Face à la crise écologique, à la question « qui doit agir » s’est aujourd’hui substituée la question du « comment ». Les tiers-lieux jouent, à cet égard, un rôle déterminant, car leurs manières d’ancrer, d’hybrider, de faire lien et de mobiliser les placent aux avant-postes de solutions inclusives et systémiques pour accélérer la transition écologique et sociale de la société. Des enjeux omniprésents durant les rencontres nationales des tiers-lieux 2024, notamment abordés lors d’un débat ouvert consacré à l’urgence climatique. Intervenants : Antoine Pellion (Secrétaire général à la planification écologique), Erwan Ruty (auteur de « L’écologie peut-elle être populaire ? ») Animation : Julie Auffray (journaliste)
En Nouvelle-Aquitaine, dans un Quartier Prioritaire de la politique de la Ville (QPV) de Périgny, naît en 2014 La Matière. Cette structure hybride propose des ateliers circulaires et des formations, dispose d’une ressourcerie et travaille autour d’aménagements d’espaces durables. Début 2024, elle invitait les jeunes de 18-25 ans à venir se former à l’entrepreneuriat créatif ainsi qu’à la transition sociale et écologique, pendant six mois. La Matière fait partie des 1550 tiers-lieux dédiés à l’éco-conception et aux circuits courts et partage avec un tiers des tiers-lieux l’objectif de défense du réemploi, du recyclage et de la réparation. À l’échelle locale, La Matière tente de s’inscrire dans une démarche d’écologie populaire ; à l’échelle nationale, ce tiers-lieu pourrait bien constituer un levier de la planification écologique. C’est autour de ces deux notions que s’articule ce débat ouvert « Urgence climatique, SOS vivant : quel rôle des tiers-lieux dans la préservation et l’économie des ressources ? » qui a réuni plus de 150 personnes.
Deux notions contradictoires ?
Les deux intervenants s’expriment depuis des positions a priori contradictoires. Là où la planification écologique désigne, simplifie Antoine Pellion, une approche transversale qui vise à « mettre en cohérence des sujets et des moyens », l’écologie populaire met au centre « la question de la mobilisation du public » et un « changement d’imaginaire » autour de la transition, soutient Erwan Ruty.
D’un côté, donc, la systématicité et la définition d’un cadre, de l’autre l’attention à l’échelle individuelle et la construction par le terrain. Tout l’objet du débat ouvert est de soutenir que les deux démarches doivent s’imbriquer. Car les six priorités que s’est donné le gouvernement en matière de planification écologique – mieux se loger, mieux se déplacer, mieux préserver nos écosystèmes, mieux produire, mieux se nourrir et mieux consommer – posent évidemment la question de la dignité des personnes et de la prise en considération de leurs besoins et aspirations. La transition doit se « faire avec » et promouvoir « l’aller vers », pour reprendre des formules largement employées dans l’écosystème des tiers-lieux. C’est en partie grâce à cela que l’articulation des notions peut se faire : en pensant depuis des espaces du faire, du lien social, depuis les habitants qui les font vivre, on participe en effet à la mise en cohérence de deux façons de s’impliquer dans la transition.
Habiter les territoires
Une première partie du débat ouvert revient sur une question simple : pourquoi les tiers-lieux ? C’est ce qu’invite à questionner Antonin, responsable d’une association à Pantin (93), citant Fatima Ouassak, fondatrice de l’association Le Front des Mères et autrice, notamment, de Pour une écologie pirate : et nous serons libres. Celle-ci voit dans les tiers-lieux un témoignage du « projet écologique de gentrification parfaitement assumé. » En même temps, poursuit le participant, le lieu ouvert par Le Front des Mères et Alternatiba à Bagnolet, Verdragon, a tout l’air d’un tiers-lieu : peut-être alors que « c’est nous, responsables des tiers-lieux, qui nous déconnectons des gens autour de nous. Il faut que nous intégrions dans nos logiques l’utilité sociale pour ne pas nous déterritorialiser et pour participer aux actions d’éducation populaire et de pouvoir d’agir. » Le propos résonne comme une invitation à exercer sa réflexivité et son sens critique, à requestionner ses pratiques.
Ainsi Gaëlle, entrepreneuse dans une coopérative ESS, prolonge-t-elle la réflexion en invitant à « aller rencontrer les gens, les associations de terrain, et en restant très humbles même si l’on porte une grande vision. Car on n’a rien inventé : les gens préservent leur territoire depuis toujours ». Pour Laurent, de La Ringarderie à Aubenas (07), « les tiers lieux peuvent être des lieux supports » pour les initiatives locales mais « les solutions existent déjà. » De fait, poursuit Xavier, ancien coordinateur d’un tiers-lieu nourricier près de Bordeaux, « ce qui reste à la fin, c’est la connaissance et le respect de ses voisins. » L’exigence première est donc celle-ci : favoriser les dynamiques solidaires et responsables et contribuer à les rendre systémiques. Une ambition qui vise à transformer l’action publique par le terrain et peut bouleverser la formulation des réponses apportées à la crise écologique.
Expérimenter, solutionner
Pour Léa, anciennement responsable RSE dans une entreprise de l’aménagement urbain, les tiers-lieux devraient être la figure de proue de la transition écologique, notamment sur la question du bâti, car « ils ont dans leur ADN le fait d’expérimenter », souligne-t elle. La deuxième partie de l’échange s’ouvre ainsi sur l’enjeu de l’expérimentation.
« Les tiers-lieux pourraient être démonstrateurs de ce que signifie être un refuge de biodiversité, illustrer concrètement ce que peut être vraiment la sobriété, loin du cliché du retour à l’ère de la bougie » reprend Léa.
La réflexion sur le bâti s’enrichit du retour d’expérience de Julie Marchand, administratrice de la coopérative Crealead à Montpellier. La loi de 2023 sur la « zéro artificialisation nette » (ZAN) vise notamment à limiter la consommation d’espaces et à tirer parti des surfaces déjà exploitées. Les porteurs de projet qui cherchent à s’installer devront donc certainement se tourner vers un lieu à réhabiliter plutôt que vers un bâtiment neuf. « Et c’est là, souligne-t-elle, une opportunité incroyable pour expérimenter et apprendre. On peut en retirer de nouvelles pratiques et d’autres façons de faire. »
Les tiers-lieux se positionnent ainsi comme interfaces, entre espaces ressources et incubateurs pour des initiatives locales et objectifs globaux de transition. Ancrés dans les territoires, portés par ou construits avec les habitants, ils proposent des réponses concrètes et situées tout en revendiquant le caractère systémique de leurs actions et contribuent à la diffusion et l’essaimage de solutions, notamment par la force des réseaux (locaux, régionaux, nationaux et internationaux). Ils peuvent être, veulent croire Antoine Pellion et Erwan Ruty, « un facteur d’accélération très fort de la transition » et permettre « la montée en puissance des initiatives locales pour qu’elles deviennent structurantes. »
La mise à l’échelle
L’enjeu de la mise à l’échelle occupera ainsi une place importante dans la troisième partie des échanges. À Gaëlle, qui mentionne un lieu solidaire avec une crèche autogérée portée par des parents de son village, Antoine Pellion répond ainsi : « On voudrait que ce type d’initiatives essaiment et maillent le territoire. Mais leur ampleur reste encore trop faible vis-à-vis de l’urgence dans laquelle on doit agir aujourd’hui. Il est nécessaire de passer à l’échelle mais il faut en même temps éviter le choc culturel, éviter de dénaturer l’action en allant trop vite ou en uniformisant inefficace ment. On est là face au cœur de la problématique. »
Ce changement d’échelle requiert des moyens. Certains dispositifs ont vu le jour, à l’instar des programmes « Actions cœur de ville » et « Petites villes de demain » ou les Contrats pour la réussite de la transition écologique (CRTE) pilotés par l’Agence nationale de la cohésion des territoires (ANCT). Cependant, les financements destinés aux initiatives locales semblent insuffisants, à l’image de l’interpellation de Claire, porteuse d’un projet de tiers-lieu dans les Hauts-de Seine (92) : « Il faudrait que la puissance publique affecte des moyens aux tiers-lieux et aux initiatives locales de proximité plutôt qu’aux éco-organismes. »
Pour Erwan Ruty, « il y a en effet un vrai problème de mise en cohérence de l’action publique, ce ne sont pas juste des questions financières. » C’est ce qu’illustre Aurélien Marie, coordinateur de L’Arbre en Normandie : « Je suis à la recherche de cette cohérence », commence-t-il. « On n’a pas pu toucher certaines subventions des collectivités en totalité parce qu’on souhaitait exclure le neuf des achats au profit de matériaux et objets de réemploi. Il faut changer ces critères. » Une perspective qui invite les acteurs à se structurer et à se constituer en réseaux pour faire entendre leur voix.
« On ne peut pas se contenter d’être créatifs, il faut que l’on s’organise collectivement », défend ainsi Erwan Ruty. « Mais, affirme-t-il, on ne peut pas compter sur notre propre capacité d’auto-organisation : il faut que l’on soit soutenus par la puissance publique ».
La fabrique des politiques publiques locales suppose ainsi l’émergence de nouvelles logiques partenariales entre les acteurs de terrain et la puissance publique, fondées sur l’écoute et le dialogue. En impulsant des démarches de contribution, de programmation, d’organisation qui renforcent la capacité des citoyens à intervenir dans l’espace public et leur pouvoir d’agir, les tiers-lieux transforment les manières de faire. Et invitent à faire de la planification écologique un outil au service du collectif.
 
            Cet article est publié en Licence Ouverte 2.0 afin d’en favoriser l’essaimage et la mise en discussion.
