D’après les chiffres tirés du Cahier de l’Observatoire consacré à l’emploi, 47% des projets lauréats Deffinov touchent des publics en QPV et 47% en zone rurale, deux types de territoire dans lesquels les logiques d’aller vers sont particulièrement importantes pour toucher des publics éloignés de l’emploi. Mais comment construire et déployer des actions efficaces, adaptées aux spécificités locales ? Jean-Patrick Gille, Région Centre-Val de Loire (vice-président délégué à l’Emploi, à la Formation professionnelle, à l’Orientation et à l’Insertion), Ange-Manuella Koudou, France Travail Nouvelle-Aquitaine (responsable des partenariats et relations extérieures), Sébastien Mauras, Le Bloc² (coordinateur), Yoann Garreau, Ligue de l’enseignement d’Indre-et-Loire (délégué général) et Dominique Gestin, AFPP / L’Atelier des projets (directeur général) se proposent d’y répondre.
Dans les territoires ruraux, la mobilité est un frein majeur à la remobilisation des personnes éloignées de l’emploi. Alors, raconte Fanny Kerrien-Allais, coordinatrice du Résam à Morlaix (29), le tiers-lieu 2D, lauréat Deffinov, a imaginé « un lieu mobile, un camion qui fait de l’aller vers et qui va dans toutes les communes en ruralité ». Un dispositif complémentaire à l’espace du tiers-lieu qui permet à de nouveaux publics de retrouver du lien social. Présentée lors de l’atelier « Remobiliser les NEETs grâce aux tiers-lieux », (détaillé p. XX), l’anecdote a nourri le grand débat et a posé la question également de l’essaimage de telles initiatives.
Autour de la table, la diversité des profils représentés – la Région Centre-Val de Loire, France Travail, un tiers-lieu, un réseau associatif et un organisme de formation – est déjà une esquisse de réponse. Enrichis des interventions de la salle, composée principalement des directions de tiers-lieux lauréats Deffinov, les échanges s’articulent ainsi autour d’une question centrale : comment travailler ensemble pour rendre effectif le aller vers ?
Maillage territorial
Ancrés dans leur territoire, les tiers-lieux peuvent toucher des personnes qui ne sont pas seulement éloignées de l’emploi mais aussi éloignées des institutions. Des publics en rupture, sortis des radars. Pour Ange-Manuella Koudou, de France Travail Nouvelle-Aquitaine, il s’agit de s’appuyer sur des lieux capables « de répondre aux besoins et aux spécificités locales ».
« Si l’on veut accompagner de façon efficace les personnes confrontées à des situations particulières, on doit s’appuyer sur l’innovation sociale, l’ancrage local et toutes sortes d’initiatives que l’on peut explorer dans le territoire », reprend-elle. Dans cette perspective, la dynamique partenariale est essentielle pour garantir l’efficacité des dispositifs.
Voilà qui nécessite de sortir des logiques concurrentielles et du travail en silo, pointe Yoann Garreau, de la Ligue de l’enseignement d’Indre-et-Loire. Si « les alliances intelligentes entre acteurs » sont encouragées, il faut néanmoins, pour les construire, accepter de se défaire des idées de mandat, de pré-carré, de leadership. S’engager, en clair, dans un lien de confiance.
Quand elles n’émergent pas du terrain, les coopérations peuvent s’initier à l’échelle nationale. Dans la lignée des expérimentations menées en Nouvelle-Aquitaine, un dialogue s’est ainsi ouvert entre France Tiers-Lieux et France Travail. « Un cadrage national, souligne la représentante de France Travail, qui va nous donner l’impulsion pour être davantage dans une logique d’ouverture, d’expérimentation et d’identification de solutions communes ».
Mais la coopération se construit aussi au local par l’interconnaissance. Détaillant un projet d’immersion d’agents France Travail en tiers-lieux porté avec La Coopérative Tiers-Lieux en Nouvelle-Aquitaine, Ange-Manuella Koudou l’affirme : « plus on se comprend, plus on est efficace dans la complémentarité des expertises ». « Mieux se connaître pour mieux faire ensemble », c’est la condition pour « mieux répondre aux besoins des publics ».
Décloisonnement
Ces déplacements qui décalent les postures des partenaires ont un effet réel sur la manière de travailler avec les publics. « Sur le sujet de la compétence, l’utopie est de les décloisonner complètement » illustre Yoann Garreau. Décloisonner les publics, proposer des réponses globales, penser des parcours sans couture : ce sont des manières de faire qui, selon Yoann Garreau, permettent aux bénéficiaires de se sentir vraiment considérées.
Jean-Patrick Gille, de la région Centre-Val de Loire, ne dit pas autre chose : l’idée est, par le tiers-lieu, d’ouvrir un espace « où l’on vient par hasard. De fil en aiguille, on découvre de nouvelles activités, dans des logiques de contamination ». Le foisonnement de personnes, d’activités, « c’est ce qui permet d’attirer des publics qui ne viendraient pas dans des lieux leur paraissant peut-être plus institutionnels ».
Car, rappelle Sébastien Mauras, coordinateur du Bloc², tiers-lieu de compétence situé dans le bassin chinonais, les tiers-lieux « ne sont pas là pour faire à la place de ou récupérer des missions portées par d’autres, mais au contraire faire le lien » et raccrocher à l’existant. « Aller vers les structures, aller vers les habitants » : il s’agit là d’un même mouvement, l’objectif étant finalement « de démultiplier les points d’entrée ». Reprenant les mots de Jean-Patrick Gille à son compte, Sébastien Mauras conclut : « On vient pour une raison et on découvre un autre monde ».
Portes ouvertes
« On parle d’aller vers les personnes éloignées de l’emploi, mais en fait on est plutôt en train de chercher à les faire venir », pointe dans la salle Caroline Naillet, coordinatrice du réseau des tiers-lieux de l’Ardèche. C’est pourtant de cela qu’il est question dans l’aller vers : sortir de nos lieux, investir les pieds d’immeuble, se tenir en dehors. Pour beaucoup de personnes, « passer la porte d’un lieu, qu’il soit tiers-lieu ou non, c’est compliqué », rappelle la coordinatrice.
S’il est une porte ouverte vers les institutions, le tiers-lieu a des murs. Lui aussi peut impressionner. D’autres partenaires de terrain, peut-être davantage encore que les tiers-lieux, permettent de repérer et de remobiliser des publics particulièrement fragiles dans une logique d’imbrication des approches et des méthodologies. Dominique Gestin, de l’AFPP de Touraine, porteur du tiers-lieu L’Atelier des projets, travaille ainsi main dans la main avec les acteurs de la solidarité.
« L’enjeu est effectivement de mobiliser des acteurs qui sont en contact et en confiance avec des personnes éloignées de nos lieux », soutient Dominique Gestin. Un atelier de réparation de vélo, financé par le programme régional de formation, a par exemple été mis en place avec les Restos du cœur pour créer du lien avec des publics marginalisés et éloignés de l’emploi. « C’est un travail au long cours », relève le directeur.
Et c’est la condition de réussite des parcours sans rupture. Car il ne s’agit pas seulement d’accompagner vers l’emploi mais de ramener vers la dignité. « On ne peut pas proposer de formation professionnelle sans avoir au préalable réparé la fracture de lien social », atteste Sébastien Mauras. « Le travail n’est pas un devoir, c’est un droit. Souvent, ce droit a été mis à mal par l’image de soi dégradée que renvoie la société. Il faut donc commencer par rétablir la confiance et retrouver des compétences nécessaires à la reprise du lien social ».
Outils de transformation
Cette importance des compétences de savoir-être invite les équipes à se dessaisir de la question de l’expertise. L’aller vers s’envisage non pas en se positionnant « au-devant de » mais en construisant un mouvement collectif. En travaillant, ensemble, à déconstruire des frontières parfois invisibles. C’est ce qu’explique Sébastien Mauras en retraçant l’ouverture du Bloc² : « Chacun a apporté sa brique, choisi la couleur des murs, proposé une forme, et on a construit quelque chose en commun ».
Une nouvelle manière d’envisager le travail qui peut nécessiter de s’outiller. La région Centre-Val de Loire a ainsi mis en place un programme de formation à destination des acteurs de la compétence, Trans’Formation, pour permettre aux professionnels « de mieux accueillir et accompagner les publics, mais aussi de mieux coopérer », retrace Dominique Gestin qui en a bénéficié. Au total, les trente-cinq jours de formation ont eu pour effet « de mettre à disposition tout un ensemble de processus qui nous ont permis de nous transformer ».
Se construit en miroir la formation des professionnels et celle des publics, invitant à envisager l’aller vers dans une dynamique de rapprochement et de compréhension mutuelle. Si, comme le souligne Jean-Patrick Gille, « le sujet, c’est de changer de paradigme », la réciprocité des liens est bien la condition pour construire un aller vers fécond. D’où la question, centrale, de la gouvernance par laquelle se boucle l’échange : il s’agit, dans les mots de Yoann Garreau, de sortir « d’une gouvernance du sérieux » pour « mélanger les formes, créer de la fluidité et mettre en œuvre de nouvelles manières de travailler ensemble. »
Cet article est publié en Licence Ouverte 2.0 afin d’en favoriser l’essaimage et la mise en discussion.