Fiche de lecture

Une écologie de l’alimentation

16 mai 2022

« Un enjeu sans doute crucial de la transformation des systèmes alimentaires est de créer des espaces inclusifs de dialogue et de construction de propositions dans une mixité sociale, générationnelle et culturelle ». Le rôle à jouer des tiers-lieux nourriciers ? Une lecture de l’ouvrage Une écologie de l’alimentation au prisme des tiers-lieux par Mélissa Gentile, responsable études et développement de la Coopérative Tiers-Lieux.

Un ouvrage collectif et interdisciplinaire 

Ouvrage anniversaire de la Chaire Unesco Alimentations du monde, Une écologie de l’alimentation se situe entre essai d’experts et récit illustré d’exemples de par le monde. Accessible au grand public, cet ouvrage se veut être une source d’inspiration, une invitation à faire un pas de côté  sur les questions d’alimentation durable. Il est non seulement disponible en version papier mais également en ligne dans une version “augmentée” de ressources internes et externes à la Chaire. Son propos s’inscrit dans un cadre de pensée écosystémique généralisée et fait le lien entre enjeux et perspectives des systèmes alimentaires. De nombreux auteurs, contributeurs et relecteurs ont concouru à la réalisation de cet ouvrage collectif et interdisciplinaire dirigé par Nicolas Bricas, chercheur socio-économiste de l’alimentation au Cirad, MoISA, titulaire de la Chaire Unesco Alimentations du monde et co directeur du Mastère spécialisé Innovations et politiques pour une alimentation durable (MS IPAD) dont notamment Damien Conaré, ingénieur agronome, secrétaire général de la Chaire Unesco Alimentations du monde à l’Institut Agro, Montpellier SupAgro ainsi que Marie Walser Ingénieure agronome, chargée de mission à la Chaire Unesco Alimentations du monde à l’Institut Agro, Montpellier SupAgro. Précisons que la Chaire Unesco Alimentations du monde organise le dialogue science-société pour l’alimentation durable à travers trois types d’activités : la formation, la recherche-action, le décloisonnement et la diffusion des savoirs. Ces contributeurs sont également affiliés au Cirad, l’organisme français de recherche agronomique et de coopération internationale pour le développement durable des régions tropicales et méditerranéennes ainsi qu’à L’institut national d’enseignement supérieur pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement dénommé l’Institut Agro, Montpellier SupAgro. L’édition de cet ouvrage a bénéficié du soutien financier de la fondation Daniel & Nina Carasso. La Chaire assume un certain nombre de convictions et son approche singulière. A savoir le développement d’une approche tournée vers le terrain et ses enjeux, soit un rôle politique. Elle participe de la diffusion des savoirs selon différents prismes et reconnaît la diversité des formes de connaissances. Pour une articulation durable de divers systèmes, elle a adopté une définition large des systèmes alimentaires “à savoir l’ensemble des activités et des acteurs de la production, la transformation, la distribution, la consommation et la gestion des déchets, ainsi que les institutions qui les accompagnent et les régulent.”. Elle est située dans une perspective internationale. Pour finir, elle appréhende l’alimentation dans toutes ses dimensions.

Un propos réflexif de-dans un monde bouleversé

La parution de cet ouvrage pour les 10 ans de la Chaire Unesco Alimentations du monde dresse le bilan de ses travaux et discute les perspectives ; un pas de côté dans sa mission de décloisonnement des savoirs et de soutien des acteurs à l’œuvre pour des systèmes alimentaires durables. Le sociologue de l’alimentation Claude Fischler, dans sa préface, rappelle que “nous vivons un bouleversement du monde”, de par des changements civilisationnels fondamentaux, l’impact de l’informatique et de la numérisation, la révolution du genre et la remise en cause de la relation humain-animal. Il pose l’hypothèse que la pandémie ait concouru à “la conscience d’une unité de la planète devant les problèmes de santé comme les périls environnementaux et leurs conséquences climatiques”. Enfin il affirme que “nous vivons un tournant vertigineux de la biologie, du néodarwinisme, de l’hérédité, des notions clés qui les structurent et de leur rapport avec les sciences sociales.”

“Un propos d’étape, et non pas un aboutissement”, c’est par ces mots que la Chaire qualifie son ouvrage. Si il s’agit de la capitalisation de dix années de travaux, il n’en est pas pour autant un ouvrage scientifique. La Chaire a préféré “proposer aux lectrices et lecteurs une vision large des enjeux de l’alimentation pour tenter d’en saisir toute la complexité et relier entre elles des problématiques”. Écrit depuis la France, l’ouvrage est géographiquement situé, “certainement européano-centré[e]”. Autant de biais assumés. 

Croisement de regards en 5 parties

Tout d’abord l’alimentation est abordée selon une science des relations et considérée comme vecteur de liens (partie 1) à soi, aux autres et à la biosphère ; l’alimentation se révèle multidimensionnelle. Ensuite l’ouvrage présente les enjeux du système alimentaire contemporain (partie 2) précédés d’une rétrospective historique concernant les modes de production et de consommation des aliments : de l’industrialisation de l’agriculture à l’industrialisation de l’offre alimentaire en passant par l’évolution de nos habitudes alimentaires pour finir sur les limites des systèmes alimentaires industrialisés. 

Alors que l’imaginaire collectif d’un progrès infini est une illusion, que l’individualisation des comportements éclipse l’idée d’un sens commun, les auteurs affirment que c’est une “crise des liens” qui est la cause et la conséquence de l’industrialisation des systèmes alimentaires. Située au coeur de l’ouvrage, la thèse proposée est celle “d’une écologie de l’alimentation (partie 3) qui invite à la fois à relier ensemble les différentes dimensions de l’alimentation, au travers desquelles se tissent les liens du vivant, et à penser des formes d’engagement politique pour le changement vers des systèmes alimentaires durables.” 

Pour répondre aux enjeux de durabilité des systèmes alimentaires, le choix de l’approche écologique est doublement justifié en ce qu’elle est une “science carrefour” de l’étude des relations entre les êtres vivants et leur milieu d’une part. Sa dimension intégrative permet de limiter les angles morts d’un sujet multidimensionnel, “de rendre visibles les conflits (Luyckx, 2020) et les propriétés émergentes produites par l’interaction” et appelle à décloisonner les savoirs afin de penser les contraintes et les leviers. D’autre part sa dimension politique, qui sous tend de nouveaux rapports au vivant et aux milieux de vie, motive ce choix. Des visions s’opposent en la matière, l’une profondément ancrée dans le vivant, l’autre portée sur le progrès technologique en déprise avec le vivant, mortifère. La dimension éthique de l’approche écologique appelle un engagement politique pour une coviabilité sociale et environnementale. Les conséquences pratiques de ce plaidoyer scientifique sont développées dans les parties suivantes.

L’alimentation durable fait l’objet de nombreux mots d’ordres et injonctions ici discutés au regard d’une approche multidimensionnelle et politique (partie 4) : (sur)produire pour nourrir le monde, fortifier (diversifier) les aliments pour lutter contre les carences, manger (plus ou) moins (ou différentes) protéines, lutter contre le gaspillage alimentaire et/ou enrayer ses causes, lutter contre la précarité par de l’aide alimentaire et/ou promouvoir une démocratie alimentaire, cuisiner maison (par / pour qui et pour quels coûts), prendre ses distances avec le local (pour se relier à celui d’un autre) enfin (dé)responsabiliser les consom’acteurs.

Sur le terrain, des acteurs engagés s’emploient déjà chaque jour pour transformer les systèmes alimentaires (partie 5). L’ouvrage met un coup de projecteur sur des initiatives citoyennes, analyse leurs rôles, discute les conditions de leur changement d’échelle et du rôle que peuvent jouer les entreprises, les acteurs de la formation et de la recherche ainsi que les pouvoirs publics pour stimuler, accompagner et favoriser ces transformations.

Les tiers-lieux alimentaires, des initiatives citoyennes remarquées

Les tiers-lieux “alimentaires” figurent parmi les diverses initiatives citoyennes cherchant à construire d’autres systèmes alimentaires. Les auteurs affirment qu’ils “s’inspirent en partie des Centres communautaires d’alimentation au Canada” ; porteurs de projet et alliés des tiers-lieux nourriciers, il semblerait pertinent de se relier à ces initiatives outre Atlantique dont il y a fort à parier qu’elles seraient riches d’enseignement. Ils illustrent également l’un des quatre types de changement d’échelle des initiatives citoyennes à savoir celui de la diversification jugée “centrale pour les initiatives alternatives multidimensionnelles décrites précédemment […]. Elle consiste à l’intégration d’une nouvelle activité visant une nouvelle dimension de la durabilité pour enrichir son modèle (ajout de préoccupations sociales dans des activités initialement surtout environnementales par exemple). Elle peut également se traduire par des dynamiques collectives de coopération, comme on l’observe souvent des projets alternatifs très ancrés dans leurs territoires (partenariats entre acteurs sociaux et acteurs de la production agricole pour des paniers solidaires par exemple).” Il est précisé que les différents types de changements d’échelle “se combinent ou se succèdent dans le temps” ; puisqu’il s’agit d’un attendu récurrent, ; porteurs de projet et alliés des tiers-lieux nourriciers, il semblerait pertinent de prendre connaissance de ces types de changement d’échelle pour maîtriser votre impact “à l’échelle” pour commencer et votre horizon (in)désiré sans perdre de vue le rôle des soutiens publics non seulement pour le développement, les changements d’échelle et le maintien dans l’économie de marché actuelle ; l’intérêt général ne pouvant (devant) pas être rémunéré par le marché actuel.

Quelles contributions au changement des systèmes alimentaires ?Dans ce même chapitre (19 – Les initiatives citoyennes et leur changement d’échelle) qui donne à voir les initiatives citoyennes, trois cadres conceptuels sont présentés pour penser l’effet transformateur (ou non) de ces initiatives citoyennes, considérées alors sous une nouvelle question “incarnent-elles un réel changement de paradigme, ou bien relèvent-elles du business as usual ?” Finalement au service de qui sont les tiers-lieux nourriciers ? Quelles trajectoires dessinent-ils parmi celles alternatives, réformatrices et intermédiaires ? D’après Juliette Pérès et Julie Dechance, “Les tiers-lieux nourriciers démontrent un grand potentiel pour faire passerelle entre des secteurs qui se côtoient peu, provoquer des coopérations sur un même territoire et structurer une véritable gouvernance alimentaire locale.” Toutefois, ils ne sauraient échapper à “la difficulté de diffuser les initiatives à toute la population” aussi on ne peut faire l’économie de souligner que “sortir de l’entre-soi et veiller à l’inclusion sociale qui se construit dès la conception des projets est un enjeu crucial lors du changement d’échelle (Lepiller et Valette, 2021).” Outre les échanges de bonnes pratiques et d’expériences proposés par les différents réseaux d’acteurs pour une alimentation durable, les auteurs invitent “à se constituer en force politique, capable de négocier comme les acteurs dominants […] pour une véritable transformation des systèmes alimentaires demain.” Forts de leur potentialité à tisser des liens, les tiers-lieux nourriciers sont-ils prêts à se relier et à s’engager… avec tout le monde à l’instar de la Chaire Unesco Alimentations du monde ?

Cet article est publié en Licence CC By SA afin d’en favoriser l’essaimage et la mise en discussion.