Article

Apprendre par les tiers-lieux ?

Tiers-lieux et configurations apprenantes

1 mars 2022
tiers-lieux édu

Si les tiers-lieux permettent l’appréhension de sujets complexes et l’engagement dans des transformations sociétales et politiques parfois radicales, c’est notamment parce que des configurations apprenantes peuvent y prendre forme..

L’avenir est la seule chose qui m’intéresse, car je compte bien y passer les prochaines années”. Woody Allen

La réflexion sur l’apprentissage par les tiers-lieux s’inscrit dans un contexte de montée des incertitudes, d’augmentation de la complexité et de transformation des modes de vie. L’article explore de manière indisciplinaire la notion de tiers-lieux en s’interrogeant sur les configurations apprenantes qui peuvent y prendre forme. Cet art des tiers-lieux est conçu comme un objet de médiation, une forme de diplomatie par l’apprentissage collectif et individuel, un moyen de redonner du pouvoir d’agir aux citoyens en se rapprochant de l’agir par les communs (Dardot P., Laval C., 2015).

De l’importance d’être dans une situation apprenante

La réflexion proposée s’inscrit dans un contexte d’incertitude (Castel, 2009 ; Callon M., Lascoumes, Barthes, 2001) dans un monde complexe qui rend nécessaire les croisements des personnes, des cultures et des savoirs. Au-delà de la sidération face à des situations qui nous dépassent (conséquences du réchauffement climatiques, pandémies, conflits armés, etc.) il est possible d’imaginer des configurations apprenantes par la rencontre, l’être et le faire ensemble, à travers des “dispositifs” – au sens d’« un ensemble hétérogène constitué de discours, d’institutions, d’aménagements architecturaux, de règles et de lois, etc. » (Foucault, 1975) – adaptés. En ce sens, la notion encore non stabilisée d’organisation apprenante – où l’on favorise l’apprentissage in situ et in vivo, hors les murs des institutions, en associant d’autres acteurs de l’environnement. Processus situationnel dans lequel le partage de la connaissance par le faire devient une fonction fondamentale pour déployer un imaginaire, créer des visions et des politiques participatives pour le développement croisé des individus, des organisations et des territoires et le bien-être de tous” (Gwiazdzinski, Cholat, 2020) – constitue une piste intéressante d’engagement et de fabrique des possibles, dépassant les temporalités de l’urgence.

Lieux d’interactions et de synchronisation des actions

Citoyens, chercheurs, acteurs engagés voire activistes, nous ne sommes pas là par hasard. Nous croyons que le futur se construit et nous souhaitons y prendre part par l’observation, l’analyse mais aussi par la pratique, le faire, in vivo et in situ. Nous nous inscrivons dans une approche de la “transmodernité” où il ne s’agit pas de dire ce que sera le futur mais de mettre en place les moyens et les dispositifs collectifs pour le faire advenir. Les tiers-lieux font partie de ces dispositifs au sein desquels des choses peuvent émerger. Nous souhaitons dépasser l’anxiété de nos sociétés pour garder de la nuance et croiser des convictions, évitant ainsi l’enfermement idéologique qui réduit la capacité d’action et nous extrait de la réalité. Nous recherchons une meilleure connexion entre les imaginaires que l’on découvre et que l’on confronte et le fait de les vivre concrètement. Nous croyons à l’importance des lieux d’interactions et de synchronisation des actions et souhaitons exister au sens du philosophe Henri Maldiney : “être au devant de soi dans la rencontre”. Pour nous, l’apprentissage est une manière de comprendre et d’agir sur le monde individuellement et collectivement.

Pour un accès à des configurations apprenantes

La liberté, l’auto-détermination et l’émancipation n’ont de sens que si nous nous dotons de la capacité de comprendre notre environnement, si nous réussissons à acquérir les savoir-être et les savoir-faire qui nous permettent de choisir nos vies. Avoir accès à des configurations apprenantes est donc consubstantiel des droits fondamentaux. La liberté de faire ce que nous voulons sans les pratiques, les savoir-faire et savoir-être ne suffit pas. Ce droit d’apprentissage est un droit humain qui détermine non seulement notre capacité individuelle, mais aussi notre capacité collective de comprendre et d’agir sur le monde. Hier dans l’éducation populaire (Manifeste Peuple et Culture, 1945) comme aujourd’hui à l’école les configurations apprenantes, nous avons là des possibilités pédagogiques permettant aux citoyens de se doter de capacités d’agir sur leurs mondes. 

L’école hors-les-murs et l’école qui accueille, deux exemples pour une école qui fait tiers-lieu

Après plusieurs confinements et périodes d’enseignement à distance, par le numérique, dans un contexte de sédentarisation croissante des enfants, de déconnexion avec la nature, un mouvement de pratique régulière de la classe dehors s’est accru  au sein de l’école publique. Cette pratique n’est ni nouvelle, ni spécifiquement française. Néanmoins, pour que les enseignants acquièrent la liberté de pouvoir enseigner à l’extérieur, il est impératif de mettre en place des configurations apprenantes locales qui mobilisent aussi bien les académies, les collectivités, les associations d’éducation populaire et celle d’éducation à l’environnement. Comment un enseignant peut-il s’octroyer la liberté d’aller dehors, sans travail préalable de séquençage pédagogique ? Comment mener à bien ce travail exigeant, en plus de la charge quotidienne, sans soutien de ceux qui détiennent une part d’expérience utile comme les éducateurs à l’environnement ? Comment accéder à un parc en milieu urbain dont les pelouses sont “en repos” l’hiver sans concertation préalable avec les services des espaces verts des mairies ? Comment dépasser les préjugés qui subsistent parfois au sein de la hiérarchie académique, sur cette pratique dont les valeurs pédagogiques sont pourtant reconnues par la recherche comme par le ministère de l’éducation nationale ?

Autre exemple d’actualité avec le conflit armé en Ukraine qui s’est invité à l’école. Il a suscité questions et inquiétudes de la part des élèves. Pour tenter d’y répondre, les enseignants  se sont organisés en configuration apprenante faisant preuve d’une créativité inouïe et esquissant une histoire pédagogique du retour de la guerre en Europe. Du primaire à l’université, ils créent, s’approprient et partagent des ressources : articles, cartes, revues, vidéos, coupures de presse en lien avec l’histoire-géographie, l’éducation aux médias et à l’information, l’anglais, etc. En parallèle, en Savoie, à Paris, à Saint-Aunès près de Montpellier, en Alsace, etc. des élèves qui ont fui la guerre sont accueillis dans les classes. C’est la question de l’hospitalité à l’école qui se joue. Là encore, des savoirs s’échangent et des solidarités se créent, avec les parents, le personnel et les élèves. Des webinaires s’organisent pour permettre à des enseignants ayant déjà accueilli des élèves allophones, parfois victimes de traumatismes, de partager leur expérience. Les articles de blog  avec des ressources pédagogiques et les rencontres dans les écoles, se multiplient pour apprendre ensemble à accueillir des élèves ayant connu la guerre.

L’hypothèse de la fabrique de dispositifs apprenants

S’organiser en tiers-lieux est l’une des pistes permettant de déployer une configuration apprenante. La notion, attribuée à Ray Oldenburg (1989) a pris une dimension particulière en France. Antoine Burret (2015) l’envisage comme une “configuration sociale particulière où se produit une rencontre entre des entités individuées qui s’engagent intentionnellement à la conception d’une représentation commune”, c’est-à-dire à responsabilité partagée. De la même façon que la richesse de l’apprentissage est parfois réduite à un diplôme, le génie du (faire) tiers-lieu ne peut être réduit à des réponses à appels à projet et à une politique de gestion administrative, caractéristique des politiques publiques de soutien à l’innovation (Berger. S, 2015). La richesse des configurations apprenantes et des tiers-lieux ne tient pas dans une technique. Il s’agit d’un être en situation, dans le faire, le partage et la transmission voire d’un collectif en résistance. La philosophie du tiers-lieu est celle d’un savoir ouvert, à disposition. Il n’est pas un territoire clos, mais un “lieu infini” ( Encore heureux, 2018) où l’on grandit et s’enrichit en permanence, sans limites. On peut parler d’organisation apprenantes dans le sens où elles permettent d’apprendre en permanence des actions de leurs membres et de celles des autres, dans une logique de réciprocité. Cette approche peut s’ouvrir à l’ensemble de la société autour de l’idée d’une connaissance vivante, qui circule et s’enrichit au contact de la réalité. Par ailleurs, l’apprentissage ne concerne pas que l’éducation des enfants, la formation professionnelle mais intègre tous les temps de la vie. Confrontée à la complexité, toute la société a besoin de configurations apprenantes, de lieux et de moments d’hybridation et de croisement. La posture apprenante qui a fait ses preuves dans les urgences dramatiques (guerres, marées noires, solidarité lors du premier confinement en mars 2020, etc.) doit pouvoir se déployer dans nos quotidiens au service de tous.

L’apport des tiers-lieux à l’apprentissage (cultures, pratiques, outils) à l’épreuve du faire

Dans les tiers-lieux, nous pouvons trouver refuge, bricoler et y improviser (Soubeyran.O, 2009). Au-delà de ce que nous apprenons concrètement, nous nous enrichissons aussi des autres, de leur histoire, de leurs mots, de leurs pratiques et de leur vision du monde. Dans cet apprentissage silencieux des cultures de chacuns, nous finissons par comprendre les autres, y compris ceux avec qui nous serions à priori incompatibles, opposés. Nous pouvons parler d’éducation populaire.

Dès 2013, le manifeste des Tiers-Lieux, œuvre collective à l’initiative de Yoann Duriaux et Antoine Burret, est publié avec pour intention originelle d’améliorer la compréhension de ce qui se fait (ou révèle) dans les tiers-lieux. On y posait les bases d’un dispositif favorisant les apprentissages et reposant sur des rencontres, de l’inattendu, de la surprise et de la sérendipité (Van Andel, Bourcier, 2009). Dans les tiers-lieux pratiqués et explorés depuis, on retrouve quelques principes importants parmi lesquels : une acculturation collective par les échanges et par le faire ; une absence de hiérarchie qui n’exclut pas des dynamiques d’entraînement ; un respect mutuel ; du croisement entre des personnes venues d’horizons différents ; un confort sans jugement ; une responsabilisation de chacun.e ; une confiance en soi et dans la capacité à apprendre de ses erreurs ; la confiance dans les autres ; la mise à l’épreuve du faire des savoirs acquis ; la documentation sous licence ouverte des connaissances produites,  la possibilité de bifurquer (“Fork”). Les possibilités d’apprentissage par les tiers-lieux et les liens avec l’éducation formelle, l’éducation non formelle et les apprentissages informels ont été particulièrement bien décrits par Jean-Baptiste Labrune (2018) dans sa contribution au rapport « Faire Ensemble pour Mieux Vivre Ensemble » (2018) du CGET, devenue ANCT. Interrogés sur leur engagement, les participants à ces aventures collectives y trouvent généralement : l’acquisition de savoirs et de connaissances, un droit à l’erreur et à l’expérimentation, un réseau personnel et professionnel de soutien, une socialisation, des flux d’information qualifiés, des échanges et interactions, une réduction de la distance sociale. Beaucoup parlent de plaisir, de convivialité et même de joie, dans une curiosité toujours renouvelée. Le tiers-lieu apparaît à la fois comme une communauté apprenante et d’entraide. Quand les chemins de vie changent, quand les acteurs finissent par lâcher, il reste une expérience marquante qui permet de prendre et reprendre une place entre le je et le nous (Andrieu, Heurgon, 2002). Ces approches se déclinent à l’envie, des ronds-points des gilets jaunes aux fablabs mobilisés pendant la crise de la Covid-19 en passant par des dispositifs de formation apprenants.

Du soin plutôt que des potions magiques

Tiers-lieux et configurations apprenantes ne sont pas des recettes miracles, des potions magiques territoriales, à peine des clés d’entrée, des invitations à l’aventure. Apprentissage silencieux et culturel, le tiers-lieu apprenant est « désir d’agir avec les autres pour ouvrir le champ du possible et interrompre la répétition immuable du temps et de la servitude » (Dolé, 2005) et possibilité de mondes. La réflexion autour des tiers-lieux et des configurations apprenantes est un appel à la rencontre, à la confiance et au faire ensemble, un appel à agir à partir des liens et des lieux. C’est une interpellation et une mise en lien avec les institutions existantes – éducation nationale, associations d’enseignants, acteurs de l’éducation populaire – avec lesquelles co-construire et un appel à celles et ceux qui sont hors cadre  et qui peuvent trouver là matière à engagement et accomplissement.

A différentes échelles et dans différents territoires, on a pu mesurer l’impact positif de ces approches comme l’inventivité nouvelle des professeurs, la fabrication de savoirs, savoir-être et savoir-faire pour répondre à des situations complexes et inédites. Dans les tiers-lieux on peut apprendre de manière informelle et traiter de tous les sujets. Cependant, malgré la joie et la confiance, ils sont aussi des réceptacles des douleurs de la société, des lieux d’exacerbation de ces tensions. Cela impose de prendre soin des personnes qui sont là et d’éviter de participer au discours managérial sur l’adaptation et la flexibilité. Attention également à ne pas vouloir l’imposer. Tiers-lieu ? Configuration apprenante ? Si je le veux …

Bibliographie :

Manifeste peuple et culture, 1945

Andrieu J., Heurgon E., Des nous et des je qui inventent la cité, La Tour d’Aigues, L’Aube

 Berger S., 2016, Reforms in the French Industrial Ecosystem, Ministère de l’Enseignement Supérieur, de la Recherche et de l’innovation

 Bloch E., 1976, Principe espérance, vol. 1, Paris, Gallimard,

 Burret A., 2015, Tiers lieux: et plus si affinités, Limoges, FYP

 Burret A, 2017, Etude de la configuration en Tiers-Lieu : la repolitisation par le service, thès de doctorat

 Castel R., 2009, La montée des incertitudes. Travail, protections, statut de l’individu, Paris, Seuil

 Callon M., Lascoumes P., Barthes Y., 2001, Agir dans un monde incertain, essai sur la démocratie technique, Paris, Le Seuil

 Cholat F., Gwiazdzinski L., 2021, Territoires apprenants. Un processus d’apprentissage émergent à l’épreuve du réel, Grenoble, Elya

 Collectif, 2020, Epidémyne, récit d’une action collective

 Dardot P., Laval C., 2015, Commun, Essai sur la révolution au XXIe siècle, Paris, La Découverte

 Dollé J. P., 2005, Le territoire du rien ou la révolution patrimonialiste, Paris, Leo Sheer.

 Encore heureux (dir.), 2018, Lieux infinis. Construire des bâtiments ou des lieux ? Paris, B42.

 Fleury C., 2019, Le soin est un humanisme, Paris, Gallimard

 Floris B., Gwiazdzinski L., 2019, Sur la vague jaune. L’utopie du rond-point, Elya Editions, Grenoble.

 Foucault M., 1975, Surveiller et punir. Naissance de la prison, Paris, Gallimard.

 Goffman Edwin, 1974, Les rites d’interaction, Paris, Editions de Minuit.

 Illich I. 1973, La convivialité. Paris, Seuil.

 Lallement M., 2015, L’Âge du faire. Hacking, travail, anarchie, Paris, Seuil.

 Labrune, J., 2018, Tiers-Lieux Apprenants

 Macé M., 2019, Nos Cabanes, Rieux-en-Val, Verdier.

 Maldiney H., 2012, Regard, parole, espace, Paris, Cerf,

 Oldenburg, R., 1989, The Great Good Place. Paragon House.

 Van Andel. P. et Bourcier, D., 2008, De la sérendipité dans la science, la technique, l’art et le

 droit : leçons de l’inattendu. Chambéry, L’Act mem.

 Fauchier-Delavigne M., Chéreau M., L’enfant dans la nature. Pour une révolution verte de l’éducation, Paris, Fayard.

 Chalas Y., Soubeyran O., 2009, « Incertitude, environnement et aménagement », in Chalas Y., Gilbert Cl.

 Vinck D., 2009, Comment les acteurs s’arrangent avec l’incertitude, Editions des archives contemporaines.

Cet article est publié en Licence CC By SA afin d’en favoriser l’essaimage et la mise en discussion.