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Mesure d’impact, changer le logiciel ou les imaginaires ?

La comptabilité multi capitaux, the new black ?

8 août 2022
Camille et ses fleurs - Crédits photo : Le 100ème Singe

Alors que de plus en plus de tiers-lieux se créent autour d’une volonté forte d’action écologique et sociale, que les hyper-profits des modèles destructeurs sont de plus en plus pointés du doigt, la comptabilité écologique – considérée comme un domaine d’expertise technique et opaque – pourrait être le principal moyen de mesurer l’impact des actions (positif ou négatif) et de leur donner une conséquence financière. Le début d’un changement profond de modèle.

Pourquoi s’intéresser à la comptabilité quand on s’intéresse à la transition des modèles et à l’impact environnemental et social de nos actions en tant que tiers-lieu ? Si l’on veut mesurer objectivement l’impact des actions des tiers-lieux, prendre conscience des choix destructeurs, adopter des mesures adaptatives et régénératrices en conséquence, il apparaît primordial de pouvoir les quantifier. 

Les mesures d’impact, social et environnemental, très en vogue à l’heure actuelle dans les sphères de l’ESS et de la RSE, (et qui d’après Les Échos vont “constituer un enjeu fondamental dans la résolution des grands défis du XXIe siècle”), semblent des mesures bien trop manipulables et ne rendant visible que ce que l’entreprise décide de rendre visible. Leur intégration dans les services communication et marketing des grandes entreprises semblent un indice de leur utilisation au service de l’image externe de l’entreprise plus qu’un gage de mesures objectives. Il n’y a pas besoin d’être un grand spécialiste du sujet pour se rendre compte que, malgré les velléités affichées de sobriété, les entreprises dont les activités sont les plus destructrices pour la planète et qui traitent le moins bien leurs salariés sont celles dont les résultats économiques sont les plus positifs. Si ces entreprises peuvent à l’heure actuelle être montrées comme des exemples de productivité et de réussite, c’est en grande partie lié au modèle comptable majoritairement utilisé, qui ne rend compte que du volet financier des activités. Si tout est politique, la comptabilité, représentant la valeur que nous voulons donner aux choses, l’est plus que tout.

“Le modèle de comptabilité que choisit une société influe sur l’architecture des activités humaines”

Les systèmes comptables sont apparus dès l’origine des civilisations humaines, bien avant l’avènement du capitalisme. La comptabilité constitue un des fondements des coordinations et coopérations organisationnelles dans les sociétés humaines. Les systèmes comptables ne sont pas neutres : chaque civilisation a développé le sien, en mobilisant ces fonctions comptables de façon différente selon sa culture, son système de valeurs, sa vision de l’économie et du monde. Et ces systèmes ont participé à instituer et développer opérationnellement ces sociétés, et ont influé sur l’architecture des activités humaines s’y développant.

Le terme « capital » (étymologiquement “relatif à la tête”), a été défini par les banquiers lombards au XVIe siècle comme la « partie principale d’une richesse par rapport aux intérêts qu’elle produit ». Jusqu’à la fin du Moyen Âge, le capital est purement monétaire. Il existe deux grands paradigmes comptables : l’un basé sur la définition historique du terme capital, et qui régit la plupart des normes comptables d’Europe continentale, et de nombreux autres au niveau international, basées sur une nouvelle vision.  “Un autre paradigme a été introduit dans les années 1970 (les normes IAS/IFRS (International Accounting Standards/International Financial Reporting Standards), rendu obligatoire pour les comptes consolidés des groupes cotés de l’UE depuis une directive de 2002. Ce dernier marque le pouvoir des propriétaires/actionnaires, d’un système basé sur l’accroissement des profits, et acte la notion centrale de productivité, aujourd’hui majoritairement adoptée en économie”. “CARE : repenser la comptabilité sur des bases écologiques”, Alternatives Économiques, L’Économie Politique n°93 – 02/2022

La comptabilité multi capitaux

Le modèle comptable utilisé à l’heure actuelle est un modèle ne mesurant que le capital financier d’une entreprise. Cette visualisation du capital a un impact très fort au quotidien.  Un exemple concret : Cela permet à une tranche de jambon industriel d’être très compétitive dans les rayons des supermarchés et d’être un produit de choix pour les consommateurs (d’autant plus en cette période de baisse du pouvoir d’achat), alors que : le mode de production pollue les sols (destruction des écosystèmes), le mode d’élevage maltraite les êtres vivants non-humains (souffrance animale), l’usage des nitrites provoquent des cancers (destruction des humains et poids sur les systèmes de santé), les salariés subissent des conditions de travail très précaires (atteinte aux humains). Son prix final ne reflète pas, avec les méthodes comptables actuelles, le coût réel de l’activité de l’entreprise sur la société (coût environnemental et social) et crée même une distorsion de concurrence avec les producteurs locaux et bios.

Une nouvelle approche, la comptabilité multi-capitaux ou en triple capital (le terme « triple bottom line » a été utilisé pour la première fois par l’auteur et entrepreneur John Elkington en 1997), propose de s’aligner avec les trois piliers du développement durable du rapport Bruntland de 1987 et d’indiquer la performance globale de l’entreprise autour de trois thèmes : l’humain ou le social (« people »), l’environnement (« planet ») et l’économique (« profit »).

Il s’agit alors d’évaluer la valeur créée ou détruite par l’entreprise via ses activités autour de ces trois thèmes. La partie économique n’étant pas réduite à la performance financière mais est évaluée en termes d’apport économique pour la société. L’objectif de la comptabilité en triple capital est de remettre les enjeux environnementaux et sociaux au cœur de l’entreprise, de leur accorder la même valeur que les enjeux liés aux capitaux financiers. En d’autres termes, protéger et préserver l’environnement et l’homme. Le principe de la comptabilité triple capital fait l’objet de diverses modélisations dont certaines sont déjà expérimentées par des entreprises d’envergure variable (dont LVMH à travers la chaire de comptabilité environnementale d’AgroParisTech-Paris Dauphine). On peut, entre autres, citer trois de ces modèles, conçus et développés en France : la comptabilité Universelle (Cabinet Saint-Front) liée à la monétarisation des actions RSE, Le modèle LIFT et le modèle CARE.

La méthode CARE

Expérimentée depuis presque 10 ans, le projet CARE (Comprehensive Accounting in Respect of Ecology), développée plus particulièrement par Jacques Richard et Alexandre Rambaud, chercheurs associés à l’Université Paris-Dauphine depuis 2012, correspond à un « cadre conceptuel » comptable, explorant scientifiquement la convergence entre comptabilité et enjeux de préservation écologiques.  Cette nouvelle méthode comptable intègre une communauté composée d’académiques, de professionnels (entreprises, experts-comptables, etc.) et d’acteurs de la société civile (telles que la Coop des Communs ou le WWF France). La méthode CARE s’oppose aux méthodes dans lesquelles les capitaux sont perçus comme une richesse disponible et productive sans fin : les capitaux sont des emprunts faits auprès des ressources planétaires qui, s’ils sont dégradés, doivent être remboursés et non pas compensés. Elle s’appuie sur des seuils, scientifiquement et collectivement validés. Par exemple, dans le cas du climat, le traducteur consistera en la notion de « budget carbone ». Dans le cas d’un être humain, les traducteurs sont notamment les médecins du travail et les indicateurs liés à la notion de travail (et salaire) décent.

De plus en plus d’acteurs se saisissent de cette nouvelle méthode notamment dans le domaine agricole, afin de mesurer la durabilité des fermes agroécologiques  (Fermes d’Avenir/la Ferme de Cagnolle, le réseau CIVAM…) et de pouvoir plaider à une évolution des dispositifs de soutien. En permettant de mieux comprendre le modèle sur lequel repose les organisations, CARE met en évidence par exemple qu’un sol peut être  utilisé de trois façons différentes :

  • pour assurer la croissance des plantes (emploi de culture) ;
  • pour permettre le passage des machines et des humains (emploi de support des activités) ;
  • pour «stocker” des excès de produits phytosanitaires, donc des polluants (emploi d’entreposage de polluants).

Dans ces conditions, chaque emploi est à la fois un support de productivité et une dégradation des capitaux employés. La notion d’emploi (donc d’actif) rend possible de lier intrinsèquement « création de valeur » et « dégradations écologiques », pour mener une analyse méthodique de ces liens. Une  soutenabilité forte du modèle exige que chaque capital soit étudié individuellement et sans compensation. Ainsi, en conséquence, selon CARE, une entreprise ne peut calculer son profit qu’une fois le « remboursement » de sa dette écologique, envers ces capitaux naturels et humains, garanti, comme elle le fait déjà pour ses capitaux financiers.

Le modèle CARE, dont l’une des bases de référentiel peut être couplée – dans le cas des tiers-lieux nourriciers agissant sur et/ou avec la production agricole – à l’Indicateur de Durabilité des Exploitations Agricoles (IDEA4), pourrait être un outil à la fois complet et très exigeant pour allier les enjeux d’impact à ceux de durabilité des systèmes que nous mettons en place.

Des limites actuelles et un prochain cheval de bataille

Même s’il serait souhaitable qu’un modèle de comptabilité socio-environnementale comme CARE soit utilisé par l’ensemble des entreprises, son déploiement rencontre bien entendu à ce stade de nombreux obstacles. Non des moindres : les dispositifs financiers essentiels sont toujours fondés sur le système comptable actuel : les bases de données des fonds d’investissement, les impôts… n’ont pas recours à CARE. De même pour le moment CARE ne sert pas à rendre visible ses actions et donc comparer des modèles d’entreprise : pour cela le modèle doit se rendre “contaminant”, car à l’heure actuelle seuls les plus convaincus sont prêts à expérimenter la mise en place de cet outil, les entreprises les plus néfastes n’ayant pas d’intérêt direct à adopter ce modèle.

Néanmoins, la méthode CARE permettrait de  piloter son entreprise pour mettre en place les actions de préservation nécessaires à l’équilibre de son système interne de fait totalement relié aux différents écosystèmes. De plus, CARE et plus largement les comptabilités alternatives, encouragent déjà les acteurs économiques à réinterroger leurs modèles économiques, définir leurs impacts sociaux et environnementaux et identifier des leviers d’action en faveur d’un développement plus durable. Dans le prolongement de l’analyse critique faite par les comptabilités alternatives, qui aboutissent à la création de méthodes expérimentales, le prochain cheval de bataille pour envisager un changement de paradigme reposant sur des fondements radicalement différents sera de coupler le déploiement de la comptabilité écologique à l’introduction d’une autre approche de la monnaie, comme celle proposée par la monnaie libre G1 (non indexée sur une monnaie-dette).  Si l’on souhaite changer l’écriture du récit et proposer de nouveaux imaginaires, adopter des virages radicaux, il faut s’atteler à la racine. A ce qui, depuis les débuts de l’Humanité, structure nos sociétés : la monnaie d’échange et la façon de la quantifier, d’écrire ses flux. Sinon le risque est grand que toutes nos actions en matière de transitions de modèle ne soient que cosmétiques.

Cet article est publié en Licence CC By SA afin d’en favoriser l’essaimage et la mise en discussion.