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Pouvoir d’achat, pouvoir d’agir, même combat ?

À quels endroits les luttes pour gagner en pouvoir d’achat et en pouvoir d’agir peuvent elles converger ?

15 août 2025
Crédits : Nora Houguenade

Favoriser un pouvoir d’agir citoyen se retrouve dans les intentions de nombreux tiers-lieux. Mais cette promesse rencontre t-elle les populations les plus préoccupées par leur pouvoir d’achat ? Les combats pour davantage de pouvoir d’agir et davantage de pouvoir d’achat doivent-ils et peuvent-ils être menés de front ? Les tiers-lieux ont-ils un rôle à jouer en ce sens ? Ces questions ont été explorées lors du débat ouvert « Pouvoir d’agir, pouvoir d’achat : même combat ? » Intervenants : Sarah Cohen (Ingénieurs Sans Frontière AgriSTA / Collectif pour une Sécurité sociale de l’alimentation) et Ramissa Slimane (Pas Sans Nous), Animation : Jean-Paul Deniaud Journaliste

« Lieu de proximité », « accueil de tous et toutes », « lien au territoire », « gouvernance partagée », « pouvoir d’agir citoyen », sont autant de notions que l’on retrouve régulièrement dans les intentions des tiers-lieux, voire dans leur définition même. « Les tiers-lieux doivent permettre à chacun et collectivement, de se saisir de son pouvoir d’agir et de répondre aux grands enjeux de la transition qui s’impose à nous aujourd’hui » peut-on par exemple lire sur le site internet de la coopérative tiers-lieux, tête de réseau des tiers-lieux en Nouvelle-Aquitaine. Qu’en est-il dans les faits ? La mixité sociale est-elle au rendez-vous dans ces lieux ? La promesse d’un plus grand pouvoir d’agir est-elle réellement accessible à tous et toutes ? À quels endroits les luttes pour gagner en pouvoir d’achat et en pouvoir d’agir peuvent-elles converger ?

Tiers-lieux et démocratie alimentaire

« Comment aborde-t-on la question du lien entre pouvoir d’agir et pouvoir d’achat en tant qu’ingénieur agronome ? » est la première question adressée à Sarah Cohen. Elle introduit : « Dans mon cas, j’ai commencé par aborder les enjeux agricoles, à la fois économiques, sociaux, environnementaux et climatiques. On se rend compte rapidement que ces enjeux rencontrés par les travailleurs du système alimentaire sont des symptômes tout comme les problématiques de précarité alimentaire vécues par de nombreux concitoyens. Et que si l’on cherche à transformer le système alimentaire, il faut une réponse globale et systémique. » Pour cela, la question de l’accès de tous à une alimentation choisie et de qualité est clé.

Cette « démocratie de l’alimentation » fait aujourd’hui face à trois freins principaux, que Sarah Cohen détaille. Le premier frein est économique : les produits de qualité ont le plus souvent un prix plus élevé. Le deuxième est physique : tout un chacun n’a pas accès à des produits de qualité près de chez lui ; une problématique que l’on retrouve surtout dans les quartiers populaires et dans les zones rurales, précise-t-elle. Enfin, le troisième frein, « que l’on pourrait qualifier de frein symbolique », est l’accès à la connaissance. Sarah Cohen explique qu’il faut que chacun puisse comprendre les enjeux d’une alimentation de qualité, se les approprier. Et penser que cette alimentation est faite pour lui : « il faut aussi que chacun puisse s’identifier à cette alimentation. Aujourd’hui, l’alimentation de qualité est plutôt associée, dans les mentalités, aux classes plus aisées. »

Face à ces freins, les tiers-lieux peuvent jouer plusieurs rôles. D’abord, ils peuvent être le lieu de rencontres et d’échanges sur les sujets liés à l’alimentation. « Il faut des lieux où l’on puisse témoigner de sa réalité, se comprendre, mais aussi rencontrer des professionnels de l’alimentation » explique Sarah Cohen. Permettre la rencontre et la discussion entre les « mangeurs » et celles et ceux qui produisent et transforment la nourriture que l’on mange : voilà ce à quoi peuvent contribuer les tiers-lieux. Ils peuvent également être des espaces de formation (ateliers de cuisine, sessions de formation professionnelle, apprentissages entre pairs, etc.) ou participer à la relocalisation de la production, en particulier au sein de zones urbaines ou périurbaines. Certains tiers-lieux, dits nourriciers, créent des espaces-tests agricoles pour accompagner l’installation d’agriculteurs et agricultrices, en favorisant le développement de pratiques agroécologiques. C’est par exemple le cas du 100ème Singe, tiers-lieu « en archipel » dans les territoires périurbains autour de Toulouse, qui met à disposition de porteurs de projets agricoles des terrains et des outils afin d’expérimenter leur activité.

Comment le pont se fait-il entre ces projets et les classes populaires ? Cristina, ancienne salariée de la ferme des Jeunes Pousses à Avignon, installée dans un quartier prioritaire de la politique de la ville (QPV), témoigne de la difficulté initiale à faire venir les personnes du quartier lors de chantiers participatifs organisés sur la ferme. « Ils ne se sentaient pas légitimes », explique-t-elle. C’est finalement l’embauche d’une médiatrice qui a facilité leur venue : faire lien avec le territoire et ses habitants demande du temps et des compétences. 

Participer, vraiment

La question de la participation des habitants des QPV est justement au cœur des préoccupations de l’association Pas Sans Nous que représente Ramissa Slimane. Comment perçoit-elle les initiatives des tiers-lieux visant à créer du lien entre les habitants ? Ramissa Slimane n’a fréquenté que peu de tiers-lieux. Si elle concède que ces initiatives sont bienvenues, ce qu’elle a pu en voir lui fait pointer que les habitants des quartiers ne s’y reconnaissent pas toujours. Elle complète : « Le pouvoir d’agir, ce n’est pas quelqu’un qui nous dit de venir, et puis quand on vient on sert de figurants, et à la fin il n’y a rien », nous rappelant ainsi la nécessité d’avoir des lieux portés par les habitants du quartier et non construits « pour eux. »

Ramissa Slimane explique alors ce que porte l’association Pas Sans Nous concernant la participation citoyenne. En 2013, dans un rapport intitulé Pour une réforme radicale de la politique de la ville. Ça ne se fera plus sans nous., Marie Hélène Bacqué et Mohamed Mechmache formulent une série de propositions pour renforcer la participation des habitants des quartiers prioritaires à l’élaboration de la politique de la ville. Faisant le constat des limites des démarches participatives institutionnelles (choix des questions fait de manière descendante, absence de capacité d’influence pour les habitant.e.s, absence des personnes les plus précaires…), ils préconisent – entre autres – la création de tables locales de concertation ou « tables de quartier ». Ces tables réunissent les associations et les collectifs organisés à l’échelle d’un quartier dans l’objectif de construire des propositions et des projets pour le quartier. « Les tables de quartier, c’est par, pour et avec les habitants. Il y a 29 tables de quartier un peu partout en France portées par Pas Sans Nous. » précise Ramissa Slimane.

Amandine, de l’association La Smalah, revient au sujet de l’alimentation en questionnant Ramissa Slimane sur les initiatives visant à atteindre une plus grande autonomie alimentaire, comme les jardins partagés. « Est-ce que, pour vous, la question de l’autonomie alimentaire, c’est seulement un truc de bobos ? » À cette interrogation, Ramissa Slimane répond que, selon elle, c’est d’abord le manque de pouvoir d’achat qui est un frein au pouvoir d’agir. « Bien sûr qu’on aimerait manger du bio et du bon, mais sans argent, on ne peut pas. Le pouvoir d’achat, c’est important. On préfère manger du chimique, mais manger tous les jours, que manger une seule fois par mois, du bio… » Sarah Cohen pointe, quant à elle, un paradoxe :

« Les personnes sont sur-sollicitées dans les quartiers populaires : ateliers de cuisine, ateliers ceci, ateliers cela… cela peut être extrêmement culpabilisant car si on reçoit l’injonction de bien manger sans en avoir les moyens, cela diminue l’estime que l’on peut avoir de soi… d’autant plus que les problématiques environnementales actuelles, comme la pollution, sont principalement liées aux activités des personnes les plus aisées. Il y a une sorte d’incohérence, d’injonction contradictoire. On va voir les personnes les moins responsables des problèmes sans leur donner les moyens de les résoudre. » 

Accès à une alimentation de qualité : quand pouvoir d’achat et pouvoir d’agir se rencontrent

L’échange se poursuit sur la question de l’alimentation : existe-il des solutions qui répondent aux enjeux de pouvoir d’achat et de pouvoir d’agir de manière conjointe ? Une participante cite le réseau VRAC (Vers un Réseau d’Achat Commun) qui développe des groupements d’achat dans les quartiers populaires afin de favoriser l’accès à des produits alimentaires de qualité à prix plus bas, grâce à la réduction des coûts intermédiaires et à la limitation des emballages superflus. Puis, Sarah Cohen détaille l’idée d’une sécurité sociale de l’alimentation. Il s’agit de créer un « droit à l’alimentation pour tous » en s’inspirant du régime général de sécurité sociale. La sécurité sociale de l’ali mentation reposerait ainsi sur trois piliers : l’universalité (donner le même montant à tous et toutes), le conventionnement démocra tique (l’argent pourrait être dépensé auprès d’un réseau de professionnels – producteurs, magasins, restaurants, etc. – dont les critères de conventionnement seraient définis collectivement par des citoyens représentatifs au sein de caisses locales) et la cotisation sociale (principe de solidarité : chacun participe au « pot commun »).

En s’inspirant de ces principes, des caisses locales d’alimentation sont aujourd’hui expérimentées dans certains territoires, comme à Montpellier où la caisse alimentaire commune réunit 400 participants qui reçoivent l’équivalent de 100 euros par mois chacun en MonA (une monnaie alimentaire locale) à dépenser dans des lieux de distribution alimentaire respectant les critères définis par un comité citoyen local. Un montant qui paraît trop faible aux yeux d’Ana, qui habite en Martinique, pour rendre l’alimentation de qualité véritablement accessible. « Le montant pourrait différer selon les territoires, selon leur niveau d’autonomie alimentaire par exemple. » imagine alors Sarah Cohen. Elle ajoute qu’au niveau des projets d’expérimentation, qui ont un budget limité, le montant attribué à chacun est aussi le fruit d’un arbitrage : toucher un grand nombre de personnes plutôt que d’apporter un montant plus important à quelques-uns. 

Développer des lieux populaires 

Enfin, le débat se concentre sur les lieux fréquentés, ou non, par les habitants des quartiers populaires. Un participant questionne Ramissa Slimane : « Comment définiriez-vous les lieux dont vous avez besoin ? Que rechercheriez-vous dans ces lieux ? » Cette dernière décrit des lieux où l’on rencontre des gens de son quartier et où l’on ne se croise pas « comme au centre-ville », sans se dire bonjour. « Dans mon quartier on se connaît tous, il manque juste des lieux où l’on puisse faire, où l’on puisse proposer. (…) Et où l’on peut organiser des choses sans avoir à débourser des euros. » Sarah Cohen ajoute qu’il est difficile pour un projet de lieu de « rattraper le tir » si les associations déjà implantées sur le territoire ne participent pas au projet dès le début.

Selon elle, cela concerne à la fois la forme et le fond du projet. À titre d’exemple, les modalités d’organisation de la discussion peuvent être excluantes : « si l’on décide de faire des réunions autour d’une table, on exclut déjà certaines personnes. Si au moment de débattre de la façon dont on va se réunir il y a déjà une diversité de personnes impliquées, on arrive à autre chose. »

Collectivités, aménageurs, porteurs de projets : trouver sa juste place

Les collectivités ont-elles un rôle à jouer pour pérenniser les lieux citoyens au sein de quartiers prioritaires ? C’est l’avis d’Éric Semerdjian, élu à la Ville de Marseille, présent dans la salle, qui donne l’exemple du lieu L’Après M situé dans les quartiers nord de Marseille. À la suite d’une longue lutte sociale, un local McDonald’s placé en liquidation judiciaire a été réinvesti par les anciens salariés du fast-food, rejoints par des habitants du quartier, associations et organisations syndicales, pour y développer un projet coopératif de restaurant social ainsi que d’autres actions solidaires (distribution de colis alimentaires, mise à disposition d’espace pour les associations de maraude, jardin urbain…). L’élu explique que, le collectif ne disposant pas de fonds suffisants pour se porter acquéreur, c’est la Ville de Marseille qui a acquis l’ancien McDonald’s pour le louer à la coopérative citoyenne. « Ces expériences citoyennes ne peuvent fonctionner que s’il y a, aussi, un investissement fort des collectivités territoriales pour faire vivre et développer ces lieux-là. » conclut-il.

Pour Antoine, du Réseau des Ressourceries et Recycleries d’Occitanie, réfléchir à la pérennité d’un lieu sur son territoire invite également à se poser la question de la place des « initiateurs » du projet dans le temps, notamment quand ces derniers ne sont pas issus du territoire en question. Au-delà d’intégrer les acteurs du territoire dès le départ, il pourrait s’agir pour les porteurs de projet, au bout d’un certain temps, de laisser la place, de ne plus incarner le projet. « À quel moment est-on capable de lâcher le projet ? C’est une question que l’on devrait se poser dans nos lieux » propose-t-il.

En lien avec ces enjeux de gouvernance et de « transmission », l’exemple du tiers-lieu Les Beaumonts à Tours est cité par Jean-Paul Deniaud, animateur du débat. Dans ce lieu, initié par la Ville de Tours et animé de façon transitoire par l’aménageur la SET (Société d’Équipement de Touraine), la préfiguration des usages a permis d’identifier des structures du territoire désireuses de s’impliquer dans la gouvernance future d’un lieu.

Les tiers-lieux… pourquoi pas ?

Invitée à conclure, Ramissa Slimane mentionne le tour de France réalisé par la Coordination nationale Pas Sans Nous qui a permis de recueillir les doléances des habitants des quartiers populaires. Elle termine sur une note d’espoir : « Et puis, les tiers-lieux, pourquoi pas ? »

Cet article est publié en Licence Ouverte 2.0 afin d’en favoriser l’essaimage et la mise en discussion.