Interview

Alexandre Malfait (Le Moulinage de Chirols) nous parle de lien au territoire 

Entretien avec le paysagiste-concepteur, membre du collectif Bivouac et cheville ouvrière du Moulinage de Chirols en Ardèche

27 mai 2024

Dans la campagne ardéchoise, un collectif de citoyens venant d’horizons divers s’est mis en tête de réhabiliter un ancien site industriel pour en faire un lieu de vie, d’activité et d’expérimentations écologiques. Entretien avec le paysagiste-concepteur Alexandre Malfait, membre du collectif Bivouac et cheville ouvrière du Moulinage de Chirols.

Au 18e et 19e siècle, la région lyonnaise et l’Ardèche ont développé une industrie de la soie, organisant une chaîne de production complète, de la culture des mûriers pour fournir la nourriture des vers à soie, aux magnaneries pour élever les vers à soie, puis aux filatures où sont dévidés les cocons afin d’en tirer le fil de soie et, enfin, aux moulinages où le fil brut est rendu plus solide avant d’être envoyé dans les canuts lyonnais pour être tissé et transformé en étoffe. Cette industrie florissante a progressivement décliné jusqu’à sa quasi disparition après la seconde guerre mondiale, laissant un vaste patrimoine industriel inoccupé. Parmi les 400 moulinages de soie qui ont émaillé le territoire ardéchois, celui de Chirols, petit village de 253 habitants, connaît une nouvelle vie depuis 2015 grâce à la mobilisation endurante d’un collectif aux multiples visages et grâce au soutien d’une équipe municipale qui cherche à insuffler une nouvelle dynamique dans sa commune. 

En mai 2019, la coopérative du Moulinage de Chirols, créée pour le projet, devient propriétaire des 4 600 m2 de bâti et d’un terrain composé de terrasses en pierre sèche (les faysses) à même la montagne. Commence alors une réhabilitation écologique, collective et progressive du lieu, avec l’objectif d’accueillir aussi bien de l’habitat partagé, que des activités économiques, artistiques et culturelles.  

Vous êtes membre de l’atelier Bivouac, un collectif de paysagistes-concepteurs, issus de l’école du paysage de Versailles, qui accompagne les collectivités rurales sur des enjeux de réappropriation d’espace public. Pourquoi vous êtes-vous intéressé au Moulinage de Chirols et au groupe de citoyens qui l’a investi ?

Le collectif de Chirols nous a sollicités sur l’ouverture des chantiers au public. Ils avaient, en effet, la volonté de faire du chantier de Chirols un lieu de vie et d’apprentissage. En découvrant le site du Moulinage, son rapport à la rivière et à la montagne, nous avons découvert un condensé de la vie en Ardèche et de la mémoire du territoire : des grands arbres centenaires, des étages et des étages de faysses, un long canal, des reliquats industriels…

Nous y avons vu la possibilité de développer un lieu d’expérimentation de la relation au vivant en cohérence avec notre recherche de frugalité et d’attention vis-à-vis des ressources et des savoir-faire locaux, le tout à l’échelle d’un quartier qui combine habitat, activités artisanales artistiques et culturelles.

Nous avons donc rejoint le collectif en 2017, qui compte environ une vingtaine de personnes, et nous avons installé une partie de nos bureaux sur site en 2020 (l’autre moitié de l’équipe de l’atelier Bivouac est basée à Brest). Les rencontres que j’ai faites à Chirols m’ont, en outre, convaincu de m’investir à titre personnel dans le projet, je suis devenu habitant du lieu et membre actif du projet.

Venant du monde de la permanence architecturale, que l’on pourrait résumer par « construire en habitant et habiter en construisant », prendre vos quartiers dans le lieu le temps du chantier devait vous sembler naturel…

Oui et en même temps tout s’est avéré très nouveau puisque qu’il n’était pas question d’une permanence menée par une équipe d’architectes, mais d’une permanence architecturale citoyenne mené par un collectif de personnes très variées : artistes d’art de rue, ethnologue, artisans et artisanes, journaliste, militants et militantes associatifs, thérapeutes, architectes, musiciens et musiciennes, paysagistes, etc. C’était plutôt déroutant au début, mais j’ai tout de suite adhéré à cet esprit d’école buissonnière qui existe à Chirols, celle d’apprendre ensemble, de se faire confiance mais aussi de s’octroyer le droit à l’erreur. J’ai également été marqué par la dimension artistique du projet, sa convivialité, son sens de la fête qui participent à attirer des personnes en quête de sens et de liens humains. Cette culture de l’entraide, de l’apprentissage et du respect du rythme de chacun, rend le projet très accessible, donne le sentiment que tout est possible, contrebalançant un peu les phénomènes d’éco-anxiété ou d’indignation sociale, car, ici, on peut transformer les peurs et les colères en actes. L’énergie particulière du Moulinage en fait, je trouve, une île de joie et d’optimisme. Finalement, mon engagement dépasse largement la permanence architecturale, puisque j’ai également intégré la coopérative au titre de futur habitant

Justement, comment s’organise la gouvernance d’un tel lieu-quartier ?

Nous avons deux structures juridiques : le Moulinage de Chirols, une société coopérative par action simplifiée à capital variable régie par la loi 1947 qui est propriétaire du foncier et une association l’Œuvrière – contraction des mots ouvrier et œuvre – qui se charge de l’animation du lieu et de l’encadrement des chantiers participatifs. Nous aurions préféré monter une SCIC (Société Coopérative d’Intérêt Collectif) pour gérer l’ensemble du lieu et de l’activité, mais à l’époque nos conseils juridiques ont estimé qu’il n’était pas possible de mêler habitat et activité dans cette forme de coopérative, ce qui se révélerait finalement faux dès lors que l’on modifie certaines formulations. Aussi, nous réfléchissons à une future bascule vers une SCIC unique, ce qui aurait plus de sens pour nous qui défendons un projet centré sur le bien commun et qui, en plus, nous permettrait d’intégrer des acteurs publics dans la gouvernance, notamment la commune, dont le soutien est essentiel à la réussite du projet.

Pour l’organisation du chantier et de la vie dans le lieu, nous utilisons deux outils de gouvernance : la répartition des tâches via différentes commissions (gestion, architecture/paysage, communication, conflits…) et la prise de décision par consentement, ce qui signifie que chaque membre a le pouvoir de s’opposer à une décision. Les prises de décisions peuvent être parfois longues, mais pour le moment ce mode de décision fonctionne.

Le maire de la commune, Stéphane Ginevra, a été moteur sur ce projet. Comment les relations avec lui et la municipalité évoluent-elles ? Et comment les habitants de Chirols perçoivent-ils le lieu et votre collectif de néo-ruraux ?

Avec la municipalité, les échanges sont nombreux. La mairie s’intéresse par exemple au système d’assainissement que nous sommes en train de mettre en place pour étudier sa mise en place dans le futur éco-quartier de la commune. C’est un système de pédo-épuration couplé à une pompe à énergie solaire afin de filtrer les eaux grises de façon naturelle et irriguer les cultures en terrasse. Il y a aussi beaucoup de complicité et d’entraide, il faut dire que l’impact du projet est manifeste en termes de dynamique démographique et d’activité. Il semblerait même que les installations de nouvelles familles à Chirols autour du Moulinage pourraient justifier la réouverture d’une école dans la commune. Le maire et les élus veillent, cependant, à ce que l’ampleur du projet du Moulinage n’occulte pas les autres projets et préoccupations de la population.

En ce qui concerne les relations avec les habitants, au départ du projet, nous avons pris le temps de rencontrer les anciennes et les anciens du village. Il y a eu un projet artistique sur la question du travail et de la mémoire du travail. Nous avons aussi réalisé de nombreuses visites du Moulinage, fait des interviews au sujet de l’histoire des bâtiments et de leur usage, etc. Aujourd’hui, le Moulinage est je l’espère perçu comme un lieu de vie communale, un équipement culturel et social en devenir pour les habitants et habitantes. En tous cas, ils l’utilisent déjà pour un groupe de chorale, des événements, etc. Et la relation ne s’opère pas que dans un sens, nous nous efforçons de participer aussi à la vie de la commune, en sortant du Moulinage pour aller aux fêtes de village, etc. Certains réfléchissent même à s’engager politiquement dans la gouvernance de la commune.

Si l’on revient à votre investissement en tant que paysagiste, qu’avez-vous mis en œuvre depuis votre arrivée ? Comment avez-vous procédé ?

Nous avons commencé par mener un diagnostic des bâtiments, de leurs modifications successives et de leur environnement. Le tout a pris la forme d’ateliers de jardinage et de séances d’observation avec les membres du collectif de Chirols et les participants volontaires. L’objectif était de faire un inventaire des ressources présentes sur le lieu mais aussi de comprendre la relation du lieu à son environnement, notamment à l’eau qui vient de la montagne, à l’eau qui est déviée de la rivière, etc. Nous nous sommes alors rendus compte que les bâtiments étaient dépendants du fonctionnement des faysses, dont les murs en pierre sèche drainent les eaux de pluie, forment des abris pour les insectes, les lézards, les oiseaux et ralentissent l’érosion, préservant une vie organique et des surfaces cultivables à même la montagne. En Ardèche, ce sont des pans entiers de montagne qui ont été ainsi artificialisés, ce n’est pas un écosystème, mais un agrosystème monumental. L’agencement d’un mur en pierre sèche n’utilise pas de liant (ciment ou béton), ce qui permet de laisser passer l’eau et évite la destruction des murs pendant les épisodes cévenols. C’est une architecture du vide, plus on laisse de vides, plus le mur est solide dans le temps. Les faysses ont néanmoins besoin d’un entretien régulier qu’elles n’ont pas eu depuis longtemps. Nous nous sommes donc attelés collectivement à leur rénovation. A présent, nous avons fait appel aux nouveaux commanditaires pour accueillir un ou une artiste qui interviendra sur les faysses avec l’objectif d’amener les habitants et habitantes de Chirols à considérer les terrasses comme une œuvre commune et un bien commun qu’il est important de préserver et d’entretenir.

Et si c’était à refaire ?

Le Moulinage de Chirols est une histoire de rencontres, c’est ce qui se présente ici et maintenant, tout ça ne se programme pas, ça arrive et ça se vit.

Cet article est publié en Licence Ouverte 2.0 afin d’en favoriser l’essaimage et la mise en discussion.