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Faire de l’alimentation durable l’affaire de tous ?

Pour une meilleure reconnaissance du rôle des tiers-lieux nourriciers

1 juin 2022

En impliquant des mondes sociaux peu intégrés dans la reterritorialisation de l’alimentation et sa gouvernance, les tiers-lieux nourriciers favorisent une transition partagée vers une alimentation durable.

Dans la dernière décennie, le renouveau des circuits courts en France s’est élargi à un mouvement en faveur de la reterritorialisation de l’alimentation, consistant à articuler localement l’ensemble des étapes nécessaires entre production agricole et transformation (Chiffoleau, 2019). La crise de la Covid-19 est venue accélérer ce mouvement, en France comme dans d’autres pays du monde (Nemes et al., 2021). La guerre en Ukraine ne fait aujourd’hui que l’amplifier, avec le risque évident de privilégier une agriculture locale intensive pour renforcer l’autonomie alimentaire des pays et des régions, au détriment de la transition agroécologique et alimentaire (Pörtner et al., 2022). Les tiers-lieux nourriciers en France peuvent alors jouer un rôle clé pour maintenir une reterritorialisation forte, vectrice de transitions, en affirmant leur contribution au développement d’une gouvernance alimentaire territoriale à la fois inclusive et au service de systèmes alimentaires plus durables. Soutenue dès 2014 à travers les Projets Alimentaires Territoriaux (PAT) inscrits dans la Loi d’Avenir agricole, la reterritorialisation a en effet été pensée dans ce cadre comme une opportunité pour faire participer les acteurs locaux aux décisions concernant les systèmes alimentaires et les trajectoires de transition vers plus de durabilité. En d’autres termes, la reterritorialisation de l’alimentation devait aussi favoriser la mise en place d’une gouvernance alimentaire territoriale, conçue à la fois en tant qu’outil (dispositif multi-acteurs), processus (participation des acteurs et prise de décisions collective) et aboutissement (coordination entre les acteurs et entre les actions autour de l’alimentation) (Billion, 2017) en faveur de la transition des systèmes alimentaires.

Si les PAT ont permis d’activer cette gouvernance dans de nombreux territoires, leur cadre tend toutefois à rabattre la participation sur les acteurs institutionnels, laissant de côté les acteurs directement impliqués dans les actions autour de l’alimentation (producteur agricole, artisan, distributeur, consommateur…) mais aussi les acteurs peu ou pas engagés dans l’alimentation durable ou le développement du territoire. Il s’agit  ici de montrer l’intérêt d’autres dispositifs, tels que les tiers-lieux nourriciers en particulier, pour favoriser une plus large participation tout en facilitant les échanges nécessaires à une meilleure compréhension des enjeux de durabilité. Les tiers-lieux nourriciers touchent en effet une diversité de publics et peuvent aller encore plus loin en ce sens en s’appuyant sur une approche renouvelée du territoire qui les entoure.

Le tiers-lieu, jonction de mondes sociaux pluriels

Des travaux menés avec des acteurs de plusieurs territoires du Massif central invitent en effet à sortir des schémas classiques de représentation du monde en termes de catégories sociales (genre, catégorie socio-professionnelle, appartenance institutionnelle, etc.) pour envisager celui-ci comme un système de mondes sociaux (Chiffoleau et al., 2018). Ces « mondes sociaux » consistent en un assemblage d’acteurs, d’actions, de structures et de lieux liés à des domaines thématiques spécifiques (voir Figure 1). Ils structurent les territoires et les font évoluer ; ils ne se limitent pas aux sphères liées à l’agriculture, à l’alimentation ou au développement territorial mais interfèrent avec celles-ci à travers la consommation de produits agricoles et alimentaires, l’usage des terres et de l’eau, etc. Le monde social « médico-social », par exemple, se compose de professionnels de santé, de travailleurs sociaux, d’institutions publiques locales contribuant à réguler les activités de ce monde (ex. CCAS, Centres communaux d’action sociale) mais aussi de citoyens portant des actions de solidarité, dans un cadre associatif ou non, ou bien encore de chercheurs s’intéressant aux effets de l’alimentation sur la santé. Autant d’acteurs, d’actions, de structures et de lieux qui font le lien avec les habitants et peuvent faciliter leur participation aux décisions concernant les systèmes alimentaires mais qui restent souvent peu intégrés dans les dispositifs institutionnels de gouvernance alimentaire.

Dans l’objectif d’une gouvernance alimentaire territoriale plus inclusive, le tiers-lieu nourricier prend alors une nouvelle dimension, étant, par nature, un lieu de rencontre et de partage entre acteurs de mondes sociaux différents, sans que ce soit forcément pensé et animé ainsi. Le repenser sous cet angle peut aider les acteurs du tiers-lieu à mieux valoriser le rôle de leur structure auprès des acteurs publics, en complément des dispositifs institutionnels. Cette approche est aussi le moyen d’identifier les mondes sociaux encore peu ou pas touchés par le tiers-lieu, et de créer des liens avec ces mondes et entre les différents mondes pour à la fois affirmer la dimension transversale de l’alimentation et appuyer la co-construction d’un réel projet alimentaire de territoire. Ces liens, néanmoins, ne doivent pas seulement se tisser avec et entre les acteurs les plus visibles et/ou les plus engagés au sein de chaque monde social, au risque de reproduire un fonctionnement institutionnel limitant la portée de nombreux PAT ou bien de conforter un entre-soi peu à même d’enclencher les transitions agroécologique et alimentaire à grande échelle. 

Participation critique et transition partagée

Les récits d’expérience des tiers-lieux font émerger plusieurs pratiques qui permettent d’élargir le champ des acteurs mobilisés (Dechancé et al., 2020). Organiser une rencontre informelle, conviviale, ludique est en effet un levier souvent efficace pour faire venir des acteurs du territoire peu ou pas concernés par les rencontres institutionnelles. Il s’agit alors de profiter de la présence de ces personnes pour les inviter à donner leur avis, à proposer des idées et/ou à faire valoir leurs compétences pour la transition agroécologique et alimentaire, en s’appuyant sur différentes activités : un concours d’idées ou de recettes, l’animation d’un débat autour d’un thème controversé (ex. intérêts et limites de la production agricole hors-sol ou bien des produits alimentaires ultra-transformés), la discussion autour d’un système local d’échange de compétences pour le développement de l’alimentation durable, etc. Il convient toutefois de veiller à ce que les tiers-lieux ne deviennent pas de nouveaux vecteurs d’injonction à la participation, obligeant les personnes à se comporter en tant que citoyens sans leur donner les moyens de comprendre ce qui est en jeu. Les actions des tiers-lieux doivent soutenir l’émergence d’une participation critique dans le territoire (Friedberg, 1972), c’est-à-dire permettre aux acteurs de maîtriser ce sur quoi et pourquoi ils sont invités à participer. 

Les acteurs les plus éloignés des dynamiques locales pourront néanmoins avoir du mal à pousser la porte d’un tiers-lieu, même dans le cadre d’une activité conviviale et ludique. Il est important alors que les acteurs du tiers-lieu fassent connaître leur initiative et leurs actions pour les transitions au sein de chaque monde social, en allant vers les espaces qui font partie du quotidien des personnes : une maison de quartier ou un club de sports (monde social des loisirs), une médiathèque (monde social de la culture), un comité d’entreprise (monde social de la production autre qu’agricole), etc. L’enjeu de la gouvernance alimentaire territoriale est de « faire avec et par » une diversité d’acteurs et non de « faire pour » un club de personnes déjà initiées à l’alimentation durable. Le tiers-lieu peut s’affirmer alors comme un « tiers » avant d’être un lieu, même si, dans un second temps, le partage d’un lieu « tiers » aide à dialoguer, à se comprendre, à apprendre les uns des autres, à co-expérimenter, à co-créer (de la connaissance et des innovations), à co-décider les trajectoires de transition les plus adaptées au territoire.

En facilitant de nouveaux liens avec et entre les mondes sociaux du territoire, en encourageant et en développant la participation critique des personnes, les acteurs d’un tiers-lieu peuvent ainsi jouer un rôle clé pour que la gouvernance alimentaire territoriale s’élargisse à de nouveaux acteurs, peu ou pas impliqués jusque-là, et les entraîne collectivement dans la transition agroécologique et alimentaire. Si de nombreux tiers-lieux nourriciers agissent déjà en ce sens, un soutien plus important de l’action publique aiderait à renforcer ce rôle, en tant que mission d’intérêt général permettant de préparer ou de compléter le développement d’une gouvernance alimentaire plus institutionnelle.

Cet article est publié en Licence CC By SA afin d’en favoriser l’essaimage et la mise en discussion.