Pour proposer des repas à base de produits frais et locaux, qui soutiennent les petites fermes agricoles tout en restant accessibles financièrement aux publics, les cantines des tiers-lieux proposent de nouveaux modèles d’approvisionnement vertueux. Exemples et analyse.
Les circuits courts ne sont pas nouveaux. Ils ont même été la forme principale de commercialisation de l’alimentation pendant des siècles. Mais l’industrialisation de l’agriculture et la mondialisation ont entraîné le développement des filières longues et internationales, au point que la commercialisation en filière courte apparaissait dans les années 80-90 comme désuète ou militante. Mais depuis le début des années 2000, la production agricole vendue en direct ou via un intermédiaire maximum n’a fait que croître au point qu’en 2020, la vente en circuit court concernait presque un quart des exploitations de France métropolitaine et plus de la moitié des exploitations conduites en bio AGRESTE, Recensement Agricole 2020, URL https://agreste.agriculture.gouv.fr/agreste-web/download/publication/publie/Pri2305/Primeur2023-5_CircuitCourt-RA2020.pdf. Cependant la vente en circuit court n’est pas forcément corrélée à l’enjeu de la relocalisation géographique de l’agriculture et de l’alimentation et les freins sont encore nombreux pour passer du champ à l’assiette, notamment en restauration. De plus, si les circuits-courts permettent aux producteurs de faire de meilleures marges, ils ne permettent pas de combler les inégalités sociales que subissent les agriculteurs. Par nature innovants – par leurs formes hybrides, leurs modes d’organisation, leurs modèles économiques… – les tiers-lieux s’emparent de cette question et imaginent de nouveaux modèles d’approvisionnement pour leurs cantines et épiceries, qui prennent en compte à la fois les enjeux écologiques, sanitaires et sociaux.. Nous avons identifié quatre modèles, qui vont de l’achat à des intermédiaires vertueux jusqu’à l’intégration de la production agricole au sein de la structure.
Modèle 1 : Choisir des fournisseurs responsables
Yes We Camp, association qui porte des projets de tiers-lieux dans des bâtiments temporaires, s’est dotée d’une charte de l’alimentation engagée (voir “Pour aller plus loin”), un cadre qui s’applique à tous ses lieux, actuellement au nombre de 5 (3 en Île de France et 2 à Marseille), élaboré par les parties prenantes des cantines (cuisiniers, barmans, responsables, direction et des membres de l’association). Sont privilégiés les produits locaux, frais, de saison, issus de filières raisonnées et artisanales, le plus souvent biologiques, mais aussi la cuisine anti-gaspillage (utilisation des pelures des fruits et légumes par exemple) et le compostage des déchets végétaux. Pour ce faire, Yes We Camp se tourne vers des fournisseurs responsables comme, à Paris, La Compagnie des boissons vivantes pour la bière et Zingam, qui travaille avec une centaine de petits producteurs en France. À Marseille, le sourcing est différent car l’équipe y développe des projets à vocation sociale : la Caravanade, dispositif d’appui à la réalisation d’actions citoyennes avec des caravanes et L’Auberge Marseillaise, lieu refuge pour des femmes en grande vulnérabilité. « Pour ces deux projets marseillais, les denrées des repas sont fournies par la Banque alimentaire et des dons. Dans ce cas, c’est notre engagement contre le gaspillage qui prime sur le soutien aux producteurs », explique Suzanne Laquerre, responsable alimentation de Yes We Camp.
Modèle 2 : S’engager dans un soutien annuel des producteurs
A Malakoff (92), La Tréso propose des ateliers partagés pour les artisans, un FabLab et un café-cantine, sous forme d’une Société coopérative d’intérêt collectif (Scic) de 66 sociétaires. Du mardi au samedi, l’équipe réalise environ 50 couverts par midi. Pour son approvisionnement, La Tréso est membre du Panier Vanvéen, à raison de deux paniers hebdomadaires. Le Panier Vanvéen travaille avec plusieurs fermes locales en système Amap (pré-financement des productions avec un engagement annuel auprès des producteurs, implication des membres, solidarité sur les aléas climatiques, transparence des producteurs etc.). Pour les légumes, l’Amap a signé un contrat avec la ferme de l’Envol, à Brétigny-sur-Orge, ferme agro-écologique implantée sur l’ancienne base aérienne. « Être membre de l’Amap c’est un choix politique pour nous, car l’engagement annuel est un vrai soutien pour les producteurs. C’est aussi un moyen d’inscrire La Tréso dans le tissu local, car il y a un lien fort entre les amapiens et le tiers-lieu. Cela participe à créer un écosystème stimulant à Malakoff », explique Domitille Mounier, cheffe de cuisine. Ainsi, la cantine composte ses déchets avec l’aide d’une maître composteuse, maître composteuse qui s’investit également à la grainothèque, grainothèque lancée par un amapien, amapien client du restaurant, etc. « C’est comme cela que nous voyons notre rôle de tiers-lieu : initier des actions, mettre en lien, permettre l’essaimage… », résume la cuisinière qui travaille également avec des fournisseurs responsables, comme Gustant, le Bureau des légumes ou encore Joyons pour les vins (livraison à vélo et bouteilles consignées). « Ils font un excellent travail de sélection. Ces entreprises responsables offrent un gain de temps considérable, en toute confiance. » Une diversité de fournisseurs qui permet à la cheffe de régaler les clients avec un menu différent chaque jour et « surtout des produits très frais, qui tiennent beaucoup plus longtemps que ceux que j’achetais au début via une centrale de grande distribution bio », précise Domitille.
Modèle 3 : Intégrer les producteurs à la coopérative
A Augan (56), 1 600 habitants en Bretagne du côté de Brocéliande, Le Champ Commun est une épicerie- bar-cantine créée en 2010 avec une ambition : maintenir un commerce de proximité en milieu rural en impliquant les habitants. Pour cela, le choix a été fait de privilégier un approvisionnement le plus local possible avec l’envie de « défendre la figure du paysan, de l’artisan, de l’artiste, c’est-à-dire la maîtrise d’un savoir-faire et son autonomie” comme l’explique Mathieu Bostyn, coordinateur de l’activité essaimage. Une attention a également été portée sur l’aménagement et la présentation des produits, afin de créer une belle épicerie. En statut Société coopérative d’intérêt collectif (Scic), le Champ Commun travaille avec une quarantaine de producteurs locaux. Mais sa particularité est qu’une quinzaine d’entre eux est sociétaire de la Scic (230 sociétaires). Ce statut permet en effet aux fournisseurs d’être partie prenante de la société, tout comme peuvent l’être les consommateurs. « Producteurs, consommateurs, cuisiniers sont intégrés à la gestion de l’entreprise. Notre quotidien, c’est vraiment de réfléchir à comment on travaille ensemble, comment les réalités des uns se confrontent à celles des autres » relate Mathieu. Au fil des années, une véritable culture commune s’est créée, doublée d’une importante montée en compétence. Près de 15 ans plus tard, Le Champ commun salarie 5 personnes et génère un chiffre d’affaires annuel de 700 000 €.
Modèle 4 : Devenir son propre producteur
Direction la région nantaise, où Commun’Île anime 4 tiers-lieux : le Wattignies, le Bar’Île et le Labo Diva, 3 bars-restos culturels sur l’Île de Nantes, ainsi que Les Landes Fertiles, une ferme maraîchère de 6 hectares dans le Pays de Rez. Comme La Tréso et Le Champ Commun, Commun’Île est une coopérative en Scic, forte de 68 sociétaires dont les membres sont salariés, usagers ou partenaires. Ses objectifs : soutenir la transition alimentaire de la fourche à la fourchette, créer du lien social et faire vivre un modèle de gouvernance horizontal. « Les décisions se prennent selon le principe de subsidiarité, c’est-à-dire au plus proche de la situation, mais dans un cadre politique défini et en prenant en compte les contraintes économiques, car il n’y a qu’un seul compte bancaire, donc les décisions d’un lieu vont impacter les autres », détaille Hilary McKee, gérante. Les 17 salariés exercent les métiers de cuisinier, serveur, barman, responsable et animateur de lieu, maraîcher et gestionnaire, avec le même salaire horaire (proche du Smic). On voit tout de suite l’innovation : la production agricole est incluse dans l’entreprise et fournit 70 % des légumes des restaurants, complétée par d’autres produits locaux de fermes voisines des Landes Fertiles. « Contrairement à ce que l’on pourrait croire, la difficulté n’est pas dans l’acquisition des terres agricoles (nous avons eu recours à du crowdfunding et à un prêt bancaire). La difficulté, c’est de financer l’exploitation d’une ferme maraîchère bio. Avec le choix de salarier les maraîchères, la ferme n’est pas à l’équilibre. C’est parce que d’autres activités génèrent plus de valeur que l’ensemble est viable ». Dans ce contexte, le choix du salaire unique est d’autant plus fort. « C’est un sujet régulièrement mis en débat, car les maraîchères bénéficient d’excellentes conditions de travail tandis que les responsables de lieux ou les cuisiniers sont moins payés qu’ailleurs. Mais nous tenons à cette solidarité. L’idéal serait d’augmenter nos salaires à tous, mais pour le moment nous ne le pouvons pas ».
Des modèles qui font évoluer les habitudes de travail
Ces modèles d’approvisionnement viennent bouleverser les fonctionnements habituels. Ainsi, c’est aux cuisiniers de s’adapter aux producteurs et non l’inverse. Comme l’explique Domitille, de La Tréso, « on ne sait pas à l’avance ce que l’on va avoir dans le panier. Il faut être ingénieux pour passer tout ça en cuisine ! » Chez Commun’Île et Le Champ Commun, le fait que producteurs, vendeurs, cuisiniers et consommateurs soient parties prenantes de la coopérative permet une adaptation de chacun au plus près des besoins de l’autre. « Il y a un dialogue continu entre ce qui pousse et entre ce qui est cuisiné » résume Hilary. Mais ces nouveaux modèles bouleversent également la création de valeur ajoutée : « au lieu d’acheter des produits pas chers que l’on transforme en repas onéreux, nous partageons la valeur entre l’activité bar-restauration en ville et l’activité agricole à la campagne », résume Hilary. Un modèle à contre-courant des logiques de la grande distribution, qui permet de renverser les rapports de domination entre métropoles et campagnes.
Des modèles vertueux jusqu’au prix des plats et qui interrogent le partage de la valeur
S’approvisionner en circuit court avec des producteurs justement rémunérés fait généralement monter les prix des plats. Pas dans ces tiers-lieux. Parce que leurs modèles économiques visent la viabilité plus que la rentabilité. Et parce que ce sont des lieux hybrides : les différentes activités peuvent s’équilibrer financièrement entre elles. Comme l’explique Domitille de La Tréso « Pour proposer des plats à des prix acceptables (13 € végétarien, 15€ carné) nous redoublons d’efforts en cuisine, nous misons sur le végétal avec une carte à 70 % végétarienne et nous diminuons la marge. C’est possible car nous sommes une coopérative à but non lucratif – nous avons voté notre non-lucrativité, comme une association – et que nous avons d’autres sources de chiffre d’affaires comme la location d’espaces et le FabLab, qui bénéficie de subventions ». Pour être plus solidaire, La Tréso a imaginé un système judicieux de tarification complémentaire. Le tarif « pomme », +3 €, pour soutenir le projet, et le tarif « fraise », -3 € pour les personnes à petits budgets. « À la caisse on demande simplement si c’est tarif normal, pomme ou fraise, sans justificatifs donc cela se fait sans gêne, de façon naturelle. »
Au Champ Commun, c’est l’épicerie qui est la locomotive économique du tiers-lieu. Mais les autres activités bar, et auberge, amènent naturellement des clients à l’épicerie. Pour proposer des prix acceptables, l’équipe adapte ses marges : elle est plus importante sur les produits industriels conventionnels que sur les produits bio locaux. Dans ses restaurants de l’Île de Nantes, Commun’Île parvient à proposer des plats chauds entre 8,50 et 10,50 €. « Ce n’est pas simple, nous nous creusons la tête pour réussir ce défi et sommes sans cesse en train de nous interroger sur le partage de la valeur. Par exemple, la location d’un espace pour une chorale n’est pas le même prix que pour un séminaire d’entreprise. Nous assumons la différence car il faut que l’argent vienne de quelque part », explique Hilary, gérante.
Des modèles qui cherchent à sortir de l’entre-soi
L’accessibilité ne concerne pas uniquement l’aspect financier mais aussi socio-culturel. « Nous ne voulions pas être une petite épicerie de dépannage étiquetée bio, mais nous positionner en alternative crédible à la grande distribution pour les habitants du territoire. Personne ne doit se sentir exclu en termes de codes sociaux. Nous proposons donc aussi bien du vrac que des marques nationales conventionnelles et des produits artisanaux locaux. C’est par le conseil et l’échange humain que l’on peut emmener des personnes à s’orienter vers davantage de produits engagés », détaille Mathieu du Champ Commun.
Chaque groupe social ayant des codes sociaux différents, qui passent notamment les habitudes de consommation, les initiateurs de Yes We Camp, également, sont soucieux de diversifier leur offre. Ainsi, afin d’éviter d’apparaître comme un lieu réservé à une population écolo, « nous n’hésitons pas à proposer du coca dans certains lieux », précise Suzanne. A Marseille, où leurs lieux ont une vocation sociale, l’équipe prend également en compte les habitudes alimentaires des personnes accueillies. « Notre enjeu est que ces personnes vulnérables se nourrissent. Donc nous jonglons entre le soutien aux producteurs locaux, la lutte contre la gaspillage et les goûts alimentaires des publics ».
Des modèles qui butent sur des difficultés juridiques
Comme l’a précisé Hilary plus haut, la difficulté rencontrée à Commun’Île n’a pas été l’acquisition d’hectares pour produire leurs légumes, mais bien les coûts d’investissement et de fonctionnement d’une ferme. Ça l’est d’autant plus que l’agriculture n’est pas la principale activité de la Scic : Commun’Île n’est pas considérée juridiquement comme une entreprise agricole et ne touche donc pas les aides dédiées. « Nous avons énormément de difficultés à toucher la Pac, par exemple. Et nos maraîchères ne sont pas de statut agricole : elles sont sous la convention collective de la restauration. Cela atteint même la formation : elles peuvent suivre une formation pour faire des cocktails mais pas pour apprendre à utiliser des machines agricoles », déplore Hilary McKee. Comme souvent, les tiers-lieux mettent du temps et de l’énergie à défricher des voies et le droit ne suit pas toujours.
Vers des partenariats forts entre les cantines des tiers-lieux et les tiers-lieux nourriciers
Pour Aurélien Denaes, membre du bureau de l’Association Nationale des Tiers-Lieux, « le mouvement tiers-lieux a l’avantage d’être structuré en réseau. Nous pouvons vraiment travailler à tisser des liens forts entre les tiers-lieux qui ont des bars-restaurants et les tiers-lieux nourriciers. Mais, pour que cela ne reste pas l’initiative d’une poignée de tiers-lieux motivés, cela nécessite un travail d’intermédiation qui doit être financé. » L’enjeu est d’autant plus d’actualité que le nombre de tiers-lieux nourriciers est en augmentation et représente déjà 10 % des tiers-lieux en France selon l’Observatoire des Tiers-Lieux. « Nous devons trouver des outils de mutualisation pour que la production agricole des tiers-lieux soit consommée dans des tiers-lieux », précise Aurélien. Conserver la valeur au sein du mouvement tiers-lieux permettrait en effet de le consolider mais aussi d’empêcher que la valeur ne s’échappe dans l’économie capitaliste. C’est aussi un moyen puissant de s’émanciper de la domination urbaine en créant des relations horizontales entre villes et campagnes.
Cet article est publié en Licence Ouverte 2.0 afin d’en favoriser l’essaimage et la mise en discussion.