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Point de vue d’agents : retours d’expérience sur des dynamiques tiers-lieux

29 juillet 2025

Les milieux ruraux, très divers dans leur composition géographique et démographique, s’emparent depuis près de dix ans des tiers-lieux, ces lieux multifonctionnels qui permettent la mixité des publics. Comment le rôle et la posture des agents publics évoluent-ils avec ces lieux ? Quels points de vigilances identifient-ils ? Et quelles bonnes pratiques Entretien croisé avec Guillaume Grandferry, chargé de mission développement économique à la communauté de communes (CC) du Trièves en Isère, Claire Dubos, directrice générale adjointe des services à la population à la CC de la Champagne Picarde, et Marion Leyrahoux, facilitatrice du tiers-lieu La Caale à la CC Aunis Atlantique. Elle travaille en binôme avec Mélanie Martineau, responsable du service animation économique.

Cet article a été produit dans le cadre du partenariat Média avec Horizons Publics. Cet article est republié à partir du site d’Horizons Publics. Lire l’article original.

Vous êtes agent·e dans un territoire rural, quelles sont ses spécificités ?

Guillaume Grandferry (G. G.) – Le Trièves est un petit territoire rural, à 50 kilomètres au sud de Grenoble, où de nombreux habitants vont travailler. Nous avons un positionnement et une image axée sur l’écologie avec une dynamique économie sociale et solidaire (ESS) très développée. Nous sommes sur un territoire de transit, l’itinéraire bis de la vallée du Rhône y passe et les quelques stations de ski apportent des touristes. Nous avons également un marché du foncier hypertendu.

Claire Dubos (C. D.) – Nous sommes une collectivité extrêmement rurale, la plus grosse commune compte 2700 habitants. Nous sommes plutôt sur un solde négatif, nous perdons des habitants et les services publics ont tendance à fermer (cabinet médical, écoles, centre des finances publiques). Donc nous avons du foncier disponible et peu cher.

Marion Leyrahoux et Mélanie Martineau (M. L. et M. M.) – Aunis Atlantique rassemble 20 communes au nord de la Charente-Maritime dans un territoire rural, mais avec un positionnement stratégique au cœur du pôle La Rochelle, Rochefort et Niort. Nos communes ont récemment été raccordées à la fibre optique. Cela a permis une transition numérique. Nous avons beaucoup de travailleurs indépendants qui ont leur siège social à domicile avec toutes les limites qu’il peut y avoir en termes de coûts et de lien social.

Comment émergent les tiers-lieux sur votre territoire ? Avez-vous plutôt un rôle d’accompagnateur ou d’initiateur de la démarche ?

C. D. – Je suis arrivée en 2017. À l’époque, le premier projet que m’ont confié les élus était de faire des propositions de réhabilitation d’un ancien cabinet médical de 300 mètres carrés qu’ils venaient de racheter. Aujourd’hui, c’est devenu le tiers-lieu Faitout connecté. Pour convertir ce lieu, j’ai sondé les agents et les habitants pour connaître les besoins du territoire. J’ai relevé l’accueil des enfants de 0 à 3 ans, le manque de lieux de réunion pour les professionnels, le relais des services publics vieillissants, etc.

Ensuite, avec des collègues, j’ai visité des lieux comme des fablabs, des espaces de coworking, ou des crèches. Je me suis dit qu’on pouvait essayer de faire un mix de tout ce qui semblait manquer avec un côté réversible et modulable, en se donnant le droit à l’erreur. Par exemple, le coworking n’a pas du tout fonctionné, car les habitants n’en avaient pas besoin sur notre territoire. Aujourd’hui, c’est devenu un campus connecté pour les jeunes. Peut-être que ça ne marchera pas, mais ce n’est pas très grave, essayons.

M. L. et M. M. – Le bâtiment dans lequel se trouve notre tiers-lieu, La Caale, avait été acheté pour les besoins du développement économique. Au regard de sa situation très attractive sur le port de Marans, dans un quartier en devenir, la communauté de communes a décidé de le valoriser sous la forme d’un tiers-lieu plutôt que de le mettre à disposition d’une entreprise locale. Ces anciens locaux administratifs offraient 400 mètres carrés de bureau et 500 mètres carrés de jardin. Ce fut donc un parti pris de la communauté de communes d’impulser, de porter et d’accompagner ce projet pour travailler sur une politique d’animation économique et d’innovation. Les caractéristiques du territoire, péri urbain, ont fait le bien-fondé du projet pour plusieurs objectifs. D’abord, réduire les déplacements, notamment des habitants qui travaillent sur l’agglomération rochelaise, donc un objectif de transition écologique. Puis un objectif de lien social, en offrant aux habitants la possibilité de télétravailler à proximité de leur lieu d’habitation en rencontrant d’autres personnes, car le lieu est ouvert aux entrepreneurs, aux étudiants ou encore aux demandeurs d’emploi. L’important, c’est que les acteurs du territoire puissent s’en saisir comme d’un lieu ressource, qui leur permette de se rencontrer et de développer des projets. Nous pensons que c’est vraiment la nouveauté de ce type de lieu, en perpétuelle évolution. Par exemple, cette année, l’association Les passagers de la Caale a été créée avec la volonté d’ouvrir un café associatif, d’animer notre studio audiovisuel et de mettre en place des chantiers participatifs.

G. G. – Notre positionnement politique et technique est d’agir en tant que facilitateur, accompagnateur et financeur. Nous avons essayé d’être à l’initiative d’un projet de tiers-lieu avec l’élu chargé de l’économie à la commune de Mens, mais nous avons constaté que la dynamique ne prenait pas, nous n’avons donc pas forcé les choses. Quelques années plus tard, la demande est venue du terrain. La commune a pris le relais et c’est devenu un projet communal. Quand la collectivité est à l’initiative – on le voit avec cet exemple – cela ne fonctionne pas trop. Il faut un noyau dur qui se dégage et qui prenne la main, que la demande vienne des habitants.

Depuis, nous partons d’une logique de terrain. Le tiers-lieu La fourmilière s’est créé en 2015. Un groupe formé de 15 personnes – majoritairement des travailleurs indépendants – est venu nous voir, car ils cherchaient un lieu. Nous avons cherché avec eux. Finalement, ils se sont implantés dans un local privé, donc nous avons aidé financièrement avec des fonds régionaux, départementaux et de la communauté de communes. Nous étions là pour faire du lien et communiquer sur leur projet.

M. L. et M. M. – De notre côté, il y a quand même eu un noyau dur, puisque depuis le départ, nous avons 5 usagers particulièrement investis. Cependant, ils n’envisagent pas à court terme de reprendre la gestion ou la cogestion du lieu pour des questions de temps. Ça leur convient très bien que ce soit la communauté de communes qui gère parce qu’il y a un certain nombre d’avantages.

Comment travaillez-vous avec les élus sur les projets de tiers-lieux ?

C. D. – Lors de la première présentation aux élus, ils se sont demandé quel était ce concept parisien dont je leur parlais. Ils étaient un peu sceptiques, mais comme c’était très bien financé, ils ont accepté. Les élus des plus petites communes étaient les plus réticents. Nous avions un seul élu moteur. Le président était plutôt convaincu parce que je l’avais emmené faire quelques visites pour qu’il dialogue avec des pairs.

Finalement, l’inauguration s’est très bien passée, il y a eu une belle couverture presse, beaucoup de flux. Les élus ont eu des retours d’habitants qui leur ont dit combien c’était précieux pour eux d’avoir un espace commun pour différents services. Il y a eu un sentiment de fierté d’avoir osé innover. À partir de là, la dynamique s’est lancée. Depuis, nous sommes presque devenus une agence de conseil. Cela renforce les coopérations entre la communauté de communes et les communes.

G. G. – Nous sommes en lien étroit avec les élus. Ces lieux sont bénéfiques pour l’attractivité du territoire. À Grèce en Vercors, par exemple, le tiers-lieu accueille des touristes qui veulent travailler une journée pendant que leur famille est en vacances. C’est un élément d’attractivité, mais aussi un service à la population. L’objectif est de garder les salariés sur le territoire. En revanche, nous avons du mal à toucher les salariés des grands groupes de l’agglomération grenobloise qui habitent le Trièves. Nous travaillons avec la métropole de Grenoble pour les informer que le lieu de coworking est ouvert.

M. L. et M. M. – Nous sommes aussi dans cette dynamique d’identifier des acteurs qui ont des salariés qui pourraient venir profiter des services du tiers-lieu. C’est un temps dédié qu’il faut consacrer. Nous avons déjà fait des approches, notamment du côté des étudiants avec l’université de La Rochelle. Ce qu’on a observé, c’est que les clients qui sont venus nous voir pour télétravailler sont des personnes qui habitent sur le territoire, mais dont l’entreprise est nationale, voire internationale. Elles n’ont aucun lien avec leurs collègues et se retrouvent isolées. Concernant les élus, ils sont depuis le départ partie prenante dans le projet de création et d’animation du tiers-lieu sur le territoire. Ils continuent à suivre son évolution.

Ces lieux ont-ils fait évoluer vos postures dans votre travail du quotidien ? De quelle manière ?

C. D. – J’avais une expérience plutôt entrepreneuriale. J’aime créer des lieux, c’est dans mon ADN, donc ça a peut-être un peu influencé les projets. Nous sommes une petite collectivité de 80 agents. C’est une échelle assez familiale et conviviale. Dans cette petite équipe, nous avons des compétences en interne que les agents ont apporté de leurs expériences professionnelles passées. Ce sont des projets fédérateurs. Il faut absolument que les agents soient impliqués, même dans les choix des matériaux, par exemple.

Les trois quarts du service ont un lien avec l’activité des tiers-lieux. Cela nous a permis de repenser nos façons de travailler, mais ce n’est pas sans impact. Les limites de ces lieux, tenus par des fonctionnaires, c’est qu’ils sont circonscrits à des horaires de fonctionnaires, mais il faut qu’il y ait de l’animation, des actions culturelles, il faut faire vivre ces lieux même en soirée. Comme les agents sont très motivés, nous n’avons pas eu de souci pour trouver des volontaires même le week-end. Toutefois, il y a quand même eu deux départs. Un agent a trouvé que le travail empiétait trop sur sa vie privée. Et un autre agent, en poste depuis vingt-cinq ans, pour qui les changements allaient trop loin. Car quand ils sont à l’accueil de tiers-lieux, les agents jouent un rôle de guichet unique avec un public assez fragile parfois. Ils doivent être au fait de toutes les informations. Cela demande une fibre particulière et d’aimer travailler en partenariat.

M. L. et M. M. – Entre l’accueil du public, l’administratif et la logistique du lieu, être facilitatrice de tiers- lieux est un rôle qui demande énormément d’écoute, d’adaptation et d’organisation, parce que nous sommes sûrs de la coordination et de la facilitation. Nous sommes aussi en lien avec quasiment tous les services de la communauté de communes. C’est très intéressant, c’est en permanence communiquer les missions et les besoins de ce tiers-lieu à nos services financiers, gestion de travaux, techniques, prévention, communication, développement économique, etc.

Personne ne sait vraiment ce qu’est un tiers-lieu. Nous sommes constamment en train de le rappeler. C’est un lieu pour se rencontrer et faire des choses ! Au sein d’un tiers-lieu, nous avons vraiment cette casquette d’ambassadeur et de porteur de projets. Les utilisateurs félicitent le service public d’avoir mis en place un tiers-lieu, d’utilité sociale et économique. Ils perçoivent dans notre posture que nous sommes agiles, à l’écoute, dans la coopération : nous ne décrétons pas, nous faisons ensemble. C’est un peu unique et lié à cette identité des tiers-lieux.

Quels points de vigilance identifiez-vous aujourd’hui dans votre travail avec les tiers-lieux ?

M. L. et M. M. – Il y a un risque de surcharge mentale, de surcharge de travail. Devoir être bons et compétents dans plusieurs domaines, ce n’est pas forcément évident. On peut aussi citer la visibilité du lieu, faire connaître le lieu, négocier le budget ou encore les conflits d’usages qui peuvent surgir entre différents usagers.

C. D. – Il y a sept ans, il n’y avait quasiment pas de tiers-lieux en milieu rural, notamment portés par des collectivités. C’était plus difficile de trouver des modèles dans lesquels les élus pouvaient se projeter. Maintenant, ça s’est beaucoup développé. Il ne faut pas que ça devienne un gadget à élu. Il faut que ça corresponde à un vrai besoin. Nous commençons à devoir refuser des projets. Quand il y a déjà un lieu à trois ou quatre kilomètres, nous ne pouvons pas tout démultiplier, cela n’a pas de sens. Ainsi, la limite, c’est que, compte tenu de la superficie et du nombre d’habitants, je crois qu’on a atteint le seuil critique de ce qu’on pouvait faire. Mais d’autres tiers-lieux continuent d’ouvrir.

G. G. – Le modèle économique est difficile à trouver au départ. Nous aidons seulement au démarrage. Certains groupes attendent beaucoup de la mairie au niveau des loyers et des subventions, mais il faut trouver un modèle économique pour être rentable sans subventions publiques. Les tiers-lieux ne peuvent pas rester sous perfusion.

Quel est votre rôle dans le développement des tiers-lieux sur votre territoire aujourd’hui ?

C. D. – Nous avons accompagné des projets municipaux et d’autres portés par la communauté de communes. Les communes qui n’ont pas d’ingénierie sont reconnaissantes d’avoir ce soutien. Nous leur faisons des audits. Puis, nos collègues de la communication et du numérique conseillent les communes pour trouver un nom, faire leur logo, leur baseline, choisir les couleurs du lieu, etc. On peut aussi créer les signalétiques grâce à la découpe vinyle de notre fablab.

M. L. et M. M. – Un tiers-lieu social a vu le jour en début d’année. Le fait que La Caale fonctionne, nous pensons que ça a inspiré la communauté de communes pour poursuivre dans ces nouveaux modèles de développement local. Nous avons aussi beaucoup d’interactions avec d’autres tiers-lieux. Nous nous alimentons les uns des autres, et nous nous développons ensemble. Ne serait-ce que sur de l’aménagement d’espace ou d’animation des collectifs. C’est une dynamique au sein du territoire, et même au-delà, qui est motivante et stimulante.

G. G. – Le marché du foncier est hypertendu sur notre territoire. Nous essayons de récupérer des lots d’offres privées et des locaux de collectivités vacants. Nous sommes aussi en lien avec les agences immobilières, mais c’est très compliqué de s’implanter sur le territoire. Les bâtiments des tiers-lieux du territoire sont presque toujours communaux ou intercommunaux, avec des loyers modérés. Chez nous, s’il n’y a pas un soutien de la collectivité au niveau du bâtiment, ça ne tient pas. Car dans le privé, il y a trop peu d’offres, donc les loyers sont exorbitants.

Quelles sont les prochaines étapes pour la pérennisation et le bien vivre de vos tiers-lieux ?

C. D. – Ce serait d’associer un comité d’usagers dans la gouvernance. Que ce soient des enfants de l’école, des structures associatives, etc.

M. L. et M. M. – Depuis le début, la communauté de communes n’a pas vocation à gérer ce lieu ad vitam eternam, mais plutôt à le transmettre. Nous devons faire en sorte d’arriver à un équilibre financier pour pouvoir donner les clés à un collectif intéressé de le reprendre en gestion. Même si nous aussi on se pose des questions sur l’après des subventions de la région : est-ce qu’on parviendra à un équilibre de gestion ? Nous n’avons pas la réponse aujourd’hui, ce n’est pas une économie évidente.

Pour le moment, nous pouvons continuer à développer le lieu avec le soutien de la région et grâce à la création d’une association d’habitants. Sinon, nous n’aurions pas pu répondre à l’appel à manifestation d’intérêt. La région Nouvelle-Aquitaine pousse les tiers-lieux à impliquer les coworkers, les usagers, les habitants dans le projet. Ce n’est pas évident de mettre en place un mode de gouvernance partagée. C’est vraiment notre défi.

Par exemple, le jardin est entretenu à 100% par les agents de la communauté de communes. Nous avons souvent posé la question aux coworkers de savoir s’ils seraient intéressés de reprendre cette tâche. Mais ils n’ont pas ce temps à fournir, à donner, pour l’entretien du jardin. Sauf qu’il faut que chacun s’investisse, sinon ça ne peut pas fonctionner.

Un conseil pour d’autres agents ?

M. L. et M. M. – S’entourer : la Coopérative des tiers-lieux, France Tiers-Lieux, etc. Cela nous nourrit et nous permet d’avancer dans la bonne direction. On se forme, nous avons fait des formations avec le Centre national de la fonction publique territoriale (CNFPT) : « Tiers-lieux pour les collectivités » ou encore « Intelligence collective ».

C. D. – Ce qui m’a beaucoup aidé et nourri c’était de visiter d’autres structures, de pouvoir rencontrer les agents qui travaillaient sur ces projets, leur demander les écueils à éviter (la confidentialité, les rangements, etc.). Et créer un noyau de 3 ou 4 élus moteurs.

M. L. et M. M. – Rappeler aussi ce qu’est un tiers-lieu pour que tout le monde comprenne et parle bien de la même chose. Un autre point, ça serait vraiment de faire le diagnostic des besoins, le travail sur l’identité, les envies et les valeurs communes. C’est plus facile de mobiliser quand on a le sens du projet.

G. G. – Bien être en lien avec les acteurs économiques locaux. Les écouter, les accompagner au plus près de leurs besoins. Parfois, c’est juste commencer par trouver un local. Être un relais entre les acteurs, communiquer, les informer sur les dynamiques du territoire. Il faut avoir une connaissance fine du tissu économique local. C’est un vrai travail de terrain et de réseau pour savoir qui fait quoi et qui travaille sur quoi. L’objectif est d’être connu et reconnu sur le territoire. Nous, on est là pour mettre en lien.

Cet article est publié en Licence Ouverte 2.0 afin d’en favoriser l’essaimage et la mise en discussion.