Interview

Baptiste Vecchini (DGFIP) nous parle des tiers-lieux en EHPAD

Interview de Baptiste Vecchini, administrateur de l’Etat affecté à la Direction Générale des Finances Publiques

11 décembre 2023

Les EHPAD sont en crise c’est un fait. Pour se réinventer, ils cherchent à devenir des lieux de vie, et non plus seulement des lieux de soin. S’ouvrir et réintégrer la cité, c’est là tout l’enjeu de l’appel à projet « un tiers-lieu dans mon EHPAD » lancé en 2021 par la CNSA. Depuis, l’engouement pour ces initiatives ne se dément pas.

A l’occasion de la parution du guide méthodologique « Comment générer une dynamique de tiers- lieu en EHPAD ? » édité par le Laboratoire des Solutions de Demain de la CNSA  en collaboration avec Vieillir Vivant, nous donnons la parole à Baptiste Vecchini. Administrateur de l’État et auteur d’un travail de recherche intitulé « Recréer du lien entre nos aînés les plus vulnérables, la population et le territoire : la voie du tiers-lieu en EHPAD »Baptiste Vecchini, Recréer du lien entre nos aînés les plus vulnérables, la population et le territoire : la voie du tiers-lieu en EHPAD, Institut national du service public, 2023, il interroge la capacité du dispositif à participer au changement profond de l’image des établissements et de leurs résidents qui souffrent d’isolement. Il nous partage, à travers cet entretien, son retour d’expérience et son analyse, en croisant deux notions à priori antinomiques : l’institution médico-sociale et les tiers-lieux. 

Vous avez dans vos recherches mis en lumière le contraste entre des EHPAD qui se marginalisent et des tiers-lieux qui tirent leur épingle du jeu en proposant la re-création de liens entre des habitants et un territoire. Pouvez-vous nous expliquer les différences entre ces deux mondes et comment ils parviennent à se rencontrer?

A mon sens, la spécificité des projets de tiers-lieux en EHPAD consiste en l’ambition d’intégrer des lieux d’innovation et de convivialité, à l’image dynamique, au sein d’établissements souvent en rupture avec leur territoire et accueillant un public marginalisé par le reste de la population. C’est un véritable pari quand l’on connaît le fossé qui sépare l’EHPAD des tiers-lieux. Alors que l’EHPAD véhicule une image dégradée, l’image du tiers-lieu est associée au dynamisme et à l’innovation. Alors que l’EHPAD rend des services à une catégorie précise de la population, celle des personnes âgées dépendantes, les tiers-lieux sont au service de toute la population et revêtent d’abord une dimension sociale et non professionnelle. Alors que l’EHPAD est normé, sécurisé et s’organise de manière pyramidale, le tiers- lieu se veut un espace de liberté, parfois même de contournement des règles, où l’on invente des modes de gouvernance partagée. On le voit bien, il s’agit là d’une véritable tentative d’hybridation des espaces des EHPAD afin de les rendre ouverts et accueillants aux initiatives émanant de la société civile. Il m’apparaît important de rappeler que ces initiatives naissent pour la plupart dans un contexte post-crise de la covid-19 où l’on a vu émerger le terme d’”EHPAD-prisons” dans le débat public et où la maltraitance exercée sur les résidents de certains établissements était révélée, notamment par l’ouvrage Les Fossoyeurs de Victor Castanet Victor Castanet, Les Fossoyeurs, Editions Fayard, 2022, 400p.. De ce contexte sont nées des interrogations sur l’isolement d’une part croissante de la population dont on méconnaît les conditions de vie. 

En 2021, la CNSA lançait l’appel à projets “un tiers-lieu dans mon EHPAD” visant à favoriser l’ouverture des EHPAD par la mise en place de tiers-lieux. 25 lauréats ont été accompagnés dans cette démarche. Trois ans après, quels bénéfices peut-on tirer de cette expérimentation?

Pour les résidents, qui doivent demeurer les premiers bénéficiaires de tous les dispositifs en EHPAD, le principal bénéfice attendu est celui de la rupture de l’isolement. Pour les soignants, la présence d’un tiers-lieu sur leur lieu de travail peut, en théorie, constituer un levier d’attractivité en ce qu’une telle initiative est susceptible de changer en profondeur l’image des établissements et donc de leurs métiers. Pour le territoire, et notamment pour certaines zones de relégation, les tiers-lieux en EHPAD constituent à la fois un nouvel équipement au service de la population et un lieu d’accueil de toutes les initiatives citoyennes innovantes. Au-delà de ces premières considérations et de manière plus essentielle, les initiatives telles que celles des tiers-lieux en EHPAD permettent de combattre le désintéressement pour le soin en tant qu’humanisme pour reprendre les mots de Cynthia Fleury. Un tel désintéressement conduit à réduire le care à sa plus étroite définition, celle des soins physiques, et amène à négliger d’autres aspects du soin tels que l’attention à la personne vulnérable et la création du lien social qui rompt l’isolement et améliore le bien-être. Les tiers-lieux sont propices, en principe, à l’échange, au dialogue, redonnent à la personne âgée dépendante sa place de sujet actif.

En guise de preuve de concept, mes recherches m’ont conduit à visiter le tiers-lieu de l’EHPAD Résidence Kersalic à Guingamp. Cette initiative – dont le point de départ ne date quant à lui pas de la prise de conscience post-crise de la Covid – démontre l’existence d’une voie pour créer du lien social au bénéfice des résidents, améliorer l’image des établissements, et renforcer l’attractivité des métiers. Des principes forgent l’éthique du lieu, dont celui de masquer la dimension médicale et le soin qui imprègne habituellement ces établissements, et ce pour privilégier avant tout la  vie ordinaire d’un chez soi. Autre parti pris,  la démarche menée par la direction de l’établissement a notamment permis d’embarquer les personnels dans l’animation du tiers-lieu et de faire de l’EHPAD une vraie ressource pour son proche environnement en proposant des activités culturelles pour tous ou des espaces de travail pour les étudiants. 

Vos recherches mettent également en lumière des freins culturels et structurels qui sont directement liés au grand âge, aux métiers du soin et aux financements. Pouvez-vous nous détailler les limites de ces expérimentations auxquelles nous devons nous montrer attentifs ? 

D’abord, la première difficulté tient à un profil de résidents vieillissant et souvent multi-pathologique. Cette évolution des profils induit des états physiques ou psychiques incompatibles avec de nombreuses activités proposées dans les tiers-lieux en EHPAD. Dès lors, il apparaît indispensable de toujours veiller à ce que l’installation de tiers-lieux en EHPAD se fasse toujours au bénéfice des personnes âgées et conformément à leur consentement afin que cela ne se traduise pas par un sentiment de confiscation des espaces communs. Par ailleurs, les responsables de tiers-lieux en EHPAD doivent tenir compte de l’état physique et psychique des résidents et l’enjeu des activités au sein de ces tiers-lieux est l’atteinte d’un équilibre entre les capacités du résident et le niveau d’effort requis par l’activité tout en évitant les projets trop aseptisés

Ensuite, ces lieux de vie sont également des lieux de travail pour les soignants. Dès lors, il convient de rester vigilant à ce que le déploiement d’un tiers-lieu n’implique pas l’accroissement de la pénibilité de leurs métiers déjà difficiles. Ces projets qui réhabilitent l’image des EHPAD sont largement relayés dans les médias. Il est nécessaire de se montrer attentif à ce que ces initiatives ne deviennent pas de simples objets de communication. Vidés de ce qui constituent leurs fondements, à savoir des lieux appropriables, autorisants et vecteurs de transformations profondes, ces projets collectifs perdraient leur raison d’être. Enfin, la dernière limite importante est celle consistant en la détermination d’un modèle économique pérenne des tiers-lieux en EHPAD. En effet, les difficultés de financement des tiers-lieux classiques constituent un problème structurel et la majorité d’entre eux équilibrent leurs budgets grâce à des financements publics.

Malgré tout, vous semblez convaincu de l’utilité de cette démarche d’ouverture et de transparence qu’exige la dynamique de tiers-lieux en EHPAD.  Pour que ces initiatives essaiment, vous proposez un certain nombre de recommandations. Pouvez-vous nous citer celles qui vous semblent primordiales  ? 

Pour essaimer, les projets de tiers-lieux en EHPAD devront d’abord être sans cesse adaptés aux publics du territoire et co-construits avec les acteurs locaux en créant des comités de pilotage intégrant, outre la direction de l’EHPAD, des élus, des acteurs économiques, les soignants et les citoyens désireux de s’engager. Les tiers-lieux en EHPAD devront ensuite convaincre soignants et familles de résidents d’embarquer dans les projets en les rassurant sur l’hypothèse d’un accroissement de la pénibilité des métiers et en insistant sur le souci du bien-être des résidents. 

En outre, pour pérenniser les tiers-lieux, il apparaît indispensable de varier les sources de financement et de ne pas faire reposer l’équilibre financier du tiers-lieu sur les seuls fonds publics. A ce titre, il pourrait être envisagé de faire souscrire des abonnements aux usagers des tiers-lieux, voire de proposer des biens ou services marchands. Par ailleurs, des gisements d’optimisation du coût de fonctionnement des tiers-lieux existent, cela pourrait consister à s’appuyer sur des bénévoles par exemple.  

Enfin, il pourrait être utile de concevoir le tiers-lieu en EHPAD comme un lieu-ressource pour les innovations dans le domaine du médico-social. Pour accomplir le croisement des philosophies d’innovation propres aux tiers-lieux et celles du care propres aux EHPAD, il s’agirait de concevoir des « tiers-lieux médico-sociaux » qui réuniraient largement les acteurs du secteur, personnels des EHPAD compris, et dont les travaux viseraient à prévenir la perte d’autonomie et à réfléchir localement à l’EHPAD de demain.

Alors que 360 initiatives ont été recensées lors de l’appel à projet de la CNSA, que raconte cet engouement pour les projets de tiers-lieu dans ces établissements accueillant des personnes âgées ? Ne remet-il pas en cause le modèle de l’EHPAD lui-même ? 

Cet engouement révèle un renouvellement du modèle de l’EHPAD vers plus d’ouverture. Après les grandes vagues de confinement de 2020 et 2021, les révélations de maltraitance dans les établissements et les rapports publics faisant état du mal-être des soignants, une fenêtre sur le reste du territoire apparaît comme un indispensable changement de paradigme dans une société qui comptera entre 2,2 et 2,9 millions de personnes âgées dépendantes entre 2030 et 2050. Après mes recherches et au-delà du seul sujet des tiers-lieux en EHPAD, j’estime qu’il faut encourager autant que possible cette ouverture qui constitue un remède à l’isolement et un garde-fou à la maltraitance.

Cet article est publié en Licence Ouverte 2.0 afin d’en favoriser l’essaimage et la mise en discussion.