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La mutualisation financière : un levier pertinent pour les tiers-lieux ?

Des outils de coopération et d’efficacité sur les territoires

29 juillet 2025

Face à la raréfaction des ressources publiques, les tiers-lieux auraient intérêt à réfléchir à de nouveaux modèles de financement. Les structures peuvent décider de se regrouper et de coopérer économiquement entre elles par la mise en place d’outils de mutualisation. Certaines optent pour un fonds de dotation mutualisé permettant de coopérer dans la recherche de financements. D’autres misent sur des fonds de trésorerie mutualisés pour se protéger face à d’éventuelles difficultés économiques. Bien qu’efficaces, ces outils peuvent apparaître comme particulièrement complexes à mettre en place puisqu’ils nécessitent la convergence de tiers-lieux ayant chacun leur mode de fonctionnement et leur(s) histoire(s). Entretiens réalisés avec Laura Aufrère, directrice de la foncière solidaire et culturelle “La Main” qui porte notamment le consortium Pot Kommon et Valérie Ancelin, porteuse d’un projet de fonds de dotation de tiers-lieux basés en Essonne et directrice du tiers-lieu l’Ébullition.

Les structures de l’économie sociale et solidaire (ESS) sont fragilisées par le contexte budgétaire actuel. Selon David Cluzeau, président de l’Union des employeurs de l’économie sociale et solidaire (Udes), les coupes liées au budget de l’État en 2025 menaçeraient 186 000 emplois. 

Si l’on s’intéresse uniquement au périmètre des associations, le tableau n’est guère plus réjouissant. Ces structures subissent une baisse continue des subventions, remplacées progressivement par de la commande publique ou des appels à projets. Une étude du Mouvement associatif https://lemouvementassociatif.org/la-sante-financiere-des-associations-un-constat-alarmant/, réalisée auprès de 5 557 dirigeants associatifs et publiée en avril 2025, montre une situation financière alarmante des structures associatives, notamment à cause de la diminution d’accès aux deniers publics. Un tiers des associations employeuses disposent d’une trésorerie inférieure à trois mois. Plus de la moitié signalent des problèmes de trésorerie et 69 % d’entre elles indiquent que le montant de leurs fonds propres en mars 2025 est fragile ou nul. Ce contexte touche les tiers-lieux puisqu’il faut rappeler qu’en 2023, 51 % sont des associations, 7 % sont des sociétés coopératives d’intérêt collectif (Scic) et 2 % des sociétés coopératives et participatives (Scop).

De plus, les structures gérant des tiers-lieux subissent désormais une menace latente d’une baisse drastique de leurs subventions spécifiques. Lors de sa première mouture, le budget de l’État en 2025 prévoyait une baisse de 80 % des crédits alloués aux tiers-lieux et à son écosystème. Grâce à une mobilisation du mouvement des tiers-lieux, la baisse a finalement été moindre. Malgré cette “victoire”, la menace plane désormais d’une non-continuité des financements publics dont les tiers-lieux bénéficient.

Acculés par ce contexte particulièrement instable, les tiers-lieux peuvent décider de s’organiser autrement, en coopérant économiquement, pour s’assurer une pérennité financière. Pratique encore marginale, la création de consortiums territoriaux donnant lieu à la mise en place de fonds mutualisés peut apparaître comme une solution à plusieurs égards. Par exemple, en élaborant un fonds de dotation mutualisé, les tiers-lieux peuvent joindre leurs forces pour aller chercher de manière efficace des financements privés auprès d’acteurs implantés sur leur territoire. Autre option : la création d’un fonds mutualisé de trésorerie représente un filet de sécurité puisqu’il permet de faire face à des besoins ponctuels ou structurels de trésorerie pour les structures regroupées.

Outre la présentation de divers projets de fonds mutualisés, cet article tentera d’exposer les bénéfices et les enjeux relatifs à cette mise en commun volontaire. Il se basera sur deux entretiens réalisés autour de deux projets : un fonds de dotation en construction regroupant plusieurs tiers-lieux du département de l’Essonne (91) et le projet Pot Kommon, un consortium de tiers-lieux culturels franciliens.

Nous ne parlerons pas de la mutualisation des moyens entre structures pour absorber les charges fixes et réaliser des économies d’échelle, bien que l’étude de cette pratique soit également pertinente.

La mutualisation dans l’ADN de l’économie sociale et solidaire

Tout d’abord, il faut préciser qu’étant donné l’appartenance d’une majorité des tiers-lieux à l’économie sociale et solidaire, ils ont dans leur ADN cette logique de coopération.

L’économie sociale et solidaire trouve sa source au XIXe siècle, à l’époque pour répondre aux difficultés de la vie qu’éprouvent les travailleurs. Face à la naissance d’un capitalisme industriel, les artisans, puis les ouvriers, développent des mécanismes de solidarité : naissent alors les coopératives (de producteurs, de consommateurs, etc) et les mutuelles (pour s’assurer face aux risques). Elles sont basées respectivement sur les principes de coopération et de mutualisation. La mutualisation est, selon le média Alternatives économiques https://www.alternatives-economiques.fr/dictionnaire/definition/97549#:~:text=Fait%20de%20partager%20un%20risque,%C3%A9tait%20support%C3%A9e%20par%20un%20seul., le fait de partager un risque, un investissement, un service à plusieurs, de manière à pouvoir en supporter la charge plus facilement que si elle était supportée par un seul.

L’économie sociale et solidaire apparaît alors comme une manière de faire ensemble, de joindre ses forces, plutôt que d’évoluer de manière concurrentielle. « Ces initiatives s’inscrivent dans des logiques communautaires, où les personnes d’un groupe s’associent et cherchent collectivement à répondre à leurs besoins » , peut-on lire sur le site du Mouvement pour l’économie solidaire https://www.le-mes.org/Rappel-historique-de-la-construction-de-l-economie-sociale-et-solidaire-en.html#:~:text=Ces%20initiatives%20s’inscrivent%20dans,%C2%AB%20d’%20associationnisme%20ouvrier%20%C2%BB.. Près de deux siècles plus tard, l’économie sociale et solidaire a conservé ses fondements. Il est donc peu surprenant que les tiers-lieux, notamment ceux relevant de l’économie sociale et solidaire, se tournent vers des projets de mise en commun.

C’est d’ailleurs l’avis de Laura Aufrère, directrice d’une foncière solidaire et culturelle nommée La Main qui porte notamment le consortium Pot Kommon qui regroupe quatre tiers-lieux culturels : « Nous appartenons à l’économie sociale et solidaire, où une logique d’autolimitation s’applique. Notre objectif n’est pas de répliquer nos lieux, mais davantage de coopérer avec d’autres acteurs et ainsi de permettre le développement commun sans logique lucrative. Notre logique s’oppose à celle de la concurrence. Si nous ne pratiquons pas le « faire ensemble », cela n’a plus aucun intérêt politiquement ».

Le consortium Pot Kommon regroupe quatre lieux implantés en Seine-Saint-Denis : le 6B, les Poussières, la Villa mais d’ici et Mains d’œuvres. Ce regroupement propose des formations professionnelles à destination du secteur culturel et artistique mais aussi des acteurs du champ social et de l’ESS. À côté, il mène un projet de mutualisation financière nommé Green Kommon. En cours de création, il s’agit d’un fonds de dotation pour installer des panneaux photovoltaïques sur les bâtiments des tiers-lieux culturels. L’énergie sera consommée par le tiers-lieu ou vendue à des entreprises locales lorsque la production sera supérieure aux besoins.

Par ailleurs, La Main a lancé le Fonds de protection des lieux culturels. Ce fonds de dotation permet d’aller chercher des financements privés pour réaliser des travaux sur le foncier des tiers-lieux culturels du territoire. L’objectif est de procéder à des évolutions architecturales du bâti ou à des rénovations ayant un objectif écologique. Bien qu’autonome, ce fonds est un outil commun destiné aux tiers-lieux culturels du territoire et notamment à ceux du consortium Pot Kommon.

Les avantages à la mise en place d’un fonds de dotation commun

C’est également ce qu’ont décidé de faire huit tiers-lieux de l’Essonne pour pouvoir financer divers volets de leurs activités. Ils ont répondu à l’appel à manifestation d’intérêt de l’ANCT  Fabrique du territoire qui proposait la création d’un tel outil : « L’idée est de mutualiser nos forces pour aller convaincre les petites et moyennes entreprises de soutenir des acteurs du territoire faisant partie de l’économie sociale et solidaire », explique Valérie Ancelin, porteuse du projet et directrice de l’Ébullition, tiers-lieu basé à Palaiseau (91). « Dans un premier temps, la redistribution privilégiera  les structures existantes pour pérenniser leurs modèles tout en redistribuant une partie de la collecte à de nouveaux projets et acteurs émergents  ». Petite particularité : le donateur pourra décider, s’il le souhaite, de flécher une partie de son don au tiers-lieu de son choix parmi les huit ou de la distribuer de façon égalitaire. Il s’agit d’une façon de motiver les structures du consortium et ainsi de les inciter à la collecte. La première redistribution aux tiers-lieux est prévue pour 2026. 

Ce type de mutualisation répondrait à un enjeu d’efficacité : « Lors d’appels à projets, nous sommes mis en concurrence entre tiers-lieux. De plus, nous avons tendance à démarcher les mêmes financeurs présents sur nos territoires. Avec ce fonds, nous pourrons dire à nos potentiels donateurs que nous défendons le développement de l’ESS plutôt que de venir frapper à la porte les uns après les autres pour financer nos propres tiers-lieux », justifie Valérie Ancelin. 

Même avis du côté de Laura Aufrère : « C’est un énorme travail d’aller chercher des mécènes pour obtenir des financements. C’est donc pertinent de mutualiser ce travail, de ne pas le faire seul. De plus, il y a un enjeu à ne pas se retrouver en concurrence en allant tous voir le même financeur ».

Au-delà des tiers-lieux, cette idée de coopération dans la recherche de financements est testée par d’autres acteurs de l’économie sociale et solidaire. Créée en 2024 par des citoyens et des acteurs de l’ESS, l’Opération milliard https://operation-milliard.org/ est un mouvement qui vise à réunir un milliard d’euros « pour financer les organisations qui sont porteuses sur tous les territoires d’innovations sociales, démocratiques et écologiques et leur permettre d’étendre leurs actions ». L’objectif est ici de chercher des financements pour un mouvement global plutôt que pour une organisation en particulier. Des lieux référents sont d’ailleurs mobilisés pour représenter la dynamique sur leur territoire.

Autre façon de mutualiser pour les tiers-lieux : la mise en place d’un fonds d’aide financière. Des réseaux de tiers-lieux ont déjà mis en place ce type d’outil, comme par exemple le Réseau des cafés culturel et cantines associatifs https://resocafecantineasso.fr/. En 2006, il a lancé le fonds de solidarité AURA pour réaliser des prêts sans intérêts de trésorerie ou d’investissement. Ce fonds est financé par les cotisations de chaque association (0,5% du chiffre d’affaires). Pour y avoir droit, il est nécessaire d’avoir cotisé pendant deux années. Au-delà du paysage des tiers-lieux, certains réseaux d’associations culturelles ont mis en place ce type de dispositif.

Certaines initiatives mutualisées partent aussi d’acteurs d’un territoire plus restreint comme avec le fonds Altitudes Coopérantes, créé en 2022. Il permet, grâce à des prêts à taux zéro, de soutenir temporairement des associations rencontrant des difficultés conjoncturelles sur le territoire des Hautes-Alpes et de l’Ubaye. Pour l’instant, 19 structures ont réalisé des apports pour un montant total de 37 000 euros. Cette approche territoriale semble pertinente pour les tiers-lieux qui ont à cœur de créer des coopérations de proximité, tout en gardant la main sur leurs outils. 

Le Réseau des indépendants de la musique, qui rassemble les acteurs de l’écosystème de la musique actuelle en Nouvelle-Aquitaine, a lui aussi lancé un fonds de trésorerie solidaire ouvert aux associations adhérentes. Il s’agit de prêts à taux zéro pouvant s’élever à 10 000 euros. Le réseau explique que ce fonds est dédié à des structures “rencontrant des besoins de trésorerie ponctuels pour lesquels les solutions court terme « classiques » des partenaires bancaires se révèlent insuffisantes, inadaptées ou inaccessibles.”

Un développement limité

Bien que pertinents, de tels outils peuvent être complexes à mettre en place. « Nous nous connaissons entre tiers-lieux, mais nous avons des modes de fonctionnement différents », juge Valérie Ancelin. « Pour ce type de projet, c’est davantage huit personnalités que huit structures. Si une personne en responsabilité part et laisse sa place à une autre, qui a une vision différente, peut-être que son implication dans le projet ne sera pas la même ». Laura Aufrère estime de son côté que « l’on peut avancer plus lentement à plusieurs car les habitudes de travail sont différentes ». Elle considère qu’il faut faire attention à ce que la gouvernance ne rejoue pas des relations de pouvoir et à ce que la gestion du projet ne requiert pas un travail bénévole exorbitant. Ainsi, il est essentiel de mettre en place des règles dès le départ. En Essonne, une convention a ainsi été rédigée définissant les grandes lignes du partenariat. Des complications peuvent également être entraînées dans la coopération par des différences de maturité sur le sujet ou encore de besoin d’accès à la ressource financière agglomérée. Ces différences peuvent entraîner des divergences de vision du projet et des relations tendues entre structures.

Autre limite à ces outils : les tiers-lieux porteurs de ces dynamiques mutualisées peuvent se retrouver dans une situation financière difficile (objet même de leur implication de départ dans ces projets de mutualisation). Dès lors, il peut leur être complexe de libérer du temps et des moyens pour continuer leur engagement et faire vivre ces outils.

Bien que réelles, ces difficultés éprouvées ne doivent pas occulter la pertinence de tels outils pour penser le futur des tiers-lieux. Face à l’amoncellement des défis et des crises, notamment liés au changement climatique, la mutualisation pourrait être un concept clé à l’avenir pour penser les actions et l’organisation de la société. Dans un article publié le 30 juin sur le site du média Carenews https://www.carenews.com/news/inventons-de-nouvelles-formes-de-mutualisation, le directeur de l’engagement à la Macif et coordinateur de l’ouvrage Pour de futures mutualisations (éd. Le Bord de l’Eau, 2025), Alban Gonord explique que face à ces grands défis, « Il y a deux choix possibles. Le choix du capitalisme avec ses dérives segmentantes et outrancières, et le risque d’exclure certaines populations, certains territoires et au final de fragmenter la société. Ou le choix de la mutualisation et de la coopération, qui permettront à la planète de rester habitable dans le temps et l’espace, en soutenant les plus fragiles et en protégeant les libertés fondamentales. C’est un choix d’humanité à venir qui se pose aujourd’hui ». Et si ces outils de mutualisation entre tiers-lieux étaient, à leur échelle, des laboratoires pour traduire concrètement ce paradigme mutualiste en actes ?

Cet article est publié en Licence Ouverte 2.0 afin d’en favoriser l’essaimage et la mise en discussion.