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Comment les tiers-lieux revitalisent les centres-bourgs en déclin ?

Transformer les bâtiments vacants en lieux collectifs : expériences et perspectives en Massif central

28 février 2025

Dans le Massif central, où les centres-bourgs font face à une vacance élevée, des porteurs de projets cherchent à créer des lieux collectifs. L’enjeu : ajuster les envies des collectivités et des porteurs de projets aux besoins du territoire et aux moyens disponibles. Ce qui nécessite des démarches d’accompagnement participatives, telles que les pratiquent l’association Carton Plein et la SCIC L’Arban. À la clé : la création de lieux collectifs aux fonctions hybrides qui deviennent les nouveaux cœurs pulsants des bourgs. Retour d’expériences.

Depuis les années 1970, on assiste à une renaissance rurale, qui s’est renforcée depuis le Covid. Même si l’on est loin d’un exode urbain, « un certain nombre de territoires aux dynamiques migratoires plutôt faibles [jusqu’alors] connaissent une variation positive importante, en particulier dans le cœur du Massif central, au nord de la région Nouvelle-Aquitaine, ou dans le piémont des Pyrénées », note l’étude Exode urbain, un mythe, des réalités menée par l’Agence nationale de la cohésion des territoires (ANCT).

Mais redynamiser les bourgs reste un défi. Les politiques d’aménagement du territoire ont entraîné la fermeture de nombreux services publics (écoles, postes, administrations, petits hôpitaux, gares…). L’installation de supermarchés puis le développement de l’achat en ligne ont provoqué la fermeture de commerces de proximité. Les logements mitoyens, caractéristiques des rues des centres-bourgs, ont du mal à trouver preneur car ils sont vétustes et parfois sans jardin. Et la tertiarisation de l’économie a conduit à l’interruption ou la délocalisation d’activités industrielles. Résultat : les bourgs se retrouvent avec une vacance élevée de commerces, maisons anciennes mitoyennes et grands bâtiments. Et perdent leur fonction de lien social entres les habitants. Alors que faire de ce bâti vacant et comment l’utiliser pour redynamiser les centres-bourgs en associant les citoyens ? 

Des associations et coopératives au service des projets de revitalisation des bourgs

Dans le Parc naturel régional (PNR) de Millevaches en Limousin, la coopérative L’Arban a fait de cette question le cœur de son activité. À la fois cabinet d’urbanisme participatif, foncière solidaire et entreprise du bâtiment écologique, cette Société coopérative d’intérêt collectif (Scic) agit sur tous les plans depuis sa création en 2010 : aménagement de bourgs, acquisition de bâtiments et rénovation. Avec son activité foncière, elle a ainsi permis l’ouverture d’une quinzaine de lieux collectifs sur le territoire. Le principe : elle achète le bâtiment et le loue aux porteurs du projet. « Nous les accompagnons également, via des DLA, à définir les usages, réaliser les plans et le chiffrage », précise Juliana Colin, urbaniste à L’Arban.

Citons ainsi la Maison sur la Place à Ambrugeat (19), café associatif socio-culturel né des suites de la fermeture du café Chez Paulette, dans le centre-bourg. Désormais, chaque week-end, le collectif d’habitants propose des événements : ateliers, concerts, discussions, projections, rencontres… « Dans les communes où il n’y a plus aucun commerce, le constat est d’abord qu’il faut un lieu pour se retrouver, sans quoi il n’y a plus de centre-bourg », constate Juliana Colin. 

Non loin, dans le PNR du Livradois-Forez, l’association Carton Plein œuvre également à la revitalisation des centres-bourgs. Installée depuis 2017 sur ce territoire rural, après une première vie à Saint-Étienne, l’association se compose de designers, paysagistes, sociologues et artistes. Son objet : concevoir et activer des espaces publics à partir des ressources locales pour construire des territoires vivants, durables et solidaires. Avec ses partenaires architectes du Pari des Mutations Urbaines (PMU), elles ont ainsi accompagné l’émergence des Lococotiers à Ambert (63). Acheté en propriété collective en 2019, ce tiers-lieu accueille des bureaux partagés et tout un tas d’initiatives locales (atelier vélo, atelier couture, labo photo, radio locale, salles communes…) dans une grande maison ancienne du centre-bourg.

Explorer la mémoire et rêver le futur des grands bâtiments désaffectés

En s’installant dans le Livradois-Forez, Carton Plein a découvert la présence de grands bâtiments abandonnés, vestiges d’une « histoire oubliée liée au soin, au tourisme et à la pédagogie de plein air, souvent implantés au cœur ou à proximité des bourgs », explique Fanny Herbert, sociologue au sein de l’équipe. La commune de Job (63) les a en effet sollicitées pour imaginer l’avenir de trois grands bâtiments vacants : le site de Mélèzes, autrefois un aerium pour enfants, le grand Hôtel des voyageurs, et la Farandole, ancienne colonie de vacances tenue par des religieuses. 

« Surpris par l’importance de ce patrimoine, nous avons eu envie de comprendre l’histoire de ces lieux et d’interroger les habitants, travailleurs, anciens pensionnaires ou clients sur leurs places dans la vie locale », raconte Fanny Herbert, qui a mené une enquête avec ses collaboratrices, entre 2018 et 2020, dans le cadre d’un appel à projet de la DRAC, autour de la valorisation des mémoires du XXe siècle. Cette enquête foisonnante a permis aux habitants de se (re)plonger dans un passé récent mais bien révolu, où l’on séjournait à Job, de gré ou de force, pour se fortifier en plein air dans des conditions parfois quasi pénitentiaires ! Le travail de Carton Plein a donné lieu à l’édition d’une revue, mais aussi au tournage d’un film participatif et à l’aménagement de plusieurs espaces mémoriels dans le Parc des Mélèzes, entre 2020 et 2022. 

En arpentant les communes voisines, l’équipe de Carton Plein a découvert « tout un univers suranné : dans chaque bourg, de grands bâtiments d’accueil désertés, autrefois fréquentés pour l’air vivifiant du Massif central. » D’où l’envie d’élargir le travail mené à Job à l’échelle de la communauté de communes Ambert-Livradois-Forez, en partenariat avec le PNR. Ce sera le projet La Grande Échelle, exposition itinérante qui explore le passé et rêve le futur d’une dizaine de lieux abandonnés. 

Comme pour tous ses projets, Carton Plein s’empare d’une question qu’elle met sur la place publique en utilisant différents outils, qui croisent démarche artistique et sociologique. L’équipe a donc enquêté sur ces colonies, aériums, et autres centres de vacances délaissés, puis elle a imaginé, avec les différents acteurs, des pistes visant à impulser des expérimentations sur différentes communes. « Ces grands lieux d’accueil ont rythmé l’histoire locale, ils témoignent de la ruralité et des projets sanitaires liés au plein air, C’est un patrimoine à enjeux qui doit être mieux appréhendé pour être réinvesti et réemployé », explique Fanny Herbert. Diffusée depuis 2024, l’exposition met ainsi en valeur ce patrimoine tout en imaginant des perspectives. 

Diversifier les usages pour redonner vie aux bâtiments abandonnés

Pour la sociologue, « il est fondamental de penser l’avenir de ces patrimoines de façon collective, comme des communs, dans un esprit tiers-lieux, mixant de l’accueil, de l’hébergement, de l’action sociale, des espaces professionnels… Cela ne peut être l’affaire que d’initiatives individuelles ou publiques éparses »

En effet, les travaux à réaliser pour les remettre en état et changer leur activité sont colossaux. « Investir ces bâtiments de façon collective et avec une mixité d’usages permet de dépasser les freins financiers », constate Juliana Colin, urbaniste de L’Arban. Le modèle tiers-lieux offre la possibilité de diversifier les sources de financements (subventions, collecte de dons, crowdfunding, chantiers participatifs, fonds privés) et de revenus (location d’espaces, organisation de stages, hébergement…). 

Une piste intéressante pour ces projets de tiers-lieux est la création de logements. Comme l’explique Juliana, « nous conseillons aux porteurs de projets que nous accompagnons d’intégrer un logement locatif à la rénovation des bâtiments collectifs de grande superficie . C’est un moyen de générer des revenus pour le tiers-lieu mais également d’agir sur le manque d’appartements de location à la campagne ». En effet, dans la revitalisation des bourgs, la question du logement reste cruciale. Or le manque d’appartements ou de maisons de location est un frein à l’accueil de nouvelles populations et au logement de jeunes ou de personnes seules.

Intégrer un logement est le choix qui a été fait à La Renouée, maison du centre-bourg de Gentioux-Pigerolles (23) achetée en 2015 par L’Arban et animée par l’association La Bascule. Ce tiers-lieu mixe une épicerie, une salle qui accueille tout un tas d’activités associatives, des bureaux partagés mais aussi un appartement de location. L’appartement est loué en permanence : dès qu’un locataire part, il trouve preneur. L’Arban a également conseillé cette option à l’Amicale Mille Feux, dont l’immense bâtiment, une ancienne quincaillerie, à Lacelle (19), a été acheté en 2020. Il comprend une salle d’activités avec cuisine, un jardin, un bureau, des ateliers d’artistes (en cours de rénovation) et deux appartements de 45 m². Une rareté dans ces petites communes !

Les tiers-lieux, incarnation du pouvoir d’agir habitant

L’investissement des habitants est primordial dans la réussite de ces projets de tiers-lieux ruraux, qu’il s’agisse d’énergie mise dans la conception des fonctions du lieu, de participation à des chantiers collectifs de rénovation ou de contribution en argent. « Pour acheter des bâtiments afin de les mettre à disposition des collectifs, notre foncière fait un prêt bancaire complété d’une collecte de dons. Sans cela, même avec les loyers, nous n’aurions pas la capacité d’action que nous avons. Ça marche car nous soutenons des projets collectifs qui répondent à un vrai besoin sur le territoire », insiste Juliana.

On le voit, l’accompagnement proposé par Carton Plein ou L’Arban est précieux, car il permet d’ajuster les projets des collectifs avec les besoins des territoires et les réalités économiques. « De plus en plus de collectifs s’installent ou se forment sur les territoires en cherchant du foncier pour ouvrir un café associatif, un espace culturel, des résidences d’artistes… Mais leurs projets ont parfois du mal à s’ajuster avec la réalité, soit par manque de moyens face à des bâtiments nécessitant des réfections complètes ou des coûts élevés en énergie, soit parce que leur envie ne correspond pas aux besoins du territoire », constate Fanny Herbert. Pour la sociologue de Carton Plein et l’urbaniste de L’Arban, les bourgs ont certes besoin de cafés et de culture, mais aussi de logements locatifs, d’épiceries, de projets touristiques, de solutions de mobilité douce ou encore d’accueil pour les personnes âgées… 

Les tiers-lieux ruraux s’emparent de la question du soin

L’accueil des personnes âgées est en effet une piste d’avenir pour les grands édifices explorés dans le cadre de la Grande Échelle, puisqu’elle fait le lien avec l’histoire du soin qui s’incarne dans ces bâtiments patrimoniaux. Un sujet par ailleurs travaillé par Carton Plein pendant quatre ans (2020-2024) via l’enquête « Vieillir Vivant ! ». Réalisée dans différents territoires, cette enquête a permis de collecter et d’imaginer de nouvelles perspectives de vieillissement et de fin de vie, de créer les conditions d’un débat de société et d’alimenter les politiques publiques. 

Plus largement, on constate que le sujet du soin, de l’aidance et de la dépendance stimulent particulièrement le pouvoir d’agir citoyen dans les territoires de Massif central. Ainsi, l’association Les Monts qui pétillent, située dans le Haut Forez et Montagne thiernoise, a permis l’émergence d’un groupe de travail « soin à la personne », composé de praticiens, aidants et particuliers, qui soutient les aidants isolés, mutualise des lieux de pratiques en lien avec le soin et propose divers ateliers. Dans le même esprit, au Syndicat de la Montagne limousine sur le plateau de Millevaches, un groupe Grand âge s’est constitué en 2023, pour questionner la manière de vivre ses vieux jours sur le territoire, identifier les manques et mettre en œuvre des solutions. Non loin, dans le centre de la Creuse, le tiers-lieu La Métive a co-organisé la formation « Take Care » dédiée aux aidants, et dans la commune de Jarnages, un tiers-lieu dédié aux enfants porteurs de handicaps et à leurs parents, La Canopée des Possibles, vient de voir le jour. 

Les partenariats public-privé, gage de réussite des projets

Mais pour mener des projets ambitieux dans les bourgs, citoyens et collectivités doivent travailler main dans la main. Comme l’explique Juliana, « les communes où les élus sont motivés parviennent à créer des projets innovants même avec les moyens du bord. À Maisonnisses (23), commune que nous avons accompagnée, la municipalité a ouvert un lieu comprenant la bibliothèque municipale et un café associatif. Et ils veulent aller plus loin en aménageant un logement locatif ». Ce que confirme Fanny Herbert : « dans le Livradois-Forez, ça marche parce que des élus soutiennent ces projets et cherchent des fonds ». 

Mais le point de vue habitant diffère parfois de celui institutionnel. Dans le cadre de leur accompagnement à la transformation de la Gare de l’Utopie à Vertolaye (63), Carton Plein et le PMU ont interrogé tous les acteurs, faisant émerger des aspirations parfois contradictoires entre un lieu associatif au fonctionnement horizontal et un lieu public porté par la collectivité, ici la Communauté de communes Ambert-Livradois-Forez. Un travail qui a donné lieu à la création de scénarios, qui ont été discutés avec les différentes parties, permettant l’émergence d’un projet qui réponde aux besoins de tous et toutes. Depuis 2019, La Gare de l’Utopie est un lieu culturel qui croise habilement action publique et initiatives citoyennes. Le site accueille en effet la médiathèque intercommunale ainsi que des soirées jeux, des expos, des ateliers artistiques, des festivals et un marché de producteurs l’été. 

Dans cette dynamique de revitalisation des centres-bourgs par les tiers-lieux, le dernier frein reste… le temps. Comme le rappelle Fanny de Carton Plein, « il y a tellement d’espaces à investir, de villages à redynamiser… et tandis que nous créons des lieux citoyens, nous devons encore militer contre la fermeture d’écoles et d’hôpitaux ! ». Mais le nouvel attrait pour ces territoires ruraux du Massif central permet l’arrivée régulière de nouveaux habitants, désireux de s’inscrire dans ces dynamiques citoyennes. Parions que la relève est assurée !

Cet article est publié en Licence Ouverte 2.0 afin d’en favoriser l’essaimage et la mise en discussion.