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Gouvernance participative : source d’inspiration pour les acteurs publics ? 

Quelle place de l’acteur public dans les formes de gouvernance collective mobilisées par les tiers-lieux ?

31 janvier 2024

L’un des principes d’action à l’œuvre dans le mouvement tiers-lieu est la mobilisation de formes de gouvernance collective à même de représenter une diversité de parties prenantes d’un territoire et de communautés d’usage d’un lieu. Celles-ci empruntent autant à des “modèles” existants (sociocratie, holacratie…) qu’à des formes d’émergence ad hoc, contextuelles et évolutives, et trouvent à se formaliser dans des organisations associatives ou coopératives. La posture de l’acteur public dans ce mouvement est ambivalente, entre méfiance face à des formes de multiplications d’interlocuteurs, inconfort lié à la nécessité de faire évoluer un référentiel et opportunité de nouveaux modes partenariaux avec les acteurs d’un territoire. Ces formes de gouvernance partagée peuvent-elles être une perspective de développement intéressante pour la décision publique ?

Aujourd’hui, nous constatons un développement exponentiel des tiers-lieux sur les territoires, notamment ruraux. Ces organisations sont principalement des initiatives privées sous forme associative qui parfois recréent du service public dans des zones désertées, mais aussi enrichissent cette notion de service public, bien au-delà de l’exigence réglementaire faite aux acteurs publics. Les tiers-lieux ayant le vent en poupe, les collectivités territoriales y ont vu l’opportunité de revitaliser les espaces désertés par l’emploi ou les services publics.

L’acteur public et la décision publique face à un contexte à trois dimensions.

Si l’on veut comprendre la décision publique sur les territoires, il nous faut analyser les différents éléments de contexte qui la caractérisent aujourd’hui. Nous en retiendrons trois : un contexte économique spécifique, un contexte sociétal qui ne l’est pas moins, et un contexte politique lui aussi particulier. 

Du point de vue économique, tout d’abord, les marges de manœuvre budgétaires des collectivités sont de plus en plus réduites. L’année 2023 en est une parfaite illustration : perte d’autonomie fiscale, augmentation des factures énergétiques, hausse du point d’indice des fonctionnaires, dotations de l’État qui ne compensent pas le taux d’inflation… Face à une contrainte budgétaire de plus en plus forte, les collectivités se retrouvent à devoir faire des arbitrages peu rationnels parfois, où l’on compare des masses budgétaires incomparables (confusion entre le court et long terme, coupes budgétaires d’urgence qui entraînent des pertes de sens de l’action publique…).

Les collectivités et leurs territoires sont en outre, globalement, dans un contexte sociétal devant répondre à des enjeux de transition environnementale. Or, nous assistons à un foisonnement d’initiatives associatives et privées sans cohérence d’ensemble sur un territoire donné. L’acteur public a un rôle primordial à jouer pour mettre en œuvre cette cohérence territoriale, gage d’efficacité dans la transition environnementale. Il s’agit d’assurer une coordination entre des acteurs divers, qui ne se connaissent pas toujours, souvent complémentaires dans leurs actions de transition et parfois même concurrents (des associations aux projets similaires se font souvent concurrence pour aller chercher des financements ou mobiliser des bénévoles qui se font rares). Cette capacité à assurer une coordination représente sans doute la compétence majeure attendue des acteurs publics de demain. 

Enfin, d’un point de vue politique, on constate aussi en France, un besoin de démocratie avec l’apparition de listes participatives et citoyennes aux dernières élections municipales, des mouvements citoyens nombreux à la recherche d’un sens collectif, la proposition d’un référendum d’initiative populaire, le mouvement des gilets jaunes… Parallèlement à cela, nous constatons une défiance du citoyen vis-à-vis de la politique institutionnelle : pour preuve, les taux d’abstention aux dernières élections présidentielles, législatives ou même municipales qui posent un vrai problème de légitimation des décisions publiques.

Les formes de gouvernance participative, une des réponses nécessaires

La gouvernance participative semble être une réponse adaptée aux trois éléments de contexte que connaît toute décision publique. On entend par gouvernance participative, le fait de faire participer un ou plusieurs acteurs au processus de décision, en l’organisant en ce sens. De fait, la gouvernance participative s’oppose à une centralisation des décisions où tous les pouvoirs seraient concentrés au sein d’une seule et unique personne, qu’elle soit physique ou morale.

Concernant les décisions publiques, la gouvernance participative bouscule les processus de décision classiques fondés sur la légitimité démocratique et institutionnelle des acteurs prenant part à la décision. Par contre, elle constitue sans doute, aujourd’hui, une réponse adaptée aux éléments de contexte. Six grands principes sont à retenir dans la gouvernance participative (Ospital, 2023).  Chacun de ces principes apporte des réponses au contexte actuel de la décision publique. 

  • Face au contexte économique d’exigence budgétaire, une gouvernance participative cherche à rendre les processus de décision efficients, notamment parce qu’elle cherche à concilier efficacité économique et efficacité sociale (Héritier, 2010).  Il n’y a pas d’opposition de principe ou de dilemme intrinsèque entre ces 2 formes d’efficacité (principe n°1).  Par ailleurs, le partage du pouvoir qui caractérise la gouvernance participative s’organise autour de la recherche d’intelligence collective par la complémentarité des parties prenantes (Le Loarne-Lemaire et Noël-Lemaître, 2014), gage d’efficience (principe n°2). 
  • Face aux enjeux de transition, elle semble être la réponse pour faire collaborer des acteurs pertinents d’un territoire. La gouvernance participative n’oppose pas public et privé mais s’appuie au contraire sur leur collaboration, même si c’est à destination de services publics (principe n°3). Elle cherche à alimenter l’élaboration d’une compréhension commune des problématiques (Pimbert et Pretty, 1995) (principe n°4). En outre, une gouvernance participative est par essence particulièrement adaptée aux décisions complexes multi-acteurs, que suppose toute transition environnementale d’un territoire.
  • Enfin, la gouvernance participative permet de relégitimer les décisions politiques. La gouvernance participative repose sur l’horizontalité et le partage du pouvoir (Wilcox, 2003) (principe n° 5). Il s’agit d’organiser la prise en compte des intérêts des divers acteurs concernés par leur participation plus ou moins active (Héritier, 2010) (principe n°6). Ces 2 derniers principes sont créateurs de confiance envers l’acteur public en redonnant de la légitimité à ses actions.

Un cadre réglementaire permettant la gouvernance participative mais une culture de travail à modifier chez l’acteur public

La loi propose déjà une multitude d’outils de dialogue et de participation citoyenne. Cependant, les acteurs publics ne s’en emparent pas toujours, ou alors mal. Si on prend l’exemple du code de l’environnement, il propose de nombreux outils de participation du public sur des projets de tout ordre, dans le cadre de l’évaluation environnementale de ces projets. En amont, il y a la possibilité de débat public, concertation ou conciliation ; en aval, il existe l’enquête publique. Cependant, même si ces outils existent, peu de choses sont dites sur la façon dont on procède dans le processus de décision. La vraie question n’est donc pas de savoir s’il existe des outils ou règles de participation. Il s’agit surtout de voir comment on organise le processus de décision dans le cadre de ces règles. C’est une question de culture de dialogue et de participation, à acquérir encore par les décideurs publics. 

Trop souvent, l’acteur public va se concentrer sur l’intérêt général, sans se poser assez la question du comment y répondre. La prise de décision et les actions mises en œuvre s’appuient alors sur une centralisation de la décision, des process encore très bureaucratiques et hiérarchiques au sein des collectivités, bien éloignés des principes d’une gouvernance participative. La culture de dialogue et de participation suppose de s’appuyer sur des principes organisationnels qui intègrent eux-mêmes des réflexions et principes psychosociologiques de bonne gouvernance. Regardons en quoi les tiers-lieux sont des espaces qui ont su intégrer et mettre en acte ces réflexions et principes psychosociologiques de gouvernance participative.

Les tiers-lieux, espaces d’expérimentation et d’expertise des formes de gouvernance participative 

L’acteur tiers-lieu (Oldenburg, 1999) se caractérise à l’intersection de trois dimensions intrinsèques dans le contrat social qui le définit : un parcours d’émancipation individuelle, une dynamique collective, et une démarche motivée par l’intérêt général. A la croisée de la sphère de l’intime, de la sphère professionnelle et de la sphère publique (Vallat, 2017), cette approche complexe du « faire ensemble » l’amène de fait à s’interroger et aborder la question de la coopération et de son efficacité, sous un prisme spécifique. Ce dernier nous semble riche d’apprentissages pour d’autres acteurs et particulièrement pour l’acteur public en charge d’animer le territoire dans un contexte de transition. 

Les tiers-lieux, espaces hybrides et laboratoire d’expérimentation de la coopération

L’acteur tiers-lieu a su développer une expertise dans la prise de décision multi-acteurs en intra-organisationnel, mais aussi en inter-organisationnel au travers de coopérations sur son territoire.   Dans son organisation, il intègre ce qui relève de l’individu, de la dynamique collective et de la finalité au service de laquelle il s’engage. Ce savoir-faire, il est amené aussi à le déployer dans l’écosystème souvent très riche qui entoure et justifie son activité. Quel que soit le mandat de représentation ou le rôle donné à une personne dans un projet collectif, c’est bien l’individu qui œuvre et contribue. Ce maillon essentiel à la prise de décision, est bien souvent pas ou peu intégré dans le processus de décision de nombreuses organisations. 

Parmi les différentes formes de gouvernance participative, une nous semble particulièrement adaptée aux acteurs tiers-lieux : la « gouvernance partagée ». Cette notion est issue de la pratique d’organisations soucieuses de partager le pouvoir de manière horizontale. L’intérêt pour la « gouvernance partagée » des membres de ces organisations réside dans une démarche cohérente entre la finalité d’un projet et la gestion déployée pour l’atteindre (Eynaud et França Filho, 2019). Ce souci de cohérence nourrit deux dimensions : respecter l’idéal solidaire et démocratique porté par ces projets à la fois dans la fin et dans les moyens ; mais aussi chercher à se doter de nouvelles pratiques. 

Les formes de gouvernance participative particulièrement adaptées aux tiers-lieux

La « gouvernance partagée » organise la décision afin qu’elle soit plus efficace et plus cohérente avec la réalité de la complexité humaine. Particulièrement, elle intègre trois dimensions : la verticalité qui permet d’être au service de la finalité ; l’horizontalité qui s’appuie sur l’intelligence collective et la capacité à agir de concert (Arendt,1983) ; la profondeur qui comprend les caractéristiques propres à l’individu impliqué dans la décision depuis ce qu’il est et les rôles qu’il active.

L’intégration de ces trois dimensions est une garantie de moyens dont se dote la « gouvernance partagée » pour éviter « les angles mort » dans la dynamique effective de coopération. Les tiers-lieux sont des laboratoires d’expérimentation de prise de décision complexe multi-sphères et multi-acteurs naturellement enclins à adopter la culture d’organisation proposée par la « gouvernance partagée ». En effet, on ne peut que constater que la culture d’organisation de l’acteur public se concentre avant tout sur la finalité et peu sur la part pourtant essentielle de l’individu et de la dynamique collective dans le processus de décision.

L’acteur public peut s’inspirer des tiers-lieux, voire s’appuyer sur leur expertise en gouvernance partagée.

Les acteurs publics sont principalement concentrés sur la dimension publique de leur action, sans prendre en compte la question des autres dimensions dans le processus de décision. En particulier, lorsqu’une action publique nécessite de la coopération, l’acteur public oublie ou néglige souvent les dimensions psychosociologiques des acteurs qui interviennent dans le processus de décision, soit les aspects d’horizontalité et de profondeur. 

L’acteur public peut dès lors trouver de l’inspiration dans les tiers-lieux en s’appuyant sur leur expertise en gouvernance partagée. Toute la question est de savoir quelle place l’acteur public accepte de donner aux tiers-lieux dans leur expertise à organiser la décision publique. 

Nous pouvons constater plusieurs degrés d’implication de l’acteur public. Le premier degré d’implication de l’acteur public consiste à financer les tiers lieux sur leur expertise. Citons le projet de la Belle équipe sur le territoire du Béarn. Ce projet de coopération inter-tiers lieux a pu voir le jour grâce à des financements publics régionaux dans le cadre d’un appel à projet. Il consistait à permettre à des tiers lieux d’apprendre à coopérer en gouvernance partagée, avec l’aide de l’Université du Nous. Dans un second temps, ces mêmes tiers lieux devaient former d’autres tiers lieux sur le territoire, dans une logique d’apprentissage en cascade. Ici, l’acteur public, curieux de ces formes de gouvernance pour coopérer, s’est impliqué au minimum par du financement. 

Le deuxième niveau d’implication consiste à se former auprès de ces tiers lieux experts. Citons ici la création de la “communauté d’acteurs publics branchée tiers lieux”. Créée à l’initiative de l’Agence Nationale de la Cohésion des Territoires, cette communauté a pour vocation de rassembler des acteurs publics développant des dispositifs en faveur des tiers lieux. Un des objectifs principaux de cette communauté est d’organiser, au niveau régional, des visites apprenantes pour les agents publics, acteurs clés de toute décision publique.  Cette initiative reflète sans doute le début d’une volonté de former les agents publics à d’autres cultures de travail. C’est aussi une belle opportunité de formation des agents publics à la gouvernance partagée au sein même de tiers lieux. 

Enfin, un autre niveau d’implication consiste à reconnaître de nouveaux espaces de dialogue territoriaux, autres que des espaces de dialogues institutionnels. On peut citer ici l’initiative multi acteurs de l’Espace Pérenne de Dialogue Territorial au Pays Basque qui cherche à coconstruire un espace de dialogue, répondant aux enjeux culturels de dialogue susmentionnés. Cet espace de dialogue regroupe acteurs publics institutionnels, économiques, représentants d’usagers et associations de protection de l’environnement, et scientifiques de la côte basque française, pour collectivement adapter, modifier et repenser les positionnements face au littoral et l’océan et accompagner la transition écologique. Ces acteurs, même s’ils ne relèvent pas de tiers lieux, répondent à la nécessité de créer un espace complémentaire aux espaces existants, pour répondre aux besoins des individus en matière de confiance, en créant du dialogue et de l’intelligence collective face aux défis de transition. Cette initiative s’appuie sur la culture inspirée par la « gouvernance partagée » avec une réflexion similaire aux problématiques des tiers lieux. Par ailleurs, cet espace permet un dialogue entre acteur public et autres parties prenantes d’un territoire sur un temps long et continu.

Conditions de réussite, points de vigilance

Finalement, cette place donnée aux tiers-lieux questionne la profondeur ou les degrés de partenariat entre acteur public et tiers-lieux : s’agit-il de déléguer les processus de décision aux tiers-lieux sur des questions clés du territoire ? S’agit-il d’intégrer les tiers-lieux dès l’amont dans la définition des finalités des décisions à prendre ? S’agit-il de codécision tiers-lieux/acteur public ? Selon les degrés de partenariat envisagés, il existe des conditions de réussite et des points de vigilance. 

En observant les formes de gouvernance collective de tiers-lieux sur les territoires, on peut retenir une condition de réussite :  les acteurs publics et les tiers-lieux doivent s’engager dans une réflexion collective préalable pour co-décider des rôles et des redevabilités dans leur coopération. Selon les domaines de compétences, il peut être opportun de clarifier le périmètre délégué et à qui (soit le tiers-lieux assure le leadership, soit la collectivité l’assure, soit encore ils opèrent un travail en codécision avec d’autres acteurs propres aux intérêts mobilisés).

Concernant les points de vigilance, retenons qu’on pourrait assister à une forme de sous-traitance d’un service public à un acteur tiers-lieu (souvent associatif) à bas coût. Par ailleurs, les financements publics des tiers lieux sur appels à projet posent le problème de la durée de l’accompagnement financier. Ce type de partenariat financier ne risque-t-il pas, à terme, de fragiliser les tiers lieux ? Enfin, sur des secteurs où on assiste à un désengagement de la puissance publique, ne risque-t-on pas d’assister, à l’insu des citoyens, à une instrumentalisation des tiers-lieux pour remplacer le fonctionnariat par de la main d’œuvre plus flexible et moins coûteuse ?

Cet article est publié en Licence Ouverte 2.0 afin d’en favoriser l’essaimage et la mise en discussion.