Article

De l’insertion vers l’émancipation par le travail en tiers-lieux

Expérimenter de nouveaux parcours pour favoriser l’emploi

26 juin 2025

Alors que le taux de chômage dépasse toujours les 7% en France, les tiers-lieux se mobilisent pour expérimenter de nouveaux modèles de valorisation des compétences, de lien social et de coopération. En articulant échelle locale et dynamique de réseaux, ils visent à inscrire les questions de formation et d’insertion dans des expériences de terrain et à mettre au cœur des parcours vers l’emploi les dimensions de proximité et d’humanité. Intervenants : Laurent Courouble (Co-porteur du tiers-lieu La Loco, Lille), Thibault Guilluy (Directeur général de France Travail), Caroline Le Dantec (Directrice générale Citéo, porteuse de l’EBE Territoires zéro chômeur de longue durée Territoire d’Avenirs Fivois By Citéo) ; Animation : Yolaine Proult (France Tiers-Lieux).

« 100 % Inclusion, la fabrique de la remobilisation », « AGIR », « Prépa-apprentissage », « Repérer et remobiliser les publics éloignés de l’emploi » … Depuis quelques années, les dispositifs et appels à projet visant à repenser les pratiques autour de l’insertion professionnelle se développent. Il s’agit par là de tendre vers des parcours sans rupture pour les publics cibles et de faciliter la coopération entre acteurs de l’insertion. Car au-delà de l’enjeu de la reprise d’emploi demeure celui de l’accompagnement global des personnes, un accompagnement qui se construit dans une logique de continuité, d’engagement et de coopération entre tous les acteurs de l’insertion et de l’emploi.

Cette conférence « De l’insertion vers l’émancipation par le travail en tiers-lieu » esquissera la question des leviers que peuvent constituer les tiers-lieux pour créer ou faciliter des parcours d’insertion dans l’emploi, en dehors des parcours institutionnels traditionnels, comme feignait de l’y inviter son titre. Mais elle sera surtout l’occasion de réfléchir au travail collectif de celles et ceux qui portent les tiers-lieux. Car l’émancipation est moins un résultat qu’un processus qui suppose d’interroger les conditions de dialogue et de coopération mises en place.

Des initiatives situées

Le territoire est un outil essentiel pour aborder la question du travail. Pour Laurent Courouble, co-porteur du tiers-lieu La Loco, il faut ainsi partir du terrain. Celui dans lequel il a inscrit son projet est marqué par la désindustrialisation du nord de la France, mais ce n’est pas sous cet angle qu’il l’envisage. Lui s’enthousiasme du caractère bouillonnant de l’histoire de Fives Cail, le quartier de La Loco, et des couches d’histoire qu’il donne encore à ressentir. Symbole du rapport qu’il entre- tient au patrimoine local, le tiers-lieu retrace dans son nom l’histoire de l’usine de locomotives qui se tenait là.

Les lieux ne sont pas des bâtiments mais les supports de communautés. C’est dans cette perspective que Caroline Le Dantec inscrit Citéo, dont elle est directrice générale, qui propose des prestations de médiation-facilitation pour accompagner le changement : « Le métier qu’on fait est un métier de la relation aux autres et aux territoires, car la logique de proximité est essentielle pour que la médiation fonctionne. » Reprenant le terme de Laurent Courouble à son compte, Caroline Le Dantec souligne que parmi les objectifs de sa structure, le premier est « de créer des communautés apprenantes et de les faire progresser. »

Cet ancrage transforme la nature des relations entre les structures et les bénéficiaires. Les services se construisent en concertation et les échanges sont réciproques : « Nos activités se font par et pour les apprenants : ce sont eux qui décident », témoigne Laurent Courouble. Il s’agit de se mettre à l’écoute « des dynamiques personnelles », ajoute Thibaut Guilluy, directeur général de France Travail. Et c’est en partie le fait de « créer des coopérations moins institutionnelles » par les tiers-lieux, véritables « poumons dans les territoires », qui le permet. Mais pour Anne-Gaëlle Saint-Olive, responsable de l’accompagnement et de la formation au sein du réseau Tiers-Lieux Bourgogne-Franche-Comté (FBC), « le champ des possibles est restreint pour les zones rurales et les petites villes. On a très peu de moyens pour financer l’expérimentation et l’animation d’expériences terrain », note-t-elle. Thibaut Guilluy partage ce constat : la mise en relation est plus difficile dans des zones de plus faible intensité démographique, car le maillage territorial y est aussi moins dense.

Rompre avec la logique de silos

Au-delà des relations avec et entre les habitants demeure l’enjeu des coopérations entre structures. Dans certains territoire peu ciblés par les politiques publiques, les effets des initiatives mises en place peuvent être affaiblis par une certaine fragmentation des acteurs et des approches. Il en ressort alors une offre parcellaire pour les individus : les dispositifs visant à les accompagner se superposent sans vraiment se compléter. Les tiers-lieux, à l’inverse, peuvent offrir un espace où réconcilier les parties prenantes.

«Jusqu’ici, on travaillait en silos. Nos systèmes n’étaient pas pensés pour faciliter les coopérations et les parcours » admet Thibaut Guilluy. L’évolution de Pôle Emploi vers France Travail vise à « mieux s’organiser collectivement pour apporter la bonne solution à la bonne personne ». Cette organisation suppose, ajoute-t-il, de ne plus « travailler en fonction des compétences (régionales, départementales, etc.) des uns et des autres mais de reconstruire par subsidiarité les politiques de développement économique. » C’est aussi dans cette optique que le dispositif Territoires zéro chômeur de longue durée a été institué. Depuis 2017 – pour sa première phase d’expérimentation –, il vise à accompagner les personnes privées durablement d’emploi en tenant notamment compte de leur montée en compétences et de leurs aspirations et savoir-faire. Il crée par ailleurs la notion d’entreprise à but d’emploi (EBE), qui désigne les entreprises de l’ESS conventionnées par le territoire pour contribuer à la dynamique de création d’emploi de celui-ci.

Terreaux fertiles

Les personnes qui ne parviennent pas à accéder à ce type de dispositifs, que d’aucuns surnomment « les invisibles », sont en réalité des personnes que les dispositifs ne savent pas toucher : «Les gens ne sont pas invisibles, c’est nous qui ne savons pas les reconnaître », dit avec force le directeur de France Travail. La coopération est bien l’un des outils de « l’aller vers » et permet de mettre en œuvre des démarches plus inclusives. Celles-ci se construisent pas à pas. Laurent Courouble en donne un exemple en retraçant l’histoire de la Loco. Ce bâtiment « très performant, très écologique » a nécessité des compétences précises. Pour faire face à ce besoin, l’équipe a travaillé avec des entreprises locales et les a incitées à former leurs ouvriers. « Au départ, les entreprises n’étaient pas très partantes de les voir partir en formation, on a donc rapproché la salle de classe du terrain, en la mettant au pied du chantier », souligne Laurent Courouble.

Cette initiative suscitant l’intérêt de personnes du quartier, un travail a été engagé avec l’agence France Travail la plus proche pour sensibiliser les demandeurs d’emploi. « Je m’attendais à ce que sur les 30 inscrits, seuls deux viennent, mais non. Ils sont tous venus » s’étonne encore Laurent Courouble. Les ouvriers présentent le chantier aux demandeurs d’emploi et leur proposent de leur laisser leur CV car ils sont justement à la recherche de maçons. « C’est ainsi qu’on fait du circuit court de l’emploi. » La considération des équipes de La Loco pour le bâti et sa préservation amène à la prise en compte de la dimension formative pour des personnes en activité, sur des enjeux écologiques contemporains, faisant du tiers-lieu un lieu d’apprentissage. Il devient alors un terrain propice de sensibilisation des personnes demandeuses d’emploi à ces métiers en évolution, grâce à des découvertes in situ. Il conduit ainsi naturellement à une réflexion autour des méthodologies d’accompagnement des conseillers de France Travail, favorisant des approches situées, de proximité. Une logique vertueuse et ancrée qui demande d’accepter le tâtonnement, mais : « si on est sûr qu’ensemble on a des choses à créer, on va trouver le chemin » invite Caroline Le Dantec.

Faire atterrir les dispositifs

C’est à ce chemin qu’invite l’une des dernières questions de l’échange. Posant le constat que les tiers-lieux s’engagent dans le champ de l’insertion « de manière assez intuitive », Morgane Mazain, qui accompagne des tiers-lieux sur cette question, pose la question des financements et des outils à leur disposition. Pour y répondre, Laurent Courouble évoque l’importance de la sensibilisation des financeurs du projet global : pour La Loco, c’est l’engagement d’ETIC, la foncière solidaire co-portant le projet, qui permet de soutenir les dynamiques de coopération entre les acteurs de l’insertion et de l’emploi et de favoriser ainsi l’insertion. « Quand on parle d’économie de la fonctionnalité et de coopération, on parle en réalité de comment on évalue différemment, en ne recherchant pas seulement à évaluer l’impact économique mais aussi l’impact social et écologique », explique-t-il. Il y a donc un plaidoyer important à mener en faveur des retombées permises par les tiers-lieux : si l’insertion paraît être coûteuse, elle crée en fait des retombées qu’il faut pouvoir rendre « plus lisibles ». Mesurer les impacts de ce type de coopération requiert ainsi de nouveaux référentiels et de nouvelles méthodes.

D’autres budgets peuvent être débloqués par un changement de perspective, ajoute Thibaut Guilluy : en se tournant par exemple vers les tiers-lieux plutôt que vers les entreprises pour l’organisation de séminaires, de formations ou d’ateliers de renforcement de compétences, les structures permettent de les faire bénéficier d’achats d’insertion, c’est-à-dire des prestations pour les personnes éloignées de l’emploi. En période de pénurie budgétaire, conclut-il, « c’est une invitation à faire ensemble plutôt que chacun dans son coin. »

Cet article est publié en Licence Ouverte 2.0 afin d’en favoriser l’essaimage et la mise en discussion.