Ce catalogue de l’exposition « Lieux infinis », proposé par le Pavillon français de la 16ème Biennale internationale d’architecture de Venise, explore les interprétations de ce concept à travers les réflexions de plusieurs auteurs de différents métiers et disciplines, et l’illustre par dix de ces lieux dits « infinis » ou plutôt, comme nous allons voir, « non finis ».
« Dans les lieux infinis, les habitants permanents ou temporaires éprouvent et réalisent ici et maintenant dans le réel. En ce sens, ils intensifient les relations, […] hybrident les pratiques et augmentent les possibles. » Luc Gwiazdzinski (p. 42-43) »
L’exposition du Pavillon français de la 16ème Biennale internationale d’architecture de Venise (2018) a été conçue par les architectes membres du collectif Encore Heureux Nicolas Delon, Julien Choppin et Sébastien Eymard – revendiquant une pratique « généraliste », en opposition aux « spécialistes », pour une approche globale et multidisciplinaire de leurs projets et des territoires qu’ils abordent. Par cette réalisation, ils ont sélectionné dix lieux qui, par leurs grandes différences faisant pourtant écho à des désirs similaires – de partage, de recherche de sens et de réappropriation de nos espaces et nos temps –, ouvrent une fenêtre sur ces « lieux ouverts, possibles, non finis, où se cherchent des alternatives » (Encore Heureux, p. 15). Le catalogue de cette exposition, sous la direction d’Encore Heureux, devient alors un ouvrage collectif où à la description de ces lieux se mêlent l’analyse de plusieurs chercheurs et/ou acteurs de terrain qui soulignent l’importance de l’existence de ces « espace-temps » et tentent d’en transmettre la substance – tout en insistant sur l’importance de ne pas (trop) les définir, car « les décrire davantage serait sans doute les tuer » (Gwiazdzinski, p. 50).
Regards pluriels sur lieux multiples
Ainsi figurent dans la première partie du livre, intitulée « Dire », Luc Gwiazdzinski, géographe en aménagement et urbanisme travaillant sur les chronotopies ou encore l’hybridation dans le domaine des sciences du territoire ; Pascal Nicolas-Le Strat, sociologue s’intéressant aux communs, aux formes de coopération et aux différents types de recherche « de plein air » (recherche-action, recherche en situation d’expérimentation, etc.) ; Raphaël Besson, expert en socio-économie urbaine et docteur en sciences du territoire, étudiant sur les politiques culturelles territoriales ainsi que les lieux de savoir et d’innovation (tels que les tiers-lieux) ; Joëlle Zask, philosophe spécialisée en philosophie politique et analysant les formes d’une culture démocratique partagée ; Fazette Bordage, créatrice des lieux Le Confort Moderne (Poitiers, 1986) et Mains d’Œuvres (Saint-Ouen, 2001) ; Patrick Perez, architecte et anthropologue spécialisé en anthropologie de l’architecture ; Jade Lindgaard, journaliste à Médiapart publiant sur les sujets de l’écologie urbaine et des injustices environnementales ; Patrick Viveret, philosophe impliqué dans plusieurs mouvements citoyens tels que le mouvement SOL ou l’archipel « Osons les jours heureux » ; et Gilles Clément, jardinier-paysagiste et écrivain ayant développé les concepts de « tiers paysage » et de « jardin en mouvement ». Sous différentes formes et par différentes entrées, ces auteur·rices s’intéressent et souvent s’impliquent personnellement dans le mouvement de ces « lieux infinis ». Ils ajoutent leurs voix à celle de Patrick Bouchain, architecte travaillant depuis les années 1980 sur la reconversion de friches et insistant sur l’importance de l’implication des usagers dans le processus de conception, qui introduit la seconde partie de l’ouvrage nommé « Agir ».
L’Hôtel Pasteur à Rennes, le Centquatre et Les Grands Voisins à Paris, le 6B à Saint-Denis, La Ferme du Bonheur à Nanterre, Les Ateliers Médicis à Clichy-sous-Bois, Le Tri Postal à Avignon, La Friche la Belle de Mai à Marseille, La Grande Halle à Colombelles, et La Convention à Auch : chacun des dix lieux sélectionnés est présenté par le regard « sensible » En référence à l’importance accordée à la sensibilité dans le vécu et la construction des lieux qu’évoque Fazette Bordage (p. 75-86). de leurs acteurs et actrices – particulièrement les architectes. Les photographies d’Alexa Brunet témoignent de la multiplicité des formes, des interactions et des activités prenant place dans ces espaces et apportent une fenêtre bienvenue pour aider l’imaginaire des lecteurs.
Activer les transitions par la maîtrise citoyenne des usages et des lieux
Dans l’architecture conventionnelle, les architectes conçoivent et construisent des bâtiments, objets concrets que les gens utilisent dans la fonction précise qui leur est prévue (se loger, travailler, s’amuser, etc.). Cet ouvrage interroge la place de l’architecte et plus généralement de l’aménagement et de l’urbanisme dans la gestion de notre environnement : doit-on construire des objets finis – des bâtiments – ou des espaces infinis – des lieux ? S’inscrivant dans le contexte de crises actuel – crises écologique, sociale, économique –, les différents écrits de la première partie soulèvent l’importance de concevoir de nouveaux espaces de vie, de véritables « lieux », ces « entité[s] subjective[s] que les individus qui les investissent forgent au sein de leur vécu » (Zask, p. 90), pour imaginer et réaliser les actes de transition. Ces lieux sont qualifiés d’« infinis », ou plutôt « in-finis », « non finis » ou « jamais fini » : ce sont des espaces en constante évolution, dont l’usage est « d’une intensité si grande qu’on ne peut la mesurer » (Gwiazdzinski, p. 42), marqués par une mémoire sur laquelle s’appuient les constructions en cours, s’ajoutant à leur tour à l’histoire du lieu. Ce sont des lieux qui ne se terminent jamais, car ils s’adaptent et changent selon les contextes et les personnes qui les habitent – à l’opposé des commandes architecturales s’achevant par une livraison d’une construction finie. Les illustrations de Jochen Gerner mettent en exergue ce caractère « jamais fini », par des frises chronologiques qui retracent les évolutions de chacun des lieux de l’ouvrage.
Raphaël Besson, qui va plus loin en conceptualisant l’objet d’« espace transitionnel », parle d’« espaces complexes, […] lieux de frottement en perpétuelle transformation » (p. 69). La flexibilité et l’adaptabilité de ces lieux en font donc des objets – ou plutôt des processus – de choix pour accompagner les transitions ; d’autant que par leur capacité à expérimenter et à ouvrir et éprouver des possibles, ils « s’apparentent à un observatoire sociopolitique, logé au cœur des processus de transformation sociale » (Nicolas-Le Strat, p. 55). Pascal Nicolas-Le Strat les inclut dans ce qu’il appelle les « communs oppositionnels », c’est-à-dire « des espaces investis collectivement dans lesquels un autre monde se cherche » (p. 53).
Communautés et maîtrise d’usages
Mais quels sont les paramètres permettant de faire émerger ces lieux infinis ? Comme le souligne Joëlle Zask, « ce qui fait lieu : c’est l’espace par lequel se déploie une pluralité d’usages et dont […] la configuration est produite par les usages pluriels d’individus reliés dans l’espace et dans le temps » (p. 93). Sans les usages, un lieu ne peut se construire. Or si les architectes et les décideurs, dans une dynamique descendante, sont les seuls à posséder le pouvoir décisionnel, l’existence d’un lieu risque de se terminer avant même d’avoir commencé. C’est pour cela que, accompagnant la maîtrise d’ouvrage et la maîtrise d’œuvre, se déploie aujourd’hui la « maîtrise d’usage ». Cet outil permet de replacer les usagers d’un lieu au centre de sa conception – et de son évolution continue –, enclenchant un processus expérimental et incrémental, où la construction se réalise en tâtonnant et en faisant – ce que Patrick Viveret range dans la stratégie de pensée du bricoleur (p. 105), créatrice de savoirs situés et flexibles. Cet axe d’action, accessible au plus grand nombre, permet de favoriser un pouvoir d’agir citoyen, bien que les paramètres et limites d’action varient selon les lieux. Si L’Hôtel Pasteur ou La Convention sont de parfaits exemples de dynamique ascendante où les usagers étaient au cœur du processus, d’autres lieux comme Les Grands Voisins ou le 6B présentaient des mélanges de dynamiques ascendante et descendante, leur modèle de gouvernance favorisant un fonctionnement plus rigide. Tous sont cependant des espaces d’expérimentation, des « lieux-en-recherche » (Nicolas-Le Strat, p.54) où se créent des connaissances – malgré les oppositions des institutions traditionnelles du savoir et les limites de leur documentation et diffusion – permettant d’impulser l’autonomie des acteurs de ces lieux et de renforcer leur maîtrise de leur usage.
Outre les usages et l’expérimentation, un dernier élément mis en avant pour caractériser ces lieux infinis sont les communautés les habitant. « Lieux d’action, d’interaction et de rencontre », ces espaces sont « investis par des gens dont le regroupement communautaire passe par la production d’un lieu commun » (Zask, p. 90). Ces communautés « d’expériences » et d’« affect » (Gwiazdzinski, p. 46-47) recherchent, échangent, s’organisent autour de principes de « vivre-ensemble » et de « faire-ensemble », favorisant les apprentissages et l’intelligence collective. Tout comme leurs lieux d’ancrage, elles sont ouvertes et en constant mouvement ; elles participent ainsi à la diffusion des connaissances produites au sein du lieu, renouvellent les énergies et les dynamiques. De quelques dizaines à plusieurs centaines de personnes, les dix lieux de l’ouvrage possèdent tous un cœur communautaire, sans lequel leur existence ne serait possible. Ce que les collectivités territoriales en mal de tiers-lieux peinent à appréhender, quitte à rater la dynamique de leur projet, résultant en des espaces, certes très jolis, mais vides – des non-lieux. L’organisation de ces communautés ne va cependant pas de soi, et la mise au point des modèles de gouvernance – plus ou moins complexes et favorisant toujours des formes d’horizontalité – est un passage obligé pour toutes.
Une espérance en actes malgré les lourds obstacles systémiques et structurels
Contre la menace que constituent les crises secouant nos sociétés actuelles, les « lieux infinis » sont présentés comme une lueur d’espoir au sein de nos environnements urbains saturés, reconnectant les vivants (entre humains, mais aussi avec les non-humains) et imaginant d’autres façons de vivre ensemble. Le message de l’ouvrage se veut résolument positif, au point de survoler parfois les problèmes rencontrés par et dans ces espaces. Malgré la mention des difficultés et doutes vécus par les dix lieux présentés, ces derniers restent des exemples d’expériences réussies, ou du moins montrant au minimum des résultats positifs pour les communautés et les territoires impliqués. L’ouvrage laisse entrapercevoir les problèmes – souvent identiques : méfiance des décideurs locaux, instabilité économique, avenir incertain voire en sursis – mais n’offre que peu de visions sur les solutions possibles pour dépasser ces limites. Les écrits de la première partie offrent un peu plus, mais cela reste très théorique.
Ces problématiques sont évoquées, mais sont survolées face à l’immense potentiel que représente ces lieux. Difficile de se projeter, même quatre ans après la publication de ce livre : les problématiques sont les mêmes, les solutions manquent toujours. Une lueur semble tout de même se profiler dans l’écosystème des tiers-lieux : l’investissement des politiques publiques sur le sujet depuis cinq ans a permis de renforcer les dynamiques des réseaux locaux et régionaux de tiers-lieux.
Malgré les risques constants de récupération et de dénaturation qui accompagnent ce concept victime de son succès, l’intérêt croissant des institutions publiques, le déblocage de financements et la mobilisation de plus en plus d’acteurs en recherche de transition permettent aux maillages territoriaux de tiers-lieux de mettre en place plus d’expérimentations, de renforcer leurs savoirs et de petit à petit gagner du poids sur les politiques locales. Mais tant que les institutions publiques ne connaîtront pas de véritable transition structurelle pour accompagner efficacement les dynamiques horizontales, la situation stagnera.
Cet article est publié en Licence CC By SA afin d’en favoriser l’essaimage et la mise en discussion.