À l’approche des élections municipales de 2026, nous constatons que nombre d’élus, de maires ont démissionné suite aux diverses difficultés rencontrées dans l’exercice de leur mandat et qu’à contrario se sont multipliés, depuis les dernières municipales de 2020, des collectifs visant à faire émerger la parole citoyenne et des listes citoyennes. Il semble d’utilité publique de se pencher sur ce phénomène oscillatoire, entre envie de s’engager pour porter des sujets et propositions nouvelles suite à une expérience légitimante dans la société civile et les déceptions, voire démissions qui peuvent en découler. Qu’est-ce qui se joue lorsqu’une personne non initiée au mandat d’élu, non experte des pratiques et fonctionnements des collectivités, se retrouve plongée dans ce nouvel environnement ? Qu’est-ce qui pourrait être mieux anticipé pour éviter de potentielles déconvenues et se préparer davantage en amont pour celles et ceux qui souhaiteraient s’engager dans un mandat ? Qu’en est-il plus spécifiquement lorsque cette personne est issue de la culture tiers-lieu ? Comment vit-elle son arrivée au sein d’une liste, d’une collectivité ?
Si la rencontre entre des cultures différentes est souvent décrite par les personnes interrogées dans le cadre de cet article comme un « choc » difficile à encaisser, des ressources et stratégies peuvent néanmoins permettre de l’amortir, voire de le prévenir en partie. Cet article vise ainsi à décrire et analyser le retour sur expérience de citoyens issus de la culture tiers-lieu et engagés en politique (élus ou non élus), afin de mieux saisir ce qui se joue lors de ce parcours. Il a pour objectif ainsi d’identifier à la fois les difficultés rencontrées mais aussi les leviers facilitants, permettant de mieux se préparer au “choc”, ainsi que les optimisations qui pourraient être faites pour fluidifier et mieux harmoniser cette rencontre entre deux mondes, deux cultures.
De nombreux éléments contribuent à faire de la rencontre un choc, voire une confrontation
Un parcours d’initiation semé d’obstacles
Les témoignages récoltés 6 entretiens qualitatifs ont été menés rapportent des difficultés d’ordres multiples, rencontrées à chaque étape du parcours d’initiation au mandat d’élu, et soulignent les fréquents décalages entre ce qui était projeté et finalement vécu, générant des déceptions et des frustrations. C’est par exemple le cas de la série d’obstacles contée de façon détaillée par Régis Pio, fondateur du tiers-lieu La Mine à Arcueil, et élu à Fontenay-sous-Bois (94) en 2020, dans sa ‘Lettre d’un élu non aligné’ https://blogs.mediapart.fr/pio-regis/blog/041019/lettre-dun-elu-non-aligne-aux-fontenaysiennes-et-aux-fontenaysiens-0 adressée aux habitants pour leur expliquer les motifs de sa démission et les sources de désillusions.
Les phases de l’amont de l’élection s’avèrent déjà souvent délicates à vivre. Il s’agit d’abord d’une campagne de terrain qui peut être « très éprouvante » pour celles et ceux qui n’y sont pas habitués. Puis arrive la période de l’entre-deux tours où le jeu politique s’intensifie et peut être dur à vivre. Marie Laure Cuvelier, cofondatrice de la Coopérative Tiers-Lieux en Nouvelle Aquitaine puis de France Tiers-Lieux, devenue Conseillère régionale déléguée à l’économie sociale et solidaire (ESS) en Nouvelle Aquitaine se rappelle ainsi des « rapports de force où chacun avance ses pions, où la question du timing est très importante ». Une phase qui peut apporter aussi son lot de surprises lorsqu’elle apprend par exemple à un mois du premier tour qu’elle est en seconde position sur la liste et donc forcément éligible !
Cette période pré-electorale peut être particulièrement complexe pour des jeunes collectifs non- initiés, comme en témoigne Hélène Bannier, co fondatrice de Vivant le média https://vivant-le-media.fr/ et résidente du tiers lieu les Usines à Ligugé près de Poitiers. Lors des dernières municipales, elle fait partie d’un collectif souhaitant monter une liste « apolitique, avec des aspirations sociales et écologiques fortes, et l’envie d’être à l’écoute de tous les habitants » qui se heurte aux refus de faire une liste commune d’anciens élus, revenus dans la course sur le tard. Ils décident donc d’abandonner leur projet, tout en créant néanmoins un collectif citoyen apolitique investi dans la vie de la commune.
Ensuite l’attribution des délégations suscite elle aussi de possibles déceptions lorsqu’elle n’a pas été négociée clairement en amont, d’autant plus lorsqu’on souhaite ardemment faire avancer un sujet relatif à son engagement et son expérience professionnelle. Régis Pio, motivé par le champ de la « jeunesse » au regard de son parcours engagé dans l’éducation populaire, raconte ainsi dans sa lettre comment « le maire refuse (sa) demande, prétextant qu’il souhaitait une personne d’expérience et d’un certain âge à ce poste ».
Ce sont enfin les phases d’atterrissage dans la collectivité et la vie d’élu qui s’avèrent au regard des témoignages les plus complexes à gérer. Un voyage en terres inconnues pour la plupart de ces nouveaux élus, particulièrement ceux qui ne travaillent pas dans la fonction publique. Cela démarre avec le langage, celui des acronymes, qu’on ne maîtrise pas forcément et qui ne facilite pas l’arrivée dans cet univers, avec des contextes qu’on ne maîtrise pas forcément. Marie-Laure Cuvelier, nouvellement élue à la Région évoque « un exercice du terrain redoutable », en partageant le souvenir de la première fois où elle a siégé dans un Conseil d’administration d’un lycée : « je ne comprenais aucun acronyme, les parents m’interpellaient comme si j’étais responsable des fissures dans la salle ». Sa conclusion souligne l’importance d’une forme de résilience au regard de ces passages ardus : « j’ai beaucoup d’autodérision, mais c’était des moments durs pour m’approprier des sujets hyper techniques. »
C’est lors de cette période que l’on expérimente tout un monde et une culture différente de celle pratiquée dans le milieu des tiers-lieux, sans avoir les codes et connaissances nécessaires ni forcément les ressources pour être aidé. Marie Laure Cuvelier estime qu’ « on ne sait pas comment ça s’organise, à quoi on sert et on ne sait pas à qui demander quoi. ». Ce n’est que plus tard avec la formation qu’elle a suivie grâce à son CPF (compte personnel de formation) d’élue qu’elle a réussi à mieux saisir le cadre dans lequel il fallait rentrer pour agir : « il m’a aidé à comprendre, à l’issue du premier entretien, il m’a dit que c’était normal que je sois frustrée car je pensais comme une cheffe d’entreprise et pas comme une élue locale. »
« Deux salles, deux ambiances »
Voici selon elle un résumé de la relation entre la culture des collectivités et celle des tiers-lieux. Les différences, voire divergences, qui émergent au fil de l’expérience, dont elle témoigne ainsi que les autres personnes interviewées, se déclinent à de multiples niveaux : sur le langage mais aussi et surtout sur les pratiques (et les valeurs associées), et le fonctionnement. Et ces découvertes, souvent non anticipées, peuvent être déstabilisantes. Comme en témoigne Ophélie Deyrolle, ancienne directrice et co-fondatrice du Wip, tiers-lieu de Colombelles en Normandie, et jeune élue de son village de 330 habitants ayant démissionné en 2024 : “on est confronté à des façons de faire et des outillages différents”.
Ce sont déjà les principes régissant l’organisation des uns et des autres qui diffèrent radicalement. Si la souplesse et l’agilité sont au cœur du fonctionnement des tiers-lieux, les collectivités sont quant à elles réglées par des modes de fonctionnement perçus comme beaucoup plus rigides. Comme l’indique Léa Tramontin dans un des numéros d’Horizons publics dédiée aux Tiers-lieux, « l’ADN des tiers-lieux est composé d’une grande capacité d’adaptation et d’expérimentation » Article Quand l’action publique entre en synergie avec la dynamique des tiers-lieux, Horizons Publics, Tiers lieux : quand les pouvoirs publics s’en mêlent…, Hors Série hiver 2022 en ajoutant dans un second article Article Ces équipements publics qui se transforment en tiers-lieu, Horizons Publics, Tiers lieux : quand les pouvoirs publics s’en mêlent…, Hors Série hiver 2022 que les « services publics (sont) parfois peu habitués à ces fonctionnements ».
La temporalité (de la décision, de l’action…) diffère également radicalement d’un univers à l’autre, puisque la collectivité est dominée par le temps long, donnée à laquelle il est difficile de s’adapter lorsqu’on n’y est pas préparé, tout comme pour le manque de souplesse.
Une autre réalité, reliée aux précédentes, que l’on découvre souvent une fois élu et qui participe au choc évoqué en amont, concerne le fonctionnement de l’administration et la place des services. Ce n’est qu’au fil du temps que les nouveaux élus comprennent leur rôle central dans la gestion et les pratiques de la collectivité.
Cet aspect, souvent peu anticipé au départ, et parfois négligé, peut être source de nombreuses déconvenues, au regard du ressenti vécu et des projets qu’on souhaite faire avancer. Comme le dit Marie Laure Cuvelier, « on est élu, pas chef des services », mais on le réalise parfois un peu tardivement. Aurélien Denaes, co-initiateur des tiers-lieux La Tréso et Casaco à Malakoff (92) et conseiller municipal délégué à Malakoff, évoque à ce propos « un mur » alors qu’il était fin connaisseur de la collectivité pour l’avoir fréquemment côtoyée via les activités des tiers-lieux. Mur qu’il attribue à la difficulté de « comprendre les rapports de travail de l’administration avec les élus, et comment ils bossent, comprendre leur feuille de route, d’où ça vient ». Il pointe par ailleurs le fait d’avoir « zéro mode d’emploi » face à un système déjà pré-organisé, une organisation où « tout est déjà en place ». Il évoque également « tout un parcours du combattant pour pouvoir faire changer quelque chose ».
Selon lui, la nature de l’organisation, du fonctionnement, du lien aux habitant·es les régissant sont intimement liés, et contrastent de façon saisissante avec les façons de faire et de penser des tiers-lieux, contraste qu’il résume ainsi : « nous, on arrive avec une liberté de penser, de l’agilité, alors que les services de la mairie travaillent dans un rapport de hiérarchie, où tout est mesuré à l’aune du risque ».
Une autre distinction fondamentale évoquée fréquemment, et source de grande frustration au regard de la crise démocratique actuelle, concerne les modes de gouvernance et la relation aux citoyen·ne·s, Si les tiers-lieux, adeptes de la coopération, s’avèrent attachés à ce qu’elle soit la plus ouverte, partagée et horizontale possible, les collectivités sont régies, selon les personnes interviewées, par un mode de gouvernance beaucoup plus vertical et hiérarchique.
Les décisions sont rarement, voire souvent, non partagées et même lorsqu’il y a l’intention d’intégrer l’avis des groupes concernés et / ou des citoyen·nes, les démarches de participation et de concertation semblent faussées, voire instrumentalisées par des choix déjà faits en amont Voir sur les effets pervers des dispostifs de participation citoyenne l’ouvrage de Manon Loisel et Nicolas Rio « Pour en finir avec la démocratie participative » (éditions Textuel, 2024), qui défendent une réelle démocratisation de l’action publique..
La déception est donc grande pour celles et ceux qui, comme Ophélie Deyrolle, arrive « avec cette idée d’avoir une approche plus participative, plus inspirée par l’éducation populaire, intégrant toutes les parties prenantes ».
Ces modes de gouvernance distincts ne semblent pas uniquement déterminés par des visions ou conceptions différentes de la façon dont partager le pouvoir. Aurélien Denaes estime en effet qu’il y a « une difficulté structurelle et juridique à appliquer concrètement de l’horizontalité, à partir du moment où une personne, le/la maire, est responsable de tout ».
Parmi les motifs de dissension, une certaine conception de la culture politique traditionnelle est souvent décriée par ces ‘aspirants-élus’ issus des tiers-lieux, très attachés à la revitalisation démocratique. L’engagement en particulier de femmes jeunes, actives, dans des listes s’avère parfois très ardu dans des communes gérées par des anciens élus, habitués aux codes et aux rouages de l’élection, de la collectivité, et imprégnés d’une culture que plusieurs décrivent comme « paternaliste, de l’ancien monde ».
Mais cet élément peut aussi être moteur dans l’envie de s’investir et d’y aller, malgré les obstacles. Marie Laure Cuvelier se souvient de l’intervention à la radio du philosophe sociologue Geoffroy de Lagasnerie, décisive dans son choix de s’engager, soulignant que « les institutions et ministères sont remplis de mâles blancs en costard, et que ça n’est aspirationnel que pour les mêmes profils. Tant qu’il n’y aura pas d’autres profils pour faire bouger les lignes, ça ne changera pas ».
Enfin c’est la relation face à une certaine culture du combat, de la force, qui diffère radicalement d’un monde à l’autre. La culture politique à l’œuvre dans les élections, au sein des élus, et parfois au sein de sa propre liste est marquée par « des rapports de force constants et violents à tous les niveaux » selon Aurélien Denaes qui admet ne pas utiliser le même langage lorsqu’il évoque son parcours d’engagé en politique. « Choisir son camp, son allégeance avant même les élections » ne fait en effet pas partie de la terminologie des tiers-lieux, attachée à la coopération et aux principes de la communication non-violente. Ne pas y être préparé en amont, et ne pas savoir gérer ces rapports de force ou « ces vents contraires » selon les mots de Marie Laure Cuvelier peut être très déstabilisant, et sources de déceptions, voire de désengagement de certains nouveaux élus.
Ainsi, au travers de ces expériences et témoignages, nous constatons combien la méconnaissance, ainsi que le manque d’expérience et de savoir-faire sur les codes, la culture et le fonctionnement du système électif local et des collectivités, contribuent aux difficultés éprouvées et ressenties.
Néanmoins certaines expériences dévoilent l’existence de pratiques ou de ressources permettant de mieux se préparer, mieux anticiper la période intense des élections et l’atterrissage au sein des collectivités.
Des solutions pour amortir le choc et faciliter la rencontre ?
Se former et être à l’écoute pour se préparer et anticiper
Être élu est une fonction, et implique un apprentissage pour Marie-Laure Cuvelier, qui évoque ses premiers pas au sein de la Région Nouvelle Aquitaine : « j’apprends la fonction d’élue, on dit que ça n’est pas un métier, mais quand on n’a pas fait Sciences Po, c’est difficile. ».
Dans l’objectif d’anticiper, de se former en amont sur le fonctionnement d’une mairie, le collectif Bergerac citoyen, qui s’est constitué en vue des prochaines élections municipales, a mis par exemple en place des formations menées par un ancien directeur général adjoint de collectivités, membre du collectif.
Christian Saubadu, porte-parole et co-président du tiers-lieu La Traverse et acteur de ce groupe explique les motivations d’une telle démarche : « on est quelques-uns à avoir déjà été élus, et on avait tous ressenti à un moment ce besoin de ressortir la tête de l’eau pour savoir comment fonctionnait une mairie. » Il se rappelle les manques ressentis à l’époque de sa première élection, relatifs au fait de « ne pas être formé au rôle d’élu » que ça soit par rapport « aux procédures de prise de décisions (les délibérations de conseil municipal par exemple), sur les compétences de l’agglomération par rapport à la mairie ». Une ressource précieuse à l’époque fut l’aide apportée par un directeur des services, personne de confiance ayant accepté de partager ses savoirs. Les objectifs d’une telle démarche sont d’abord de mieux cerner les zones d’actions possibles (en relation avec les financements publics), afin d’éviter « les frustrations », mais aussi d’apprendre « la temporalité d’une mairie qui est plus lente ». Le collectif a également convié plusieurs personnalités pour se former à certains sujets et favoriser le retour sur expériences comme par exemple le directeur de cabinet du maire de Corbeil- Essonnes (91) « pour mettre en place l’écoute des citoyens », un chercheur en sécurité de l’Université de Grenoble « sur le maintien de l’ordre » ou encore Gilles Perole, adjoint au maire de Mouans-Sartoux qui « travaille sur l’alimentation et les écoles de son village en régie bio », etc
Cette acculturation à la vie de la municipalité avait aussi été souhaitée par le collectif investi sur la commune de Ligugé (86). Hélène Bannier se rappelle en 2020 la volonté de faire venir Christian Proust, ancien directeur général adjoint des services du Département des Deux-Sèvres (79) et auteur du Guide pratique pour oser s’impliquer dans la vie politique locale, car “il est important de comprendre ce qui se passe dans une commune ». La discussion n’a pu avoir lieu mais un article dans Vivant le média https://vivant-le-media.fr/christian-proust-participation-citoyenne/ a permis de lui donner la parole.
Vers une compréhension mutuelle
Si la formation et la préparation en amont peuvent sembler être des moyens de limiter l’impact du choc lié à la rencontre entre la culture tiers-lieu (et celle de citoyens motivés pour démocratiser l’action publique) et celle des collectivités, certains interviewés estiment que ça ne sera pas suffisant pour réellement faire bouger les lignes et mieux harmoniser les relations entre les nouveaux élus, les anciens élus et les services de la municipalité aux cultures différentes, voire divergentes.
La formation à d’autres façons de faire pour l’administration et l’amélioration de la compréhension mutuelle entre élus et services aux habitus et codes distincts sont sans doute aussi nécessaires. Aurélien Denaes insiste sur le besoin de nouveaux formats permettant de « prendre du temps pour se caler entre élus et administration, entre programme politique et mise en place opérationnelle » afin de combler ce qu’il perçoit comme « un trou dans la raquette ».
Pour Christian Saubadu, il s’agira d’aller encore plus loin, pour viser des changements plus structurels, en modifiant « l’organisation des services pour les adapter : on parle beaucoup de projets concertés, donc il faudra structurer les services de la mairie autour de ça et faire de la formation au niveau des services ».
Le rôle d’élu, s’il est prenant et exigeant, reste celui d’orienter l’action publique. Loin de n’être que déceptions, il peut être une suite logique d’un engagement associatif, coopératif et/ou entrepreneurial dans un tiers-lieu si on y est bien préparé. Cela tombe bien, les élections municipales de 2026 s’organisent actuellement.

Cet article est publié en Licence Ouverte 2.0 afin d’en favoriser l’essaimage et la mise en discussion.