Si les tiers-lieux n’ont pas initialement vocation à être habités, certains d’entre eux commencent à intégrer l’hébergement comme une composante utile et nécessaire à leur existence. Qu’apportent ces pratiques d’habitation dans ces espaces hybrides ?
Historiquement, les tiers-lieux sont apparus dans la mouvance du socialisme utopique désireux de favoriser l’épanouissement et l’émancipation des individus selon des principes démocratiques et solidaires. À mi-chemin entre la maison et le travail, ces lieux sont conçus pour que chacun et chacune puisse y entrer avec la possibilité d’y créer son projet, au sein d’une communauté ouverte et porteuse d’une forte culture du collectif. « Leur capacité à créer du commun et à mixer les publics répond, d’une certaine manière, à l’assèchement des modes d’habiter », explique encore Nicola Delon (Agence Encore Heureux).
Pour lui, « l’intensité d’usage des tiers-lieux, liée à des activités professionnelles ou culturelles, vient donner du sens à la façon d’habiter dans des surfaces plus petites, sans mixité des bâtiments, avec la ghettoïsation croissante des classes populaires et la paupérisation des cœurs de villes, l’étalement urbain et les villas avec piscine, etc. »
Une solution pour l’hébergement social
Aussi l’intégration réussie d’hébergements et logements dans certains espaces tiers laisse-t-elle présager de perspectives prometteuses – en particulier pour le logement social. Parmi les exemples les plus cités en la matière se trouvent les Grands Voisins, un tiers-lieu qui a occupé les 3,4 hectares d’espaces inusités de l’ancien hôpital Saint-Vincent-de-Paul, dans le 14ᵉ arrondissement de Paris, entre 2013 et 2020. La collaboration de l’Assistance Publique – Hôpitaux de Paris (APHP), de l’association Aurore, de la coopérative d’urbanisme temporaire Plateau Urbain et de l’association de construction d’espaces partagés Yes We Camp, a permis à plus de 2 000 personnes de vivre ou travailler sur place, et à 1 000 personnes d’être hébergées d’urgence sur site. La coopérative Plateau Urbain s’est chargée de la formalisation d’un modèle économique permettant d’assurer les coûts de gestion du site, en mettant à disposition des surfaces pour des associations, petites entreprises, artisans, artistes, en échange d’une contribution aux charges. L’association Yes We Camp a réalisé des travaux d’aménagements et proposé une programmation culturelle qui a permis d’accueillir parisiens et riverains.
Aux espaces conçus pour héberger d’urgence des personnes sans domicile ou en errance (via Aurore) ou pour loger des travailleurs étrangers (via l’association Coallia, qui propose des solutions de logement, d’hébergement et d’accompagnement social aux personnes vulnérables) se sont ajoutés des espaces de colocation pour la trentaine de membres de l’équipe de Yes we camp. « Il était naturel pour nous d’habiter ce lieu du départ, pour des raisons de gestion et de régie du site tout d’abord, mais surtout pour créer de l’hospitalité », détaille en ce sens Nicolas Détrie, le directeur de Yes We Camp.
En favorisant la mixité sociale, en encourageant la création de communs par des espaces de socialisation et le développement de nouvelles formes d’engagement et d’insertion sociale et professionnelle, les Grands Voisins ont su proposer des réponses innovantes de lutte contre l’exclusion et l’isolement. « Ces lieux sont des espaces démonstrateurs d’alternatives politiques qui ancrent du renouveau. Y habiter gratuitement, ou pour un loyer dérisoire, permet de maximiser le temps d’implication disponible pour le projet », note Nicolas Détrie, pour qui la diversité des groupes sociaux présents sur place augmente la « juxtaposition de manières d’être là et les différentes raisons de créer des liens ». Via le soin apporté aux plus précaires, il s’agit aussi, plus fondamentalement, « d’accueillir la fragilité au cœur plutôt qu’à la marge », relève encore l’entrepreneur social, animé par l’envie de créer des œuvres communes qui contribuent à faire basculer les imaginaires d’un site pour que le quartier entier soit véritablement habité par la démarche.
De nouvelles façons d’habiter ?
Autres tiers-lieux ouvert à l’habitat cités par les spécialistes du sujet : les expérimentations proposées par exemple par Caracole en matière de colocations dans des lieux vacants pour créer du lien entre des résidents aux parcours de vie et aux cultures différentes caracol-colocation.fr, ou bien encore les projets menés par l’ABSL Communa créée en 2013 en Belgique autour de problématiques d’urbanisme transitoire, et qui propose aujourd’hui de l’hébergement aux personnes migrantes. « Dans ces occupations temporaires, on initie des solutions d’hébergement (on parle d’habitat collectif et d’insertion par le logement) et on permet l’émergence de projets d’intérêt collectif (qu’ils soient sociaux, culturel ou d’économie sociale) », relève le site internet du collectif, qui entend aussi utiliser les périodes transitoires comme levier pour « repenser les processus d’aménagement traditionnels, dépasser les espaces standardisés et économiser des ressources ».
La frontière entre tiers-lieux et habitats partagés devient alors poreuse : certains tiers-lieux s’ouvrent à l’habitat et certains projets d’habitat partagés s’inspirent des tiers-lieux pour enrichir leur approche. Par leurs hybridations, ces tiers-lieux habités permettent de repenser profondément nos manières d’habiter.
La fédération Habitat et Humanisme, qui regroupe 58 associations de lutte contre le mal logement en France, en Belgique et au Luxembourg, a ainsi ouvert plusieurs tiers-lieux solidaires dans le but de favoriser les rencontres et de créer de la mixité sociale près des logements gérés par la fédération. Dans le troisième arrondissement de Lyon, Habitat et Humanisme a ainsi réinvesti le Bistrot des amis, un ancien accueil de jour pour les passagers du train de nuit qui voulaient manger, partager un repas, un café, jouer ensemble, etc. « Quand le train de nuit a fermé, on a récupéré le bistrot, on l’a rénové et transformé en escale solidaire. Ici, les tables d’hôtes sont ouvertes à toutes et tous pour préparer un repas ensemble, faire le service, le tout pour un montant de deux euros par personne », raconte Solène Finet qui est chargée d’étudier les tiers-lieux ouverts par Habitat et Humanisme.
Lyon compte aujourd’hui six escales de ce type et Habitat et Humanisme a créé une quinzaine d’autres lieux de vie similaires Vous pourrez également trouver des informations sur le site des Escales Solidaires (www.habitat-humanisme.org/escales-solidaires) et du tiers-lieu Au fil de Soi (www.tierslieu-aufildesoi.org) à Lille (Au fil de soi, dans une école) ou dans l’Ain (L’Escale Solidaire de la Côtière), en Auvergne (Le Vernadel), dans l’Eure (Le Onze), à Rennes (le Relais Solidaire). « De la sorte, nous proposons des espaces et des activités où chacun et chacune peut venir sans étiquette : on fait le lien avec l’extérieur via un accueil dé-stigmatisant et dé-stigmatisé qui remobilise les habitants du quartier tout autant que les acteurs économiques et sociaux », explique Solène Finet.
Des solutions sur mesure, uniques et plus économiques
Dès lors, comment interpréter ce rapprochement entre des lieux de vie conçus dans une logique d’éco-lieux, d’éco-hameaux ou fermes collectives ; des logements passerelles destinés à des publics précaires ; des espaces prévus initialement pour partager un espace de travail, un bureau, un atelier, une salle d’activité, un fablab ou encore des jardins ou des terres agricoles ; des projets collaboratifs citoyens comme les cafés associatifs, les librairies ou les commerces coopératifs, etc. ? Est-ce une suite logique au développement de ces projets, amenée à se généraliser à l’ensemble des lieux portés par ce genre de dynamique d’hybridation ?
« Tout dépend », tempère Jérôme Flot, fondateur de Soletdev (une agence de conseil en immobilier et urbanisme solidaire qui accompagne des projets à fortes vocations sociale et écologique), « dans ces espaces protéiformes façonnés par leur collectif d’usagers, l’hybridation des fonctions est telle que chaque tiers-lieu est unique. Ses particularités ne dictent aucunement la présence d’habitat ». Aussi ce spécialiste de la maîtrise d’ouvrage a-t-il l’habitude, depuis la création de son entreprise en 2017, de travailler avec différents acteurs de l’urbanisme (promoteurs immobiliers, bailleurs sociaux, aménageurs, gestionnaires d’associations).
À ses yeux, la pandémie de Covid19 a accéléré une tendance qui existait auparavant : « les modèles de tiers-lieux qui intègrent de l’habitat sont plus résilients que les bâtiments mono-usage parce qu’on n’y laisse pas d’espaces coûteux quand surgit, par exemple, une pandémie. La mixité d’usages crée une porosité où on peut aller et venir. Qui plus est, les projets à forte composante solidaire permettent de dédramatiser la présence d’hébergement d’urgence », précise l’entrepreneur en donnant l’exemple de La Promesse de l’Aube, une solution d’hébergement en lisière du bois de Boulogne (Paris 16ème).
Jérôme Flot estime que les possibilités d’hybridations sont infinies et que les limites sont poussées tous les jours, mais il garde la tête froide : « si ce genre de projets se multiplie depuis le Covid, c’est aussi parce ce que ces lieux hybrides apportent des solutions de logement plus économes pour l’État comme pour l’ensemble des acteurs engagés sur ces projets et que les modèles de financement partagés sont plus sécurisants ». Aussi insiste-t-il sur la nécessité de considérer ce contexte de demande d’hébergement d’urgence sans précédent couplé à des pressions foncières et immobilières de plus en plus tendues dans les grandes métropoles Entre 2009 et 2017, en France, la population hébergée dans les places permanentes a augmenté de 60 %. La crise sanitaire de 2020 a accentué de manière aiguë les limites du système d’hébergement d’urgence, nécessitant la création de 40 000 places supplémentaires (session du Sénat, 2021). Malgré le lancement par le gouvernement du dispositif du Logement d’Abord, en 2007, l’hébergement d’urgence s’appuie beaucoup sur l’exploitation d’hôtels et de résidences hôtelières aux taux de remplissage trop faibles, qui se sont donc tournées vers l’accueil d’urgence pour rentabiliser leur modèle. ont, en effet, favorisé, ce qu’il dénonce une note de décryptage de Soletdev L’hébergement d’urgence : système solidaire devenu financier ?, Soletdev, mars 2022 : « pour certaines résidences hôtelières rassemblant des investisseurs (statut LMNP – Loueur Meublé Non Professionnel avec défiscalisation) et gérée par un gestionnaire, l’hébergement d’urgence peut devenir une manne financière reposant sur un schéma de suroccupation : environ trois personnes dans des T1, quatre dans des T2 et parfois jusqu’à huit dans des T3 ! À ces dépenses abusives dans lequel l’accompagnement social est proportionnellement sacrifié »5. Désireuse de proposer des solutions alternatives, Soletdev met en œuvre des logiques de coopération interacteurs et de solides méthodologies de diagnostic et de dialogue, selon le territoire d’implantation, le site et l’histoire que l’on veut raconte
Gare à certains aspects délicat
“Il est essentiel de bien prendre en compte les publics et leur envie d’aller sur d’autres usages : parfois certains d’entre eux doivent être mis à l’écart, telles les femmes victimes de violences, par exemple, qu’il ne faut mettre en espace trop ouvert. Il faut donc comprendre les futurs habitants, échanger avec elles et eux, et construire un modèle acceptable en termes d’usages » résume Jérôme Flot.
Autre limite à prendre en compte : « la réglementation liée à certains sites rend l’aménagement plus complexe, avec un recours à des compétences adaptées », estime Nicolas Détrie pour qui certains lieux comme les monastères ou les hôpitaux, qui sont déjà des espaces d’habitat, sont plus simples à optimiser dans ces logiques de tiers-lieux habités. Soulignons aussi, au passage, que les habitants des tiers-lieux habités sont encore, majoritairement, des publics en difficulté et en précarité. En ce sens, la rencontre entre les dynamiques de tiers-lieux et celles des écolieux n’existe pas encore.
Une chose est sûre, en attendant : tous les acteurs impliqués dans ces projets questionnent la rigidité des modes d’habitation actuels. « La question du logement est le frein principal à notre transition écologique et sociale : ça coûte cher à construire, ça se vend bien, on y gagne de l’argent, y a un mécanisme qui ne fait que renchérir le coût, si bien que les gens habitent dans des endroits qui leur coûtent cher, pour lesquels ils s’endettent et pour lesquels ils doivent avoir un emploi de longue durée… finalement, rien ne bouge ! », commente ainsi Nicolas Détrie, pour qui les solutions nomades et peu onéreuses permettent de rendre la société plus fluide et résiliente. Mais, comme le souligne Nicola Delon, « reste à savoir comment les acteurs traditionnels du logement peuvent regarder l’évolution des usages autrement que d’un point de vue marketing ! »
Cet article est publié en Licence CC By SA afin d’en favoriser l’essaimage et la mise en discussion.