne et alimentaire, 2021, Seuil, Anthropocène.
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Aujourd’hui décentralisé entre des fermes « essaims », ce modèle est chargé de construire des communautés adaptées à leurs territoires, de les animer et de les équiper selon la nature des besoins identifiés, à fine maille. L’approche se base sur de l’auto-organisation territorialisée, et de nouveaux modes de coopération. Pour trouver des conditions de mise en œuvre de telles organisations à large échelle, les tiers-lieux pourraient être des contri- buteurs de choix : « Réfléchissons à ce qui nous unit à l’échelle micro-locale, bâtissons les alliances nécessaires par les communs qu’il nous faut à un moment donné discuter », nous propose Guillaume Faburel.

Ce modèle d’organisation se pose à l’encontre d’un certain découpage administratif des territoires. Prudent à l’usage du terme, Guillaume Faburel évoque la notion de « biorégion », qui nous rappelle celle, plus ancienne, des « pays qui favorisent gouvernance locale et sobriété ». Les biorégions doivent avoir une taille assez réduite. Souvent reprises par des expériences écologiques : une petite vallée, une plaine, une île, une moyenne montagne, etc., sont plus propices au développement d’attaches et de proximité, de culture locale et de sédentarité. Les quelque 500 pays géographiques français, adossés à des régions naturelles, en figurent sans doute la bonne taille ; ou encore les terroirs Prévost P., Capitaine M., Gautier-Pelissier F., Michelin Y., Jeanneaux P., Fort F., Javelle A., Moïti-Maïzi P., Lériche F., Brunschwig G., Fournier S., Lapeyronie P. et Josien É., « Le terroir, un concept pour l’action dans le développement des territoires », VertigO 2014., largement abandonnés à d’autres cultures politiques. En l’occurrence cela correspond à tout au plus une trentaine de kilomètres de diamètre. L’organisation à l’échelle communale, biorégionale peut-elle être l’avenir des tiers-lieux ?

Ces approches permettent une autodétermination et une autogestion efficaces, sans dépendre de l’État uniquement pour satisfaire les besoins locaux. Cela implique une vie ancrée dans le vivant et des savoir-faire autonomisants. D’une biorégion post-urbaine émerge de nouveaux modes de coopération, d’artisanat, et d’autogestion solidaire, tout en maintenant des relations d’interdépendance avec d’autres biorégions.

Le défi des tiers-lieux est donc double et peut constituer une participation politique essentielle à condition de s’ancrer dans des coopérations locales et contribuer à ces nouvelles organisations territoriales sans écraser le déjà-là, mais en renforçant ce qui se construit avec et pour les campagnes.

Cet article est publié en Licence Ouverte 2.0 afin d’en favoriser l’essaimage et la mise en discussion.