Fiche de lecture

Design des mondes ruraux « Ce que le design fait à la campagne (et réciproquement) »

Une fiche de lecture de l’ouvrage collectif dirigé par Emmanuel Tibloux

28 août 2024

La parution de l’ouvrage collectif “Design des mondes ruraux” dirigé par Emmanuel Tibloux, directeur de l’ENSAD, intervient dans le contexte de la pandémie de COVID-19, qui a accéléré l’intérêt pour les campagnes. Celles qui représentent 88% de la superficie du pays et 33% de la population en 2017 suscitent un regain d’attention de la part du « bocal parisien ». Les mondes ruraux attirent, intéressent, questionnent. La visibilité des enjeux écologiques et sociaux recentre le débat sur les sujets essentiels dont s’emparent les mouvements sociaux proches de la ruralité (paysans, aides soignants, militants écologistes, tiers-lieux et écoles). La renommée « diagonale du plein » démontre une capacité d’innovation ascendante valorisant les liens de proximité contre la verticalité technocratique du pouvoir.

Mais les inégalités persistantes entre territoires confrontés à une décroissance subie (dévitalisation des centres bourgs, crise du modèle agro-industriel, déprise des services publics..) appellent selon la sociologue Fanny Herbert contributrice de cet ouvrage, à une nécessaire « remise en question du modèle urbain dominant » pour reconnaître une « inventivité de réorganisation sociale », déjà expérimentée par certains territoires, avec ou sans le design. 

La modernité industrielle a accentué la domination politique et économique de la ville sur les campagnes, qualifiées de « délaissées de la modernité » en introduction de cet ouvrage. Le constat est sans appel : le design fait partie du problème, et encore peu de la solution. Historiquement la discipline s’est « mise au service d’un système industriel et économique destructeur » et « a assuré le développement du modèle urbain » selon le philosophe Pierre-Damien Huyghe qui conclut cet ouvrage. Néanmoins, les designers ont longtemps su poser des questions critiques sur le monde contemporain (comme le « technocentrisme »), et ont su inventer des nouveaux modèles de société, à l’instar du père du socialisme anglais William Morris. Aujourd’hui le discours alternatif du design est davantage entendu. Il lui reste encore et définitivement à se retourner « contre son berceau industriel » pour réussir son pari de la ruralité. 

Ce livre explore à travers des études de cas les relations multiples entre le design et les mondes ruraux, qui aujourd’hui s’intensifient et seraient profitables aux deux univers. La thèse principale est la suivante :  le design et la ruralité se nourrissent mutuellement. 

Dans une perspective nécessaire de « recours au territoire », le design apporterait une « méthodologie pertinente sur des problématiques » révélées par « l’indispensable concertation publique avec les habitants et les élu.es » Campagne première, naissance d’un réseau. Déclaration de Meisenthal, Gregory Jérôme (p.75) tout en accompagnant les projets de transformation portés par les acteurs locaux. Tandis que les zones rurales donneraient accès par l’intermédiaire des acteurs ancrés territorialement à des pratiques et mondes alternatifs plus avancés sur des enjeux écologiques et sociaux. Ces nouveaux modes de vie et modes opératoires enrichissent et diversifient les approches et outils du design, via des déplacements de nos manières d’être, pratiques et référentiels issus du monde urbain. Gilles Clément illustre ce renversement de paradigme fécond : « il y aurait à la campagne des germes ou des modèles de la réinvention d’un autre rapport à la terre, une autre façon d’habiter » Le jardin n’est pas un objet, Gilles Clément (p.150).

L’ouvrage se découpe en 4 parties : 

  1. tout d’abord, un panel d’initiatives déployées en milieu rural pour illustrer le « tournant territorial du design » (Programme de l’ENSAD à Nontron portant le titre de cette ouvrage, le réseau Campagne Première, la Démarche Villages du futur)
  2. à la question : « que peut le design pour les mondes ruraux ? » un répertoire de réponses apportées par le président de l’Association des maires ruraux de France, la SNCF… autour de focus thématiques tels que le soin et le vieillissement à la campagne (Carton Plein), l’agroécologie, paysages ruraux, la mobilité, les cultures…
  3. une inversion de point de vue, « que peut faire la campagne au design et plus largement à l’Art et à la pensée »
  4. enfin, une mise en perspective sous la forme de dialogues à plusieurs voix et manifeste philosophique

Le panel de contributeurs et contributrices, praticiens et théoriciens, est composé de designers, chercheurs, enseignants, et disciplines éclectiques partageant les mêmes codes et modes de faire (sociologues, urbanistes, paysagistes, architectes, philosophes…).

Zoom sur les grandes vertébrales de l’ouvrage.

Le Grand renversement contemporain : vers un design territorial pensé depuis les mondes ruraux

Le « tournant territorial » est à la mode : de nombreux designers revendiquent dans leur activité un rapport au territoire, qui n’est plus celui d’un simple « contexte d’intervention mais qui définirait les conditions et les finalités de leur activité ». Dans une perspective politique, reterritorialiser le champ du design (disciplines, activités et écoles) est d’abord une critique du modèle dominant de l’aménagement (fonctionnaliste, consumériste, anthropocentrisme, extractionniste…) Chapitre « Reterritorialiser le Design » du texte de Ludovic Duhem sur le « tournant territorial du design » (p 44 et 45). Ce changement de paradigme amène à « retrouver une matérialité du monde qui fait fondamentalement défaut au monde urbain et  lui donner l’occasion de prendre une bifurcation réellement écologique ». Les auteurs de ce texte rapportent que « non sans ironie, c’est auprès du monde paysan, celles et ceux qui ont été les grands perdants de la révolution industrielle, qu’ils ont appris un quotidien, profondément politique et écologique : tout ce qui constitue une partie des gestes nécessaires à une vie paysanne communautaire « Faire tiers-lieux : l’Exemple du tiers-lieu paysan de la Martinière », Tom Hébrard et Samuel Chabré (p.176). Selon Emmanuel Tibloux, les campagnes par leur héritage social et politique offre donc cette nouvelle «  caisse de résonance et la possibilité d’une alternative avec un fort potentiel d’expérimentation de manières de vivre et d’habiter ». 

Nicolas Verschaeve, inspiré par son expérience de résidence en territoire, introduit cette pratique située qui émerge du terrain. Le designer ici ne se positionne non plus comme seul « auteur » et concepteur de formes, mais agit désormais comme « révélateur du déjà-là» « Cueillir les objets, une saison aux Arques” Nicolas Verschaeve (p.166). Cela nécessite bien plus qu’un apprentissage technique, car il demande au designer de s’engager dans un processus de déconstruction pour apprendre à « faire avec » le territoire, à « prendre conscience et abandonner une position habituelle de surplomb » « Campagne première, naissance d’un réseau. Grégory Jérôme  (p.73), et avoir l’humilité nécessaire « pour ne pas imposer ses biais » Extrait de la table ronde. Grégoire Alix-Tabeling (p.206). Il s’agit bien de comprendre ici que c’est à partir du milieu dans lequel les designers s’inscrivent et auquel ils contribuent que peut se déployer une pensée et des pratiques de design, et non l’inverse, au risque de reproduire les erreurs du passé.

Quête de projets politiques pour le design, à partir des mondes ruraux ?

« On écoute, on dessine, on présente et on teste… puis on corrige le dessin ». Ceci résume assez bien le plus petit dénominateur commun de la méthodologie incrémentale — « qui part des habitants et de leur usages et laisse place aux conflits et aux actions collectives » « Les trois âges des Villages du futur en Nivernais Morvan, Grégoire Alix-Tabeling, Simon Geneste, Christian Paul (p.77). Le design d’intérêt général Revendiquée par exemple par l’agence Vraiment Vraiment spécialisée en design de politiques publiques très en vogue s’attelle au travers de cet ouvrage à une meilleure « prise en compte des territoires ruraux dans la transformation des politiques publiques ». Mais les changements attendus appellent un projet de société de rupture, et exigent donc du design d’assumer une posture et démarche politique. Par exemple dans le champ de l’agriculture souvent mentionné, la question ne serait pas comment « écologiser » le secteur agro-industriel mais de repenser radicalement une société écologique où le paysan retrouve sa place « au cœur de la chaîne de valeur et de décision » « Des ressources à l’usage, reconsidérer la production ». Émilie Rousselou (p.119).

Et c’est bien dans ce contexte de crise économique et démocratique à tous les niveaux (pressions budgétaires grandissantes sur la puissance publique, défiance chronique de la part de la population dans la ruralité…) que le design est appelé à « se politiser en affirmant quelles actions publiques nous défendons » « Les trois âges des Villages du futur en Nivernais Morvan, Grégoire Alix-Tabeling, Simon Geneste, Christian Paul (p.86), « le réarmer » « Campagne première, naissance d’un réseau. Grégory Jérôme  (p.73) jusque dans les marges de la superstructure industrialo-capitaliste pour « inventer de nouveaux designs de résistance à l’oppression » « Ruraliser le design et les designers, l’exemple du territoire-école des vallées du Chamarron. Léonore Bonaccini et Xavier Fourt (p.187). Fanny Herbert conclut ainsi que le rôle du design serait de « soutenir cette transformation de fond » « Soigner et veiller, pour de nouvelles solidarités. Association Carton Plein (p.134).

Certains textes laissent donc apparaître une volonté politique pour dépasser le statu quo, en revendiquant la défense d’un modèle d’action publique ou une certaine vision de société écologique à faire advenir. Mais le fond laisse peu de place à la description d’un dessein politique, au débat sur les stratégies d’intervention, ce à quoi les designers devraient renoncer, ou encore quels mondes sociaux et mouvements écologiques plus inventifs auxquels se rallier pour mener ces luttes ? 

Nouveaux angles morts à explorer

Il est regrettable de ne pas trouver une analyse plus approfondie des échecs ou des obstacles rencontrés par les designers. Cette compilation de textes hétéroclites constitue certes une première liste de cas et de problématiques, mais elle nécessiterait désormais une hiérarchisation plus fine.

Au-delà de l’effet utile produit (ou pas) grâce aux projets sur le long terme, se pose la question du statut social du designer « généralement associé à la bourgeoisie » Extrait de la table ronde. Laura Pandelle (p.204) emprunt des « rapports de classe et de domination » dont ils sont majoritairement porteurs « Chapitre « Ou atterrir ? le tiers-lieux comme piste d’atterrissage sur le territoire », Tom Hébrard et Samuel Chabré (p.178). Laura Pandelle qui a travaillé comme designer à la 27e Région rapporte que certains projets ont montré le décalage social entre les designers « intervenants » et des « participants » qui subissaient une « violence symbolique ». Les designers par leur formation et le milieu social dans lequel ils exercent sont détenteurs de codes urbains nourrissant un langage technique et conceptuel (proche d’une novlangue dont ce texte n’est pas exempt), qui souvent dépolitise et met à distance les publics pourtant directement concernés.  Ces interpellations nous offrent la possibilité d’une relecture de cet ouvrage à l’aune de ce fait sociologique pour révéler en creux dans les discours et les actes la non (re)considération de ces privilèges et les effets de leur reproduction. En prenant le problème à la base, certaines écoles ont fait le choix de renouveler progressivement leur formation pour à la fois s’ancrer sur le temps long dans le monde rural  (Programme expérimental à Nontron ENSAD, post diplôme à la Haute école des arts du Rhin) et faire place dans les cursus à des étudiants issus des territoires ruraux et des classes populaires. 

Enfin une analyse économique des projets impliquant des designers au sein des territoires ruraux permettrait de fournir une meilleure compréhension des obstacles et perspectives, surtout face à l’impossibilité pour de nombreuses collectivités d’accueillir des résidences ou recruter des designers, souvent jugés trop coûteux. Des pistes sont à regarder du côté de la diversification des financements des cursus de formation déployés sur les territoires (notamment via des programmes nationaux tels que l’ANCT, la Caisse des dépôts, la DRAC, l’ADEME). La réflexion sur le modèle d’activité économique doit aussi être envisagée à la manière du « collectif ». De nombreux designers expérimentent des formes d’organisation du travail permettant d’initier et porter des projets de territoire sur le mode des communs. Ces collectifs hybrides et ancrés territorialement interrogent également la posture du « consultant » de politique publique à l’aune de l’entreprenariat coopératif impliquant collectivités, structures locales, habitants dans des nouvelles formes de partenariat. Alors, la question du modèle de financement territorialisé de ces projets se pose : comment permettre de rémunérer et autonomiser les acteurs locaux historiques, pour ne pas accentuer une « externalisation des compétences stratégiques qui maintient les équipes municipales dans l’instruction ou l’exécution « Les trois âges des Villages du futur en Nivernais Morvan, Grégoire Alix-Tabeling, Simon Geneste, Christian Paul (p.80) et qui organise une captation des financements (fondations, programmes publics…), au détriment des principaux concernés qui vivent de ce territoire.

Quelle résonance avec les enjeux actuels des tiers-lieux ?

La question se pose avec d’autant plus de sérieux dans un contexte où la montée de l’extrême droite, alimentée par le ressentiment des populations périurbaines et rurales, se traduit par une méfiance accrue envers les étrangers et les nouveaux venus, la fragmentation des territoires ou les conflits entre différents groupes sociaux s’exacerbent (bataille pour le foncier, le rapport à l’écologie et le partage des ressources). A cet égard, une critique des tiers-lieux porte sur « l’endogamie sociale » qu’ils reproduisent (personnes diplômées issues de la classe urbaine, entrepreneurs notamment), alors que nombre d’entre eux revendiquent une volonté de mixité de publics. Peut-être que les espaces ruraux comme certains tiers-lieux portent en germe un changement de paradigme dans la construction des politiques, qui remet le citoyen au cœur de l’action publique par une approche radicalement coopérative. Ces derniers offrent par leur ancrage des espaces « tiers » pour chercher au jour le jour avec les personnes directement concernées et d’expérimenter au coude à coude avec les acteurs locaux, pour finalement redonner un pouvoir de décision et d’agir aux habitants ruraux longuement cités dans cet ouvrage.

Cet article est publié en Licence Ouverte 2.0 afin d’en favoriser l’essaimage et la mise en discussion.