En 2025, la Smalah, la Quincaillerie et Betamachine fêtent leurs dix ans. Ce cap symbolique appelle les trois tiers-lieux à partager leurs histoires et à s’interroger : comment documenter et essaimer ce qui s’invente dans les tiers-lieux ?
« Une belle fête de famille. » En mars 2025, la Quincaillerie de Guéret célébrait ses dix ans avec un festival de trois jours. Au programme : de la musique, une rétrospective, des repas partagés et des temps de réflexion autour de questions-clés : « On fait quoi les 10 prochaines années ? » ou « comment défendre nos services publics ? ». « On voulait quelque chose à notre image : un événement très grand public qui mélange les gens du territoire et les copains-copines du mouvement national des tiers-lieux », précise Baptiste Ridoux, cofondateur et coordinateur de la Quincaillerie.
Le cap symbolique des dix ans est l’occasion de regarder dans le rétroviseur. Et quiconque a déjà interrogé des fondateurs de tiers-lieux le sait : le récit des origines est toujours finement rodé. Pour BetaMachine à Chartres (Eure-et-Loir), la Quincaillerie à Guéret (Creuse) et la Smalah à Saint-Julien-en-Born (Landes), l’aventure débute au début des années 2010. L’époque est aux fablabs et aux hackerspaces, le futur est dans la fibre optique ou les imprimantes 3D, et partout en France des collectifs ouvrent des lieux pour rendre le numérique accessible.
Dans le rétroviseur
En 2015, les trois projets prennent racine, La bande de bricoleurs autour de BetaMachine s’installe dans un lieu mis à disposition par la Chambre des métiers de Chartres et donne vie à « un espace dans lequel on peut créer n’importe quel projet », se souvient le cofondateur de l’association aujourd’hui président, Pascal Gauthier. À Guéret, quelques membres de la radio associative locale et d’une association d’éducation au numérique s’associent avec la Communauté d’Agglomération pour créer « un service public de nouvelle génération » dans les locaux d’une ancienne quincaillerie. Baptiste Ridoux plante le décor : « On avait un embryon de fablab, des canapés, la wifi, une grande table, quelques ordis accessibles au public et bien sûr un bar en palette pour respecter la mode des tiers-lieux de l’époque ».
Au même moment dans les Landes, des citoyens rassemblés autour de l’association de saisonniers La Sauce Ouest remportent un appel à manifestation d’intérêt (AMI) de la Région Nouvelle Aquitaine. C’est la naissance de la Smalah et de son projet hybride mêlant éducation populaire, café associatif et actions socio-culturelles. « C’est la Région qui nous a expliqué que nous étions en train de faire un tiers-lieu », rapporte amusé Vincent Péchaud, cofondateur et directeur de la Smalah.
Les aventures de la Quincaillerie, la Smalah et BetaMachine s’intègrent dans une histoire plus large, celle du mouvement tiers-lieu. Ce dernier est passé de quelques initiatives pionnières en 2015 à un large écosystème de coopération soutenu par l’État et regroupant 3 500 tiers-lieux en 2025 Panorama des tiers-lieux en France, issu du recensement 2023, France tiers-lieux.. Baptiste Ridoux rappelle quelques épisodes marquants liés à la reconnaissance progressive du mouvement tiers-lieu auprès du monde politique :« La première sortie en province du Secrétaire d’État au numérique Cédric O en 2019 c’était à la Quincaillerie, on lui a montré que le numérique ce n’était pas que les start-up. ». Les dispositifs de soutien de l’État qui ont suivi comme Fabriques de territoire (2020) ou Manufactures de proximité (2021) ont également marqué un virage majeur dans la structuration des lieux. « Ça nous a permis de monter en compétences, de porter nos projets de manière plus professionnelle et d’initier le changement d’échelle qui nous fait passer de cinq salariés en 2020 à treize en 2025 », analyse Vincent Péchaud.
La crise sanitaire du Covid-19 a également été un épisode-charnière dans l’histoire des trois lieux. Comme de nombreux lieux du faire, ils ont démontré leur agilité en mobilisant des citoyens autour de la fabrication de masques et de visières ou en accompagnant les familles mal équipées en numérique dans l’enseignement en distanciel. « Dans la tête des gens, on est passé d’un rassemblement de bidouilleurs un peu geek à un lieu qui peut sauver des vies », remarque Pascal Gauthier.
« Raconter ce qu’on va devenir pour mieux y arriver »
Dix ans plus tard, lorsque ces premiers pas sont racontés, c’est l’ADN des lieux qui est convoquée. « Tout ce qu’on avait écrit dans le projet de 2015, on l’a aujourd’hui réalisé », observe Vincent Péchaud. « Il y avait dès le début cet esprit de collectif, cette chaleur humaine, cette volonté un peu entrepreneuriale de se bouger pour les causes dans lesquelles on croit et de trouver des moyens de les financer. C’est quelque chose qui a perduré jusqu’à aujourd’hui. »
La mise en récit de l’histoire du lieu offre une colonne vertébrale à la diversité de projets, de personnes et d’épisodes marquants qui ont forgé le lieu. Lorsque l’équipe de BetaMachine crée une exposition documentaire qui retrace en textes, objets et photos l’histoire de l’association, elle y voit ainsi une manière de « sortir la tête du quotidien et de fédérer toutes les personnes qui gravitent autour du lieu ». Cette intention s’est également matérialisée dans le remontage d’un dôme géodésique conçu en 2018. « La construction de ce dôme est un moment hyper fort de BetaMachine, il y avait quelque chose de symbolique, presque de l’ordre de la cérémonie autour de sa rénovation pour les 10 ans. », pointe Lucille de Witte, coordinatrice du lieu.
À la Quincaillerie, la mémoire et l’esprit du lieu s’incarnent surtout dans les concierges historiques. « On a un peu de documentation qui retrace les grandes étapes du lieu, mais dans les faits, on passe beaucoup de temps à raconter le projet aux usagers, aux partenaires, aux médias ou aux gens qui passent notre porte pour la première fois », témoigne Baptiste Ridoux. Il soulève au passage les risques liés à une « personnification du lieu » : « ce moment où le fonctionnement du lieu ne dépend que d’une personne ». À ses côtés, Ronan Bancelin, coordinateur du réseau de musiques actuelles de la Creuse (l’Archipèl) hébergé en partie à la Quincaillerie tempère ce risque en présentant le lieu comme un « véritable bien commun » : « C’est le lieu dont on avait besoin à Guéret, on se sent rapidement chez soi et responsable de son bon fonctionnement ».
Les témoignages rejoignent ici la notion de « représentations communes » que le sociologue Antoine Burret place au cœur de sa définition des tiers-lieux. Ces représentations naissent autour de discussions qui permettent de « comprendre les logiques de chacun, d’intégrer les différences de perspectives ainsi que les contraintes propres à chaque domaine disciplinaire mobilisé » Burret, A. (2018). Refaire le monde en tiers-lieu. L’Observatoire, 52(2), 50-52.. Qu’ils soient oraux ou écrits, les récits autour de l’histoire d’un lieu semblent appartenir à cette catégorie. Ils participent à créer du commun et un sentiment de responsabilité partagée auprès de toutes les personnes impliquées.
Les représentations communes évoluent dans le temps et peuvent avoir une grande performativité. Elles permettent de « raconter ce qu’on va devenir pour mieux y arriver », selon la formule de Lucille de Witte. En 2021, alors que BetaMachine est contraint de déménager hors de Chartres et voit ses bénévoles s’essouffler, l’équipe invite tous ses membres à imaginer des scénarios pour le futur. Les discussions dessinent les contours d’un nouveau projet, davantage adapté au nouveau local et adossé à un modèle économique plus professionnel, autour duquel s’est reformée une dynamique.
« On ne se sentait pas toujours légitime alors on a commencé par raconter notre histoire, les projets et les difficultés qu’on a rencontré en chemin, et on s’est rendu compte que ça intéressait pas mal de monde. »
Partager, transmettre, essaimer
Aujourd’hui, les lieux organisent régulièrement des visites apprenantes pour transmettre à leur tour leur expérience. Ils présentent leur fonctionnement, répondent aux questions techniques et partagent de précieux conseils. « On ne se sentait pas toujours légitimes à se placer en mentor alors on a commencé par raconter notre histoire, les projets et les difficultés qu’on a rencontré en chemin, et on s’est rendu compte que ça intéressait pas mal de monde », explique Lucille de Witte.
Dès sa création, la Quincaillerie a participé à la mise en réseau et l’essaimage des tiers-lieux en Creuse à travers le réseau départemental Tela, co-fondé en 2016 autour de six structures. « La transmission est dans l’essence même de nos projets », défend Baptiste Ridoux. « À chaque fois que des porteurs de projets viennent nous voir, on essaye de leur faire visiter plusieurs lieux pour bien montrer que chaque projet est unique, adapté à son territoire et à la dynamique sociale qui la porte ».
Le partage d’expérience a même été intégré à son poste de coordinateur. En effet, une partie de son temps est dédiée à l’incubateur de projets d’économie sociale et solidaire du réseau Tela (le Décapsuleur). « Baptiste fait un peu figure de grand frère », témoigne Ronan Bancelin du réseau de musiques actuelles l’Archipèl. « L’ADN de notre association est fortement lié à la Quincaillerie, on apprend tous les jours aux côtés des personnes qui travaillent ou gravitent autour de ce lieu. »
En ce sens, les trois lieux participent à diffuser une culture des précédents. Ce concept, proposé par David Vercauteren dans son essai Micropolitiques des groupes. Pour une écologie des pratiques collectives (HB éditions, 2007), désigne l’ensemble des récits et des savoirs hérités des expériences du passé. Dans le cas des tiers-lieux : tous les choix, les projets, les avancées, les échecs, les disputes, les partenariats, etc. qui font l’histoire d’un lieu. Une telle culture permet de « se sentir précédé, inscrit dans une histoire qui pourrait nous rendre plus fort. (…) “Tiens, cette limite que l’on rencontre, d’autres l’ont dépassée de telle ou telle manière” », écrit l’auteur belge Vercauteren, D. (2007). Micropolitiques des groupes. Pour une écologie des pratiques collectives. HB éditions..
Écrire le « code source » du mouvement tiers-lieu
Ces efforts de transmission prennent racine dans l’esprit du logiciel libre, intimement lié à l’histoire des tiers-lieux. Le mouvement Tilios (tiers-lieux libre et open source) est allé jusqu’à impulser l’écriture d’un « code source » du mouvement tiers-lieu via une plateforme collaborative. Sur ce « wiki des tiers lieu » baptisé Movilab, on retrouve des centaines de pages retraçant des projets, des concepts, l’historique de lieux partout en France et dans le monde, des bonnes pratiques concernant le foncier ou les modèles économiques, etc. Le tout représente alors ce que Yoann Duriaux et la designer Sylvia Fredriksson appellent le « patrimoine informationnel commun » des tiers-lieux Fredriksson, S. et Duriaux, Y. (2018). Tiers lieux libres et open source : repolitisation des pratiques et mécanismes de reconnaissance au sein de configurations collectives. L’Observatoire, 52(2), 56-58..
« C’est une base précieuse pour que d’autres dynamiques s’approprient l’histoire du mouvement », observe Baptiste Ridoux. « Mais ça reste un truc ultra geek, et très difficile à comprendre pour un citoyen lambda, il faut quelque chose de plus grand public si on vise vraiment une pollinisation du mouvement ». Ce dernier confesse être « un mauvais élève » car il manque de temps pour alimenter le wiki. Plus largement, les coordinateurs témoignent d’une envie de documenter davantage ce qui se passe dans leurs lieux mais déplorent le manque de capacités ou des urgences plus concrètes. « Avec nos scénarios prospectifs, on peut se dire qu’on prend de l’avance pour documenter le futur », plaisante Lucille de Witte.
Futurs incertains
Autre constat partagé : la décennie d’âge ne protège pas des perspectives incertaines. L’équipe de la Quincaillerie a les yeux tournés vers 2026 et les élections municipales qui remettent en jeu le fort soutien politique qui a marqué l’histoire du lieu. En prévision, elle a lancé sa première enquête d’utilité sociale qui démontre son poids local – chaque euro investi dans la Quincaillerie a un impact de 4,40€ sur le territoire https://www.laquincaillerie.tl/les-resultats-de-letude-dutilite-sociale-de-la-quincaillerie-sont-devoiles/. À Saint-Julien-en-Born, la Smalah cherche à diversifier son modèle économique afin d’anticiper un potentiel recul des fonds publics. Pour cela, elle se tourne vers les financements privés et des activités sources de financement propre comme le maraîchage et la formation agricole.
De son côté, l’équipe de BetaMachine est consciente des « difficultés à venir », mais s’attelle avec enthousiasme à la rénovation des 2 000 m2 de son nouveau lieu. Ces projets de long-terme témoignent malgré tout de la confiance dans leur capacité à se pérenniser, et l’instabilité du futur ne semble faire que renforcer le sens des projets portés et l’envie de faire ensemble. « Je me dis que plus il y aura de lieux comme la Smalah, solides et bien ancrés, plus nous serons en capacité de nous serrer les coudes et d’affronter les crises sur nos territoires », conclut Vincent Péchaud.

Cet article est publié en Licence Ouverte 2.0 afin d’en favoriser l’essaimage et la mise en discussion.