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De par le monde, quelles politiques publiques des tiers-lieux ?

Les tiers-lieux, objets ou porteurs de politiques publiques ?

3 février 2023

Désormais, sur tous les continents, des tiers-lieux sont créés par des acteurs locaux : réponses adaptatives aux transitions écologique, numérique, alimentaire, du travail ou de la santé, ces espaces ouverts à tous font-ils l’objet de soutiens publics ailleurs en Europe ?

Les tiers-lieux constituent un objet de politique publique très varié suivant les pays et les territoires. Les motifs de cette différenciation, ainsi que les formes d’appui qui sont apportées aux tiers-lieux, dépendent principalement de l’acception donnée au concept de tiers-lieu, de la place de l’économie sociale et solidaire (ESS), de la proximité entre institutions et acteurs locaux, et des disparités territoriales.

Les tiers-lieux, un concept et des actions publiques en phase de consolidation

Entre autres, l’approche visionnaire de Ray Oldenburg sur la sérendipité a fait l’objet de travaux précisant la définition et l’utilité des tiers-lieux. Ces espaces de rencontre ouverts, où l’on dépasse la difficulté de devoir inviter chez soi, , où peut émerger « un des aspects les plus significatifs de la santé mentale : le sens de la communauté » (Nouvelle Zélande Rebekah White A third place | New Zealand Geographic (nzgeo.com) ) que les seniors recherchent de façon croissante comme le montre un travail conduit en Malaisie Teck Hong Tan & Ji Hei Lee, School of Economics and Management, Xiamen University Malaysia : Residential environment, third places and well-being in Malaysian older adults | SpringerLink et où « les consommateurs peuvent satisfaire leurs besoins de consommation, de compagnie et de soutien émotionnel » (Illinois Mark S.Rosenbaum : Exploring the Social Supportive Role of Third Places in Consumers’ Lives – Mark S. Rosenbaum, 2006 (sagepub.com) ). Cette utilité est sociale, puisqu’ils constituent des espaces de rencontre ouverts, voire des espaces d’intégration multiculturelle comme démontré sur Sydney Rebecca Williamson, South West University, Sydney : Producing Multicultural Belonging: The Possibilities and Discontents of Local Public Spaces in Suburban Sydney, Academia, 2013 . Elle est aussi économique puisque selon un travail conduit au Royaume-Uni « qu’ils soient physiques ou mentaux, les lieux qui ne sont pas réservés au travail nous permettent de nous ressourcer et de retrouver l’énergie, la motivation et la créativité dont nous avons besoin pour travailler » Tim Pittman, London school of economics : Hey…Leave my third place alone! – Urban Planning and Design – architecture and design (gensleron.com) .

Au croisement de l’Europe et de la Méditerranée, les bénéfices socioéconomiques, environnementaux et territoriaux de « coworking spaces » ont été caractérisés par « leur capacité à augmenter la production et la performance des entreprises, des salariés et des collaborateurs, ainsi que leur qualité de vie, tout en stimulant les transformations du marché du travail, les collaborations et les processus d’innovation » Raphaël Besson, étude conduite dans le cadre de Coworking Med, 2018 : Quelle politique européenne pour les tiers lieux méditerranéens? (archives-ouvertes.fr) .

L’utilité des tiers-lieux est corroborée par leur présence sur tous les continents et par la variété des aménités offertes à la plupart des catégories de population. 

Suivant cette acception très large des tiers-lieux, les responsables des cités ont progressivement réintroduit à leurs plans d’aménagement et de rénovation « des efforts visant à redynamiser les quartiers métropolitains, en particulier des espaces publics, afin d’essayer de briser les cloisonnements sociaux Stuart P.Butler et Carmen Diaz “Third places” as community builders (brookings.edu) ».

Depuis la fin des années 2010, la dynamique des tiers-lieux s’est partout étendue au-delà des cafés, théâtres, parcs publics, notamment dans des espaces de faible densité où ces lieux de sociabilité manquent. La notion de tiers-lieu s’est rapidement enrichie d’un style : faire tiers-lieu constitue un mode opératoire ouvert, transversal, citoyen, hybride que s’approprient volontiers friches culturelles, espaces de coworking, fablabs, circuits courts, bibliothèques, réseaux professionnels, acteurs des transitions et des smart territoires…

Les premiers soutiens à ces dynamiques transversales sont venus d’institutions agissant via des critères (âges, métiers, qualifications, revenus…) et d’approches segmentés en fonction de leurs compétences respectives. La reconversion de friches industrielles en espace de pratiques et de production, la création de FabLabs, la formation aux usages du numérique, la promotion d’actions culturelles collectives ont été soutenues un peu partout en Europe par différents niveaux ou services spécialisés de l’administration publique, souvent au cas par cas sur des opérations faisant l’objet d’un consensus local ou d’un caractère emblématique (Darwin à Bordeaux, Médiathèque d’Oslo, le Wuk à Vienne). Ce n’est que plus récemment que de premières actions d’envergure ont été portées par des collectivités territoriales qui, suivant le positionnement précurseur de l’Aquitaine, ont identifié les enjeux économiques et territoriaux des tiers-lieux (Régions d’Italie, de Wallonie, ou d’Occitanie), ou bien par des ministères ayant repéré le potentiel du concept (ministère français de l’aménagement du territoire). 

En France le programme Nouveaux Lieux, Nouveaux Liens a mobilisé 130 M€ sur trois ans pour financer la création et le soutien, de 400 tiers-lieux de référence, des réseaux professionnels sur chaque région et un programme de formation, en associant plusieurs ministères et la plupart des Régions, mobilisées notamment au titre des fonds européens. Cependant, on ne peut encore parler de politique publique comme on le fait pour la formation professionnelle, la recherche ou le développement rural.

Ailleurs en Europe, les principales actions ont été conduites via des incitations fiscales aux entreprises ou des aides aux indépendants, afin de soutenir le développement du coworking et du télétravail, notamment dans les pays nordiques et baltiques, favorisant l’essor de prestations marchandes plus que le déploiement d’initiatives citoyennes (exemple du chèque coworking instauré par la Région Wallonie, non reconduit fin 2022). Les actions conduites sur la reconversion des friches ont été organisées autour de la transition urbaine pilotée par les collectivités, de façon très différenciée tantôt dans le cadre de politiques environnementales tantôt en relation avec les objectifs de la smart city.

Au-delà de ces quelques exemples, les recherches conduites n’ont pas, à ce stade, conduit à identifier de véritables politiques publiques des tiers-lieux. Ces données sont trop éparses ou imprécises, les cartographier nécessite un temps de recherche dédié. 

Aussi, c’est sous un angle prospectif que pourrait être approfondie l’identification des politiques publiques qui pourront être déployées en appui au développement des tiers-lieux.

Des appuis très différenciés aux initiatives non marchandes

Les tiers-lieux déploient des activités non marchandes, d’utilité collective, liées à l’innovation, la solidarité, l’éducation, ce qui les positionnent sur un modèle économique hybride, dont la robustesse dépend de la reconnaissance accordée par les pouvoirs publics à l’utilité collective de services non marchands. Trois cas de figure peuvent coexistent :

  • Dans le contexte d’une posture libérale, le caractère entrepreneurial de l’action sera considéré, au détriment des activités d’utilité sociale, encouragées de façon accessoire ;
  • A contrario, dans le contexte d’un positionnement public favorable à l’économie sociale et solidaire, les tiers-lieux pourront être soutenus
    • soit en tant qu’acteurs de l’ESS et à ce titre recevoir de la part d’institutions classiques des aides dédiées à l’emploi, à la formation, à l’éducation populaire ;
    • soit en tant qu’entités nouvelles, reconnues pour leur capacité de pilotage de projets ascendants. 

Cette troisième conception d’une politique publique des tiers-lieux nécessite de faire évoluer les pratiques de l’ESS, trop spécifiquement construites autour de procédures de formation, de qualification et d’insertion sociale et professionnelle.

Le facteur de la distance entre la gouvernance et l’initiative locale

« Un tiers-lieu ne se décrète pas, il s’invente », entend-on parfois. Cette initiative doit venir du territoire, être portée par des acteurs de terrain. 

Dans des pays centralisés, il pourrait être difficile de mettre en œuvre une politique publique des tiers-lieux sans que les acteurs de terrain ne fassent en amont la démonstration de la pertinence de leur démarche. Cette dynamique paraît encore fragile en Grèce, en Pologne ou en Suède, où les initiatives sont récentes ou très dispersées. 

Mais elle se structure au Portugal où certaines villes (Fundao, Porto, Lisbonne) ont activement coopéré à la structuration de FabLabs. De même en Slovénie, où les porteurs de projet de Ljubljana ont présenté une preuve de concept très aboutie (en démarrant leurs activités depuis un simple conteneur !), à partir de laquelle les autorités locales ont décidé de construire un bâtiment capable d’accueillir plus d’une centaine de makers, designers, formateurs au sein d’une véritable cité-tiers-lieu.

Dans les pays ayant amorcé un véritable mouvement de décentralisation, à l’exemple de la France, les tiers-lieux se manifestent partout et interpellent les corps intermédiaires (communes, intercommunalités, départements, régions), ce qui génère d’importantes différences entre les territoires, selon l’appétence et la maturité des collectivités sur le sujet.

Dans les Etats fédéraux ou régionalisés, les Régions se positionnent chacune à sa façon : si les tiers-lieux ont déjà fait l’objet d’une véritable reconnaissance dans les Régions italiennes de tradition coopérative, les situations sont beaucoup plus différenciées entre lands allemands ou entre régions espagnoles, alors que la création de tiers-lieux est plus récente et dispersée dans les régions autrichiennes.

Des démarches de soutien construites en fonction des disparités territoriales

Les tiers-lieux se développent de façon spontanée dans les grands espaces urbains, où coexistent une demande importante et solvable de services de coworking et des procédures d’assistance à la conduite de projets. Par contre, sur les territoires de faible densité, l’existence d’une politique publique dédiée aux tiers-lieux est déterminante pour leur avenir.

Ainsi, sur des pays de taille réduite tels Malte, Chypre, Liechtenstein, Luxembourg, voire Slovénie et Croatie, le faible nombre de villes en zones peu denses limitera la consistance de l’enjeu des tiers-lieux aux yeux des gouvernements. De même sur des pays à forte armature urbaine, tels que l’Allemagne, les Pays Bas, ou la région flamande de la Belgique, la proportion relativement faible de population sur les zones rurales donnera moins de lisibilité, à l’échelle nationale, aux perspectives de développement territorial des tiers-lieux. Ainsi, c’est probablement dans les pays et régions où la proportion de population dispersée est importante, qu’une politique des tiers-lieux sera nécessaire.

Densité de population en Europe, Observatoire des Territoires, ANCT, 2019

Cette partition urbain/rural sera renforcée en raison de la réglementation des aides d’Etat : leur octroi doit rester compatible avec les règles de la concurrence, ce qui limite les possibilités d’intervention en milieu dense, où une offre marchande est présente, à l’exception des quartiers populaires. Plutôt qu’un soutien financier, l’animation, la promotion, la structuration des métiers et des professions, l’utilisation de friches, la mise à disposition de locaux pourront structurer les actions d’appui aux tiers-lieux.

Conclusion : les tiers-lieux, objets ou porteurs de politiques publiques ?

La façon dont les institutions et les autorités locales seraient en mesure d’élaborer des politiques publiques de soutien aux tiers-lieux est difficile à identifier, tant les variables économiques, politiques et territoriales conduisent à des mises en œuvre géographiquement différenciées et superposées. Peu d’études récentes ont été identifiées à ce propos Celles-ci font figure d’exception : Social Activity in Gothenburg’s Intermediate City: Mapping Third Places through Social Media Data, Marco Adelfio, Leticia Serrano-Estrada, Pablo Martí-Ciriquián, Jaan-Henrik Kain & Jenny Stenberg, et Gerhard Krauss, juillet 2022 L’exemple des tiers-lieux du Bade-Wurtemberg : puissance publique à la manoeuvre ? – HAL-SHS – Sciences de l’Homme et de la Société .

Cependant, la robustesse de leur déploiement est indéniable, et régulièrement renforcée par leur fonction de sérendipité qui favorise les capacités d’initiative et renforce les probabilités de réussite des acteurs qui coopèrent. Recourant partout au pouvoir habilitant des technologies de l’information et de la communication, partageant facilement des solutions éprouvées dans les domaines technique, juridique, logistique, pédagogique, organisant des échanges fréquents au travers de nombreux réseaux professionnels, les tiers-lieux peuvent être considérés comme acteurs indépendants, ou bien objets voire relais des politiques publiques François-Xavier De Vaujany, 2016 : Les communautés collaboratives dans la cité: De politiques pour à des politiques par les tiers-lieux? (archives-ouvertes.fr) . Leurs démarches collaboratives ouvertes, leurs capacités de rayonnement via des biens communs dont ils organisent la gouvernance, constituent des vecteurs de changement politique. Parce que ce sont des citoyens et des acteurs locaux qui définissent la finalité et l’organisation d’un tiers-lieu, les projets portés répondent aux grands enjeux des transitions écologique, énergétique, numérique, liées au travail, à la santé ou à la mobilité. Ce faisant, les tiers-lieux poursuivent les mêmes finalités que les instances politiques nationales et européennes : poursuivre une transition écologique, intelligente, solidaire, et citoyenne.

Le soutien aux tiers-lieux est ainsi probablement à appréhender non comme une politique publique supplémentaire, mais comme un moyen de renforcer les politiques publiques existantes, ou d’en développer de nouvelles, aussi bien sur le fond que sur la forme (co-construction de l’action publique dans une approche ascendante, transversale et inter-institutionnelle). A ce titre, il doit faire l’objet d’une attention croissante de la part des pouvoirs publics.

Cet article est publié en Licence CC By SA afin d’en favoriser l’essaimage et la mise en discussion.