Denis Cristol analyse, à travers le prisme du territoire local, l’effervescente dynamique coopérative qui rebat les cartes de l’apprentissage, du faire-ensemble et insuffle une poussée d’innovation, de la maison de quartier aux plus hautes sphères publiques.
Denis Cristol, chercheur à l’université de Paris Nanterre, nous propose dans ce livre un panorama de la dynamique apprenante et de son pendant, la dynamique coopérative, tant dans les organisations institutionnelles qu’au sein de structures associatives et privées, au sein d’un territoire dit “apprenant”. Sa démarche universitaire s’attache à définir ce qu’est un territoire apprenant et à décoder les modalités de mise en œuvre de la dynamique apprenante, à partir d’observations concrètes et en s’appuyant sur des théories généralistes sur les savoirs, sur la numérisation du monde et la dynamique collective. L’objectif du livre, toutefois, n’est pas de donner une méthodologie fixe mais plutôt de proposer une “tentative de stimuler nos imaginations, de décrire des pratiques et des questions clés pour réussir à coopérer et apprendre ensemble de façon formelle ou informelle, quel que soit notre âge à la ville comme à la campagne.” L’ouvrage est décomposé en quatre parties explorant chacune une strate constitutive du territoire apprenant : la notion de réseau naturel ou artificiel, les équipements, les espaces et les savoirs. La présentation qui suit s’efforcera d’en faire ressortir les idées majeures, tout en identifiant les zones laissées de côté par l’auteur, un peu comme le maillage réseau, en faisant ressortir des lignes et des nœuds, fait apparaître en creux des espaces blancs.
L’apprenance, une question d’échelle ?
En première partie, l’auteur articule la compréhension du monde à partir des éléments du vivant avec le phénomène de numérisation. La planète Terre et l’humanité partagent des capacités d’apprentissage inépuisables et un potentiel infini de rencontres, réactions, créations. En parallèle, les géantes infrastructures de communication, et les réseaux qu’elles hébergent, sont soumis à des enjeux de pouvoirs et de dominations, des états entre eux d’une part, et face à l’effervescence permanente des acteurs du net qui poussent sans cesse à la marge des codes et des lois. Les territoires, dont l’échelle géographique et humaine est plus réduite, seraient propices pour développer et partager des connaissances, et proposer une tentative de mise en commun des réseaux et infrastructures, au même titre que la nature elle-même.
Le rôle de la puissance publique dans les territoires apprenants
Dans la deuxième partie, Denis Cristol nous propose une définition du territoire apprenant à travers ses équipements. S’il s’agit, en matière d’administration publique, d’une zone géographique définie selon un découpage précis, et gérée par une organisation précise (une ville, une région), le territoire est bien plus que cela : à la fois espace physique (avec son relief, climat, ses zones urbaines ou rurales, ou encore ses infrastructures) et espace de flux (déplacements, culture et histoire), il peut être appréhendé tout autant de manière technologique que de manière sensible. En matière de savoir, le territoire a tendance à concentrer (milieu urbain) ou à disperser (milieu étendu) les savoirs, et il est intéressant de prendre en compte à la fois la logique des lieux habituels de savoirs (établissements, musées, bibliothèques), et les apprentissages informels issus des interactions humains quotidiennes. L’auteur puise dans des exemples concrets et représentatifs de l’innovation dont font preuves les territoires. La fonction publique impulse au sein même de ses administrations une volonté de changement : comment créer des ressources pour leurs habitants et explorer de nouveaux fonctionnements pour se lier à leurs territoires. Elle s’emploie à ajouter à ses méthodologies les ressources de l’intelligence collective pour entrer en dialogue avec les citoyens, les élus, les chercheurs et s’appuyant largement sur le support numérique (plate-formes, sondages, etc).
Territoires en commun ?
Nous trouverons ici l’émergence d’une définition des « communs », entendu comme le plus petit dénominateur partagé par tous, par exemple l’air qu’on respire, quels que soient l’âge, le genre ou le statut social. De façon plus étendue, et selon une perspective de construction sociale et économique, le « commun » devient le résultat d’un processus collaboratif, suppose l’adhésion volontaire et ouverte à tous, intègre un pouvoir démocratique partagé par ses membres, une participation économique de ceux-ci et constitue une production générée par l’ensemble du groupe : une organisation (réflexion sur la position relative de chacun) ou un objet (un programme, code, base de donnée).
L’auteur consacre ensuite un chapitre entier et dense à deux modèles émergents, collaboratifs et apprenants : les tiers-lieux et les incubateurs de formation. Que nous dit Denis Cristol à propos des tiers-lieux ? Tout d’abord, que ce mot-valise recouvre bien des formes : friche, squat, quartier libre, lieu de vie culturel, écolieu, laboratoire, coworking… Que les tiers-lieux échappent à l’idée d’un modèle uniforme, dans sa composante économique, dans sa gouvernance, ou dans son processus de création. Nous nous retrouverons dans cette idée qu’un tiers-lieu se caractérise par sa singularité : la combinaison imprévue et aléatoire des individus qui s’y rejoignent, des lieux qui les hébergent et des actions qui y sont produites. Le lien entre pouvoirs publics et porteurs de projets est mis en valeur, vu comme l’association fructueuse d’acteurs avec la volonté commune de transformer un espace vacant, de créer ressource ou service à la population. L’espace (urbain) est repensé, et son originalité est l’organisation d’un réseau d’acteurs en développement, unis par une volonté de reconquête d’un territoire. Pour y parvenir, ces structures se dotent (elles aussi) de toutes les nouvelles techniques et méthodes de conceptions : codesign, conception orientée vers les usagers, techniques de créativité, méthodes d’intelligence collective… et outils collaboratifs numériques.
Territoires capacitants
En troisième partie, nous partons à la découverte des « espaces » dans lesquels l’apprenance peut survenir et se développer, et comment l’apprenance peut (doit) amener à un pouvoir d’agir, on parlera alors de territoire capacitant. Un territoire capacitant serait défini par des transformations venant bouleverser et réinterpréter des valeurs initiales: sociales en faisant référence au vivre ensemble et comment faire communauté, économiques avec la capacité du territoire à générer des richesses durables, identitaires avec la capacité à projeter du futur en gardant le sens d’une trajectoire. L’édification progressive de ces valeurs étant source d’apprentissage individuel et collectif, on retrouve ici la notion de processus en construction, empirique et organique. Ici encore, le « numérique » occupe une place prédominante dans la transformation des lieux de savoirs d’une part, des nouvelles organisations humaines d’autre part. L’auteur consacre un long chapitre aux Labs, ou laboratoires innovants, qui permettent la mise en relation au sein même des établissements d’enseignement d’une multiplicité d’acteurs, favorisant le contact entre théorie et pratique, l’expérimentation en lien avec des valeurs écologiques ou durables, et là encore le rapport à l’autre, la coconstruction intergénérationnelle… Preuve que ces pratiques sont nouvelles, et inconnues, l’auteur dresse une liste, un peu déroutante par sa longueur, de questionnements soulevés par ces pratiques, sans y apporter ici de réponses. Il s’agira, pour les acteurs et chercheurs de terrain, de poursuivre sans relâche l’étude de ces espaces qui expérimentent et questionnent sur notre capacité à produire ensemble.
Enfin, la quatrième partie est consacrée aux territoires apprenants et leurs savoirs, ou plutôt qui apprend et quels sont les savoirs produits. Au côté des détenteurs de savoirs immatériels, tantôt populaires, tantôt d’exception, l’auteur dresse un portrait de l’apprenant de demain, militant, résistant, politiquement engagé, essentiellement numérique, qui repousse les frontières de ce qui nous semble possible, et génère du « commun de la connaissance ».
Quelques zones blanches
- L’ouvrage de Denis Cristol nous éclaire sur les nouveaux mécanismes, foisonnants, de « mise en condition d’apprentissage », autrement appelée apprenance, qui émergent tant dans les lieux historiques de savoir, l’administration publique que dans les initiatives privées et associatives et s’appuient pour la plupart sur les infinies ressources offertes par le développement des outils numériques. Pour autant, l’ouvrage révèle quelques zones blanches, non couvertes par l’auteur, et sur lesquelles nous pourrions nous pencher.L’approche choisie par Denis Cristol pour aborder les territoires est trop systématiquement urbaine. Or, si selon ses dires « 70% de la population sera urbaine en 2050 », les 30% restants des territoires ruraux font face à des problématiques, voire des difficultés, qui relèvent parfois du challenge (mobilité, faiblesse des ressources culturelles, pouvoir d’achat moindre) et dont l’étude pourrait certainement se révéler inspirante. Ces ruraux cultivent tout particulièrement un rapport à l’écologie et à la nature ambitieux, parfois radical, et construisent eux aussi des réponses particulièrement innovantes.
- Tous les exemples fournis dans l’ouvrage mettent en avant un usage assez débridé de la solution numérique, présentée presque comme le seul outil permettant la mise en commun. Un contre-regard porté par exemple sur l’impact énergétique ou écologique des pratiques numériques, sur les disparités d’accès aux réseaux internet et aux infrastructures ou encore sur les conséquences sur la santé humaine, pourrait venir enrichir le champ d’actions des nouveaux apprentissages (notamment dans les territoires non-urbains).
- Les apprentissages informels mériteraient eux aussi d’être davantage explorés. Les questions des savoirs-faire populaires, de la non-scolarisation des enfants, ou encore celle très sensible de l’éducation des filles (apprentissage/instruction/scolarisation) sont des portes d’entrée passionnantes, à mon avis sous-exploitées par l’auteur, vers d’autres formes plus subtiles et implicites d’apprentissages, aptes par exemple à répondre aux questionnements écologiques.
Au travers de ce panorama, et notamment grâce au focus sur les tiers-lieux, nous voyons facilement comment ces derniers, de part leur dimension physique singulière (chaque tiers-lieu est un lieu), leur objectif de production varié (qu’ils soient lab, atelier, ou espace de coworking), et surtout de part l’expérimentation humaine en permanence à l’œuvre, se positionnent comme un maillon essentiel dans le développement d’un territoire. L’essor des tiers-lieux génère un nouveau réseau, qui maille un même territoire de nouveaux nœuds propices à l’apprenance et aux apprentissages, un maillage à voir, à consolider pour lui permettre de rayonner et de produire l’agir dont le monde/nous a besoin.
Cet article est publié en Licence CC By SA afin d’en favoriser l’essaimage et la mise en discussion.