Interview

Rien de tel qu’un défi extrême pour s’ouvrir de nouveaux horizons

Une production distribuée portée par les fablabs, un horizon possible pour les véhicules intermédiaires ?

23 septembre 2025

Premier opus de notre série sur les collaborations entre agents publics et tiers-lieux, ce grand entretien avec Gabriel Plassat, expert mobilité de l’ADEME et pilote du parcours d’innovation Extrême Défi, vient éclairer la façon dont les partenariats public / tiers-lieux donnent d’autres moyens d’agir aux agences de l’Etat et renouvellent leurs modes de coopération habituels. Il est question ici d’un projet de création d’une filière économique des véhicules intermédiaires et du rôle possible des fablabs en son sein. Ce projet s’est traduit par un partenariat entre l’ADEME et RFFlabs, le réseau des Fablabs français qui compte 150 membres sur les 980 espaces du faire en France (source France Tiers Lieux en 2023).

Ingénieur motoriste de formation, Gabriel Plassat a travaillé quelques années dans l’industrie automobile au milieu des années 1990. Il comprend assez vite que le numérique est en train de transformer les objets en services : « La voiture du futur ne fera pas envie mais on sera content de s’en servir ». Il s’intéresse alors à la manière dont les acteurs du secteur s’y confrontent, tout en étant également lucide vis-à-vis des impasses écologiques de l’industrie du transport. Aussi, il rejoint l’ADEME, l’agence de la transition écologique, en 2002, et y développe une approche prospective afin de faire émerger un écosystème de la mobilité économiquement et écologiquement durable, en créant notamment la Fabrique des mobilités. Avec cette structure, qui parie sur l’intelligence collective et la coopération entre des acteurs très hétérogènes et en grand nombre, il applique le triptyque d’action éviter / reporter / améliorer et défend ouvertement une réduction du volume des déplacements, « sans laquelle, nous ne pourrons ni atteindre le niveau suffisant de réduction des émissions de GES, ni tirer parti de modes de vie atteignables, plus sereins et plus justes ». Pour atteindre cet horizon, il s’appuie, notamment, sur le développement des technologies et des usages numériques (open source, fabrication numérique, géolocalisation, applications mobiles, etc.) et sur le dispositif « Extrême Défi » de l’ADEME qu’il pilote. Il s’agit d’un parcours d’innovation ouverte qui réunit des fablabs, des collectivités, des entrepreneurs, des industriels, etc. Avec le volet mobilité de l’Extrême Défi, il œuvre à la structuration d’une filière de « véhicules intermédiaires » aussi appelé vélis, des véhicules dix fois moins coûteux, dix fois plus durables, légers, simples et efficients que les voitures. C’est dans ce cadre que Gabriel Plassat s’est rapproché de RFFLabs.

Pouvez-vous nous décrire le dispositif Extrême Défi mobilité et ses objectifs ?

Avec l’omniprésence du numérique dans les transports, notamment la géolocalisation et le déverrouillage numérique, mais aussi grâce au développement de solutions sur étagères et à la baisse du coût des batteries, les entrepreneurs peuvent à présent combiner différentes pièces détachées et solutions logicielles pour concevoir un véhicule intermédiaire, sans être une grosse structure et avec peu de capitaux. Les vélis sont des objets roulants légers (catégories L1 à L7) qui vont du vélo à assistance électrique aux voitures électriques sans permis, à l’instar de l’AMI de Citroën pour citer une référence connue. Afin de s’attaquer à l’empreinte carbone du transport routier, l’ADEME a souhaité explorer, avec le parcours d’innovation Extrême Défi mobilité, la création d’une filière économique autour d’un système productif capable de faire des véhicules électriques intermédiaires à durée infinie : des véhicules faciles à produire (assemblage de pièces détachées), à faire évoluer (intégrer de nouvelles générations de batteries, de nouvelles modalités et options), à maintenir et à réparer. C’est en me questionnant sur les types de structures et de lieux qui pourraient composer cette filière que je me suis rapproché de RFFlabs. Cela dit, l’Extrême Défi Mobilité est un programme plus large que notre collaboration avec RFFLabs : financement des constructeurs, de laboratoires de sciences-humaines autour de l’imaginaire de la mobilité, etc.

Comment envisagiez-vous le rôle des fablabs au départ ?

Je voulais évaluer la capacité des fablabs à aider les entrepreneurs sur le prototypage des vélis et sur la résolution de problèmes, mais aussi sur la fabrication de certaines pièces et composants, notamment dans le cadre de la personnalisation et de la réparation des véhicules. Je voulais également évaluer la capacité réelle du réseau des fablabs à préfigurer un système d’usine distribuée et accessible en proximité pour les usagers, ce qui permettrait de répartir les moyens de production sur le territoire en impliquant un réseau de structures locales, citoyennes et collaboratives. Pour faire simple, je voulais savoir si l’on pouvait transformer des repair cafés en fablabs industriels. 

Comment s’est déroulée l’expérimentation avec les fablabs ?

Des ateliers associant des constructeurs de vélis et plusieurs fablabs ont été organisés afin d’identifier les composants qui pourraient être réalisés dans ces espaces du faire. Il s’agissait aussi de favoriser la rencontre entre les fablabs et les constructeurs. Puis, une collaboration plus poussée a été lancée avec deux fablabs : l’Ecocentre de Varennes sur Allier et l’Agrilab à Beauvais dans l’Oise. L’Agrilab a accueilli en résidence l’équipe du vélo cargo Baker-Prax afin de travailler sur le prototypage d’un toit escamotable. L’Ecocentre a reçu en résidence l’équipe de Humbird et son Woodybus, un vélobus scolaire dans lequel tout le monde pédale. L’objectif était de trouver des solutions pour rendre le woodybus plus modulaire et répondre à deux besoins identifiés : transporter des enfants trop petits pour pédaler et avoir plus d’espace de rangement. Les deux résidences ont porté leurs fruits. Jean-François Robert, le créateur du Woodybus, a apprécié le côté « tête et jambes » des fablabs, c’est-à-dire la puissance de l’intelligence collective reliée à une capacité de faire quasi immédiate, ce qui permet de tester une idée et d’alimenter la réflexion de façon itérative.

Quels enseignements avez-vous tiré globalement de ce partenariat avec des fablabs ?

Indéniablement, les fablabs peuvent apporter une aide en matière de brainstorming, de prototypage et de tests. Il apparaît aussi que les fablabs peuvent jouer un rôle dans l’adaptation des véhicules intermédiaires à des besoins particuliers (cf. Le woodybus). Il y a une porosité intéressante qui s’installe lorsqu’un fablab et un constructeur travaillent ensemble : apprentissage de nouvelles techniques, utilisation de nouveaux outils, transmission de l’esprit maker (intelligence collective et agilité).

En revanche, la dimension d’usine distribuée reste un potentiel purement théorique. Les fablabs sont, en effet, trop hétérogènes en termes d’équipement, de compétences, d’organisation, pour être compatibles avec une vision de filière industrielle. La marche est énorme, même avec des véhicules relativement low tech. Amélie Tehel, la déléguée générale de RFFLabs, a elle aussi conclu que la participation des fablabs ne peut être que ponctuelle, à travers des résidences, des hackathons, etc., et qu’un engagement plus important et continu ne rencontre pas un intérêt réel, car il reste perçu comme une privatisation des fablabs au service de constructeurs, qui de leur côté ne jouent pas forcément la carte de l’ouverture (notamment par rapport à la question des brevets).  

En outre, beaucoup de fablabs trouvent leur raison d’être dans leur ouverture au public et dans un fonctionnement basé sur le volontariat. Or, intégrer une filière de production distribuée réduit mécaniquement leur capacité d’accueil du public et pose des problématiques de conditions de travail et de droit du travail. Ainsi, mises à part quelques exceptions, la philosophie et le mode de fonctionnement des fablabs, en raison de leur dimension pédagogique et inclusive, ne permettent pas de migrer du modèle du repair café à celui du fablab industriel comme je l’avais imaginé, et donc l’horizon d’une usine distribuée qui impliquerait un nombre conséquent de fablabs semble encore lointain et incertain. 

Cette collaboration a-t-elle modifiée votre vision de la filière économique des véhicules intermédiaires ?

Non, ma vision d’un système productif distribué reste pour moi la seule solution pour faire face à la réalité économique des véhicules électriques chinois et aux enjeux de réduction de l’empreinte carbone. En tous cas, nous avons pu acter que la collaboration directe entre un fablab et un constructeur fonctionne. Nous allons continuer à alimenter des fablabs avec des projets concrets de vélis, dans l’espoir de faire germer chez quelques-uns cette vision de filière industrielle durable. Mais c’est sûr que cela ne va pas se faire en un claquement de doigts et nous avons beaucoup de travail à mener ensemble afin de mettre en place les conditions d’émergence d’une telle filière. Quels seront les vélis qui feront l’objet d’une industrialisation ? Quels en seront les usages ? Est-ce que ce sera la faculté de changer l’habitacle d’un véhicule en une heure pour passer par exemple d’un véhicule avec passagers à un véhicule de transport de marchandise ? A quoi ressemblera le système productif ? Quels seront les acteurs qui pourront maintenir, reconditionner, remanufacturer les vélis ? Ce que nous apprend l’esprit fablab, c’est qu’il ne faut pas tenter de l’imaginer, il est plus fécond d’adopter une approche itérative : faire et faire encore jusqu’à créer les conditions pour que cela se passe.

Vous connaissiez déjà la réticence des makers vis-à-vis du système industriel, leur esprit open source et anticapitaliste, leur engagement pour les communs, pour la participation citoyenne, etc. D‘autres acteurs semblaient plus évidents et opérationnels pour répondre aux besoins d’une telle filière, je pense notamment aux garagistes (socle d’équipements et de compétences, sécurité)…

Bien sûr, l’implication du réseau des garages serait déterminante dans l’émergence d’une filière économique des véhicules intermédiaires. Ils ont déjà l’équipement et les compétences nécessaires pour assembler les vélis, les personnaliser, les réparer, notamment les garages spécialisés dans les vélos et scooters électriques. Mais pour le moment, les garages, et en particulier les garages automobiles, sont dans une autre dynamique. Cela dit, oui activer les fablabs pourrait être un moyen de faire bouger le réseau des garages, de susciter chez eux un autre imaginaire, des stratégies de diversification. J’ai pu avoir cette arrière-pensée.

Cette expérimentation avec les fablabs vous a-t-elle permis d’avancer sur d’autres modes d’intervention publique ?

C’est en cours de documentation. J’ai beaucoup laissé faire pour observer la façon dont le monde des fablabs et celui des petits constructeurs pouvaient s’interrelier et pour essayer de comprendre ce qu’il manque pour que cela fasse système. Il y a, notamment, un enjeu d’animation du réseau de fablabs afin de favoriser l’intégration de fablabs dans une filière économique du véhicule intermédiaire (qualification et financement d’un équipement et de compétences socles, formations, etc.). Il y a également besoin de mieux identifier les fablabs et leurs capacités (labellisation, mise en relation). Ensuite, nous avons pu valider la pertinence de la méthode de l’Extrême Défi. Elle s’appuie sur l’existence d’un problème systémique, wicked problem en anglais, c’est-à-dire un problème sans solution simple qui implique des sujets techniques, économiques, juridiques, etc., et qui demande donc une coopération entre des acteurs très divers et en grand nombre. Résoudre ce problème – l’extrême défi – apporte des résultats intéressants pour la transition écologique. C’est donc un mode d’intervention publique que nous avons dupliqué sur d’autres domaines avec un Extrême Défi logistique pour faire émerger une logistique du dernier kilomètre optimisée et durable et un Extrême Défi bio-économie pour faire émerger des filières biosourcées territorialisées et assurer la valorisation de biomasses sous-valorisées, tout en préservant les écosystèmes associés. Plus globalement, la collaboration avec les fablabs et les tiers-lieux a permis à l’ADEME d’avancer sur le sujet des communs. Nous avons lancé, depuis 2021, plusieurs appels à communs, dont le dernier en date, Mobiliser les communs pour la Transition écologique, est toujours en cours.

Cet article est publié en Licence Ouverte 2.0 afin d’en favoriser l’essaimage et la mise en discussion.