Fiche de lecture

Cohabitons ! Pour une nouvelle urbanité terrestre

Plaidoyer pour un géo-care. Une fiche de lecture de l’essai de Michel Lussault

13 janvier 2025

Professeur à l’École Normale Supérieure de Lyon et auteur de plusieurs essais, le géographe Michel Lussault poursuit sa réflexion sur l’Anthropocène avec Cohabitons ! Pour une nouvelle urbanité terrestre. Il y développe le géo-care : un ensemble de pratiques vertueuses pour transformer notre façon d’habiter la Terre et de cohabiter avec l’ensemble du vivant.

Michel Lussault a conçu et dirigé de 2017 à 2023, l’École urbaine de Lyon, un programme de recherche, de formation et d’expérimentation consacré à l’Anthropocène qui l’a amené à échanger avec de nombreux penseurs et porteurs de projets en lien avec les enjeux environnementaux. Son essai s’appuie sur cette expérience, ainsi que sur une résidence d’études au Canada qu’il a réalisée avec son laboratoire de recherche  Environnement, Ville, Société.

Michel Lussault a indéniablement un penchant pour les langues, il joue avec les mots, les compose/décompose/recompose et, en bon géographe, les spatialise, un peu à la manière de Georges Perec dans Espèces d’espaces, un de ses livres cultes : « Vivre c’est passer d’un espace à un autre en essayant de ne pas trop se cogner ». Ainsi, la lutte des classes devient la lutte des places, un mode de vie devient un mode d’habitation (espace que l’on façonne de manière à répondre à nos besoins) et de cohabitation (coexistence dans un même espace et partage de l’espace). Michel Lussault nous entraîne à porter attention aux mots, à leur construction, à leur sens enfoui, à leur puissance évocatrice. Il nomme et renomme les choses pour à nouveau faire attention, pour reconsidérer notre façon d’habiter. Une sorte de lingua-care comme préalable à la possibilité de ce géo-care qu’il va décrire précisément dans la troisième et quatrième partie de son livre. 

Il distingue, ainsi, la planète qui renvoie à l’ordre biophysique des choses et qui existe en dehors de l’espèce humaine ; la Terre qui constitue l’habitat de l’espèce humaine, construit par et pour elle à partir des possibilités et des ressources fournies par la planète ; et enfin, le Monde, avec un grand M, qui désigne notre société contemporaine qu’il qualifie de thermo-industrielle. C’est ce Monde que Michel Lussault nous emmène observer dans la première partie de son livre.

Anthropocène ou plutôt urbanocène ?

Au Canada, le touriste qu’il aime être nous confie son émotion devant la puissance des chutes du Niagara mais le géographe qui ne le quitte jamais s’irrite des chaînes d’hôtels, parcs d’attraction, casinos, supermarchés et autres productions du tourisme de masse qui enserrent le Niagara Falls State Park. Pourquoi en arrivons-nous à détériorer un environnement naturel dont nous chérissons la beauté ? Des chutes du Niagara à Toronto, en passant par la Chine, Dubaï, etc., il met en exergue nos contradictions contemporaines et démontre le rôle déterminant de l’urbanisation de nos espaces de vie dans la crise de l’habitabilité (environnement, inégalités). 

Nous nous trouvons englués dans cette urbanité terrestre, tout à la fois fascinés et mal à l’aise devant ce Monde thermo-industriel et consumériste dont nous sommes les auteurs. Nos vies sont tellement imprégnées de et imbriquées dans ce Monde qu’avec la meilleure volonté, il est devenu impossible de s’en abstraire complètement : utilisation de ressources comme le lithium (téléphonie, véhicule électrique, énergie renouvelable), éclatement géographique des supply chain, système financier mondialisé, etc. Nous ne sommes peut-être pas tous citadins, mais nous sommes tous urbains, nous révèle le géographe. L’urbanisation généralisée du monde est même, selon lui, « la clef de l’emballement », le facteur d’accélération du changement global qui nous a propulsé dans l’Anthropocène, rebaptisé par ses soins en « Urbanocène ».

Puissants et vulnérables

L’urbanisation se caractérise par une recherche constante de maximisation de la performance (et du profit bien entendu), mais en contrepartie elle nous rend vulnérable, explique-t-il dans la seconde partie de son essai en s’appuyant sur les travaux du biologiste Olivier Hamant : « plus l’optimisation progresse, plus la surexposition aux moindres aléas est notoire, car dès qu’un élément est perturbé, il devient rapidement inopérant par défaut de capacités adaptatives ». Nous avons, en effet, collectivement éprouvé « un effondrement du sentiment de la solidité du monde » avec le COVID. Les diverses pénuries ont mis en relief la fragilité des chaînes de valeurs mondialisées, l’âpreté des rapports de force entre pays, les contrastes et les inégalités d’autant plus criantes lorsque l’abondance disparaît subitement. « En vérité, nous dit le géographe, l’urbanisation produit et organise la pauvreté (parfois extrême) comme une constante régulière, elle vulnérabilise des individus et même des groupes entiers, (…) elle entretient des tensions, voire des affrontements entre populations ou/et entre des populations et les autorités ».

S’ajoute à cette vulnérabilité économique et sociale, la crise écologique avec sa suite de phénomènes climatiques de plus en plus violents (méga feux, inondations, cyclones, etc.) qui brisent chaque fois notre illusion de maîtrise. Malgré tout, le déni de vulnérabilité persiste, et même, se renforce, comme l’illustre à merveille le film Don’t Look Up : déni cosmique d’Adam McKay. Pourtant, si nous ne reconnaissons pas la fin de l’holocène — cette période de 10 000 ans qui a favorisé l’avènement de l’humanité — comment penser le monde d’après ? Comment s’y préparer ? Il appelle alors à un catastrophisme éclairé : acter la catastrophe en cours, sans céder à l’effondrisme, et nous octroyer une temporalité — même fictive, car de toute manière l’urgence est contre-productive — qui nous permette de projeter un mode d’habitation et de cohabitation qui tient compte de nos vulnérabilités internes et externes.

De l’éthique du care au géo-care

Son cheminement intellectuel l’amène alors à s’intéresser, à l’éthique du care, développée par la politologue et féministe Joan Tronto, qui érige la vulnérabilité et l’interdépendance en principes de base de la vie humaine, ce qui implique de valoriser les activités de soin et l’attention aux autres, et conduit à déconstruire les discours dominants d’autonomie, de puissance et de maîtrise qui nous ont conduit à l’Urbanocène, observe le géographe.

De cette rencontre intellectuelle entre le géographe de l’Anthropocène et la politologue du Care, naît le géo-care, avec le double sens du mot anglosaxon : to care about (l’attention à autrui, humain et non humain, vivant et non vivant) et to take care of (prendre soin). Il adapte alors la définition du Care en la spatialisant bien entendu : « Nous suggérons que le prendre soin soit considéré comme une activité générique qui comprend tout ce que nous faisons pour maintenir, perpétuer et réparer notre habitat et les principes de notre cohabitation, de sorte que nous puissions y vivre aussi bien que possible et de façon juste dans notre écoumène (ndlr : ensemble des terres habitées ou exploitées par l’être humain). Cet écoumène comprend nos corps, nous-mêmes et notre environnement et tous les éléments que nous cherchons à relier en un réseau complexe, en soutien à la vie. » 

Michel Lussault imagine ce géo-care, non pas comme une théorie surplombante, mais comme un ensemble de pratiques qui commence pour chacun et chacune d’entre nous par « observer, objectiver et comprendre tout habitat, de quelque taille qu’il soit », en incluant les relations entre humains mais aussi avec toutes les entités non-humaines. Pratiquer le géo-care, c’est partir des vulnérabilités pour faire des choix en matière d’habitation et de cohabitation, ce qui acte un profond changement de valeurs au regard de notre mode de faire. 

Les quatre vertus du géo-care

Pour s’y convertir, Michel Lussault nous invite à s’essayer à de nouvelles vertus spatiales et habitantes qui découlent du géo-care, en référence aux vertus écologiques de la philosophe Corine Pelluchon. La transformation du système de valeurs et donc de nos représentations collectives de la réussite, du progrès, du bonheur, etc., sont, en effet, un corollaire indispensable à toute possibilité de redirection écologique de nos habitations et cohabitations. Il rejoint, ici, le socio-économiste Raphaël Besson qui appelle à une approche culturelle des transitions dans son dernier essai dont nous avons publié la fiche de lecture. Raphaël Besson est, par exemple, convaincu que nous ne pourrons pas parvenir à un objectif de zéro artificialisation nette, si nous ne remettons pas en cause « nos imaginaires aménageurs ». L’essai de Michel Lussault, apporte donc sa pierre à l’édifice en théorisant le géo-care comme un ensemble de pratiques qui valorise collectivement une bonne et juste habitabilité du monde pour les humains et les non humains.

Il propose quatre vertus d’égale importance comme socle de valeurs du géo-care :  la considération, l’attention, le ménagement, la maintenance. Les deux premières vertus répondent au premier sens du mot Care « to care about », se soucier ; les deux dernières au « prendre soin », « to take care of ». 

> La considération. C’est en déconsidérant des parties entières de la population humaine et non-humaine que notre Monde thermo-industriel a pu prospérer et dégrader autant notre écoumène. « Il s’agit à présent de regarder les choses et les êtres en leur accordant de l’importance », de les considérer, écrit-il en se référant à Corine Pelluchon et à différentes initiatives dont celle d’octroyer une personnalité juridique à des entités non-vivantes, comme la Loire

> L’attention. Il s’agit d’être attentif (prise de conscience de notre impact, de la vulnérabilité de notre habitat) et d’être attentionné (la prévenance, c’est-à-dire agir en cohérence avec notre prise de conscience).

> Le ménagement. Il propose de passer de l’aménagement au ménagement urbain : « L’objectif n’est pas la performance, la puissance et la rentabilité mais la robustesse de l’habitat et de la cohabitation, qu’on doit atteindre par un usage sobre de ressources ce qui exige une grande créativité ».

> La maintenance. « Il nous faut ménager, maintenir et réparer ce que le productivisme et l’économisme dérégulé lèguent, et c’est bien cela qui rend l’exercice si complexe. En affrontant cet héritage tout à la fois massif et encombrant plutôt qu’en le mettant tout entier au rebut, le géo-care se distingue autant de la tentation de ne rien changer, sinon à la marge, que de celle de la fuite que certains préconisent en rêvant d’une désurbanisation générale, réclamant l’abandon pur et simple des cadres actuels des installations humaines », écrit-il. 

En conclusion, Michel Lussault, confie être plus pessimiste qu’à l’accoutumée, car 8 milliards d’humains dépendent à présent d’une urbanité terrestre responsable de la spirale entropique dans laquelle nous nous trouvons, ce qui les rend et les rendra de plus en plus vulnérables. Or, le géo-care impliquant de prendre soin des plus vulnérables, il est inconcevable pour lui de « fuir » le Monde comme tentent de le faire certaines communautés et certains éco-lieux. Il nous invite plutôt à « vivre avec le trouble », pour reprendre l’expression de la féministe Donna Haraway, c’est-à-dire vivre avec les ruines du capitalisme et opter pour une « résistance éclairée », en mettant en œuvre une redirection écologique, faite d’adaptations et de renoncements chers au philosophe Alexandre Monnin, mais aussi en développant des approches alternatives, comme celle des communs ou de la conception foraine de Patrick Bouchain, qui ouvrent la réflexion sur d’autres régimes de gouvernance, d’usage et de propriété des ressources et des sols. 
S’il ne parle jamais explicitement du mouvement des tiers-lieux – aucune occurrence du mot « tiers-lieux » dans les 256 pages que compte le livre – beaucoup se reconnaîtront dans la pratique du géo-care et dans les différents exemples qui l’ont inspiré : faire avec les habitants, procéder par essai-erreur, prendre en compte l’histoire d’un lieu, recourir à l’urbanisation transitoire, régénérer les espaces vacants ou dégradés, contrer des projets d’aménagements insoutenables (Il cite les Grands Projets Inutiles et Imposés), etc. En tant qu’espaces transitionnels, les tiers-lieux rassemblent, en effet, des femmes et des hommes qui « s’emparent de la question du changement global, inventent de nouvelles manières de cohabiter, tentent de réorienter leurs vies et leurs lieux » et Michel Lussault place le peu d’espoir qu’il lui reste dans leur capacité à mettre en place le géo-care comme une géopolitique pirate, afin de « réorienter et stabiliser des formes de vie alternatives dès qu’elles sont possibles, là où l’on est et sans délai ». Ne plus attendre le messie qu’il soit religieux ou technologique, mais agir en pirate, avec le géo-care comme cri de ralliement.

Cet article est publié en Licence Ouverte 2.0 afin d’en favoriser l’essaimage et la mise en discussion.