Si 31% des tiers-lieux se disent culturels, aucune politique publique spécifique n’existe sur cette question. Le ministère de la Culture porte néanmoins de multiples dispositifs de soutien, dans lesquels peuvent s’inscrire les tiers lieux. Alors que les tiers-lieux endossent souvent un rôle structurant au cœur des territoires, comment penser et co construire une telle politique publique ? Intervenants : Céline Astrié (Autrice et metteuse en scène), Jules Desgoutte (Artfactories/Autresparts), Léa Giraud (Le Tracteur), Elise Herrmann (Ministère de la Culture), Françoise Maine (Les Ateliers Jean Moulin), Animation : Léa Giraud (Tiers-lieu Le Tracteur)
En introduction, Léa Giraud, salariée et associée du tiers-lieu culturel rural le Tracteur, situé en Haute-Garonne, et modératrice de l’échange, rappelle que des dynamiques participatives citoyennes d’expression culturelle ont toujours émergé en parallèle des équipements culturels et labels. Elle souligne aussi que les tiers-lieux sont des espaces hybrides prônant le décloisonnement, la transdisciplinarité et, à ce titre, n’entrent pas dans « les cases » traditionnellement conçues par les politiques publiques à destination des acteurs culturels. Enfin, celle qui est aussi représentante du Groupe de Travail « Culture » au sein du réseau régional des tiers-lieux occitans, la Rosêe, pointe un risque d’uniformisation si l’on s’en tient à un cahier des charges unique au niveau national. Ces caractéristiques semblent freiner un soutien de l’État aux missions et orientations culturelles des tiers-lieux.
Conséquence, selon Léa Giraud, l’inscription des tiers-lieux dans un modèle économique marchand, de lucrativité, à rebours de l’ambition des tiers-lieux de porter d’autres modèles de société et des modèles économiques alternatifs. D’où la question fil rouge de ce débat : comment penser ensemble et co-construire une politique publique culturelle à destination des tiers-lieux prenant en compte l’ensemble de ces spécificités ?
Une culture située
Au fil des premiers échanges se dessine une définition de ce qu’est « faire culture » en tiers-lieu, l’inscrivant de plusieurs manières dans son territoire d’expression. Ainsi, pour Élise Herrmann, cheffe du département des Territoires à la Délégation générale à la transmission, aux territoires et à la démocratie culturelle du ministère de la Culture, « ce qui fait culture en tiers-lieux, c’est une vision élargie et transdisciplinaire de la culture, connectée aux enjeux d’éducation, de transition écologique, qui traversent tous les secteurs ». Le ministère de la Culture s’inscrit ainsi dans la continuité de son soutien aux « friches artistiques » ou « des bibliothèques comme troisième lieu », actant toutefois la sortie d’une approche sectorielle, « en silo » d’alors pour adopter « une volonté d’avoir une approche plus transversale de la thématique de tiers-lieu, par exemple via l’éducation artistique et culturelle, l’enseignement supérieur ou la participation aux pratiques culturelles à tous les âges de la vie. » Une conception que rejoint l’autrice et metteuse en scène Céline Astrié, également administratrice du tiers-lieu Le Pré Vert, dans le Tarn, et « élue rurale de proximité ». Celle-ci oppose son expérience de « l’étroitesse » et de la « mise en silo » au sein du champ habituel de la Culture, à la liberté de « proposer des projets complètement hors cadre » permise par ces « lieux intermédiaires ». « Faire culture en tiers-lieu, c’est retrouver cette liberté, cette transdisciplinarité, de travailler avec les habitants et avec une multiplicité de partenaires », conférant au fait culturel un lien très fort au territoire et à ses « problématiques ». Faire culture en tiers-lieu implique alors de connaître et comprendre le territoire, afin de prendre soin du lien de confiance avec les habitants, pour mieux y inscrire ses pratiques.
Françoise Maine, coordinatrice du site Les Ateliers Jean Moulin, situé à Plouhinec dans le Finistère, abonde et relève que la définition du tiers-lieu comprend en elle-même le fait culturel. « Faire tiers-lieux, c’est faire culture, pour nous c’est indissociable : il ne peut y avoir de tiers-lieu sans une dimension culturelle ». Pour elle, le tiers-lieu doit s’inscrire mais aussi se mettre au service de la culture de son territoire. Ainsi, Les Ateliers Jean Moulin travaillent sur « la collecte et la construction de la mémoire vivante » de la criée locale, promise à la fermeture en 2025 ; s’inscrivent dans « l’ancrage celtique » de la Bretagne qui « appelle d’emblée à un dialogue interculturel » ; et « luttent contre la gentrification » pour ne pas « créer une bulle et ne s’adresser qu’à une typologie d’habitants. »
En contrepoint, Jules Desgoutte, co-coordinateur de la plateforme de réflexion et du centre de ressource Artfactories/autres parts, adopte une perspective historique pour rappeler que les pratiques culturelles ont souvent été liées aux questions d’occupation d’espace à des fins artistiques et culturelles (friches ou squats artistiques, occupations éphémères, etc.). Pour lui dès lors, « poser la question de ce que faire culture dans nos tiers-lieux réintroduit un sujet qui est au cœur et historiquement central dans les pratiques ». La question posée conduit à interroger à l’inverse ce que la dynamique « tiers-lieu » a produit sur les pratiques culturelles, et sur les espaces où elles s’inscrivent. Jules Desgoutte pointe notamment des « connotations nouvelles » autour de la notion d’entrepreneuriat – « innovation sociale, innovation technologique, développement économique, entrepreneuriat social, entrepreneuriat créatif » – n’appartenant pas au lexique culturel historique.
Cette perspective territoriale de la culture en tiers-lieu conduit Élise Herrmann à rappeler plusieurs actions menées par le ministère de la Culture sur ces questions. Ainsi d’indiquer, outre la grande concertation « Le printemps de la ruralité » qui eut lieu au printemps 2024, qu’une étude est actuellement menée par la Bibliothèque publique d’information (Bpi) sur la « revisite » de la notion de bibliothèque, et « de la manière dont elle pourrait prendre en compte d’autres dimensions ». Élise Herrmann souligne aussi le soutien de la Direction générale de la création artistique (DGCA) à « plus d’une centaine » d’Ateliers de fabrique artistique (AFA), « qui ne se revendiquent pas tous comme des tiers-lieux, mais qui partagent un certain nombre de caractéristiques, comme occuper des espaces originellement non dédiés à la culture, dirigés la plupart du temps par des artistes et qui, par une politique de résidence d’accueil, veulent se connecter au territoire et aux habitants ». Elle cite également les expérimentations du Centre des Monuments Nationaux qui « travaillent à implanter des tiers-lieux dans des monuments patrimoniaux ».
Une économie mixte, un soutien diffus
Les différents dispositifs conduits par le ministère de la Culture couvriraient en eux-mêmes et de façon transverse, selon Élise Herrmann, les différentes acceptions du fait culturel en tiers-lieu. « S’il n’y a peut-être pas de politique publique étiquetée tiers-lieu, c’est une thématique qui traverse l’ensemble des dispositifs et des politiques que l’on porte ». Cela lui donne l’occasion de lister d’autres dispositifs qui soutiennent l’activité des tiers lieux.
C’est le cas notamment de l’appel à projet « Quartiers culturels et créatifs », lancé dans le cadre de France 2030, exclusivement destiné aux tiers-lieux et qui a permis d’en soutenir plus de 30 dans leur dimension entrepreneuriale, de même que l’appel à projet « Soutien aux dispositifs d’accompagnement pour la culture » non étiqueté tiers-lieux mais qui peut leur bénéficier dans leur rôle d’accompagnateurs d’entrepreneurs culturels. Élise Herrmann cite aussi les Micro Folies, dont « une quarantaine sont implantées dans des tiers-lieux » ; le pass Culture, qui « recense plus de 200 tiers-lieux grâce à un partenariat entre France Tiers-lieux et le pass Culture » ; le soutien à des structures nationales pour outiller les tiers-lieux – « La Main a édité un guide du foncier culturel que je recommande et qu’on a soutenu » – ; ainsi qu’à des structures historiques comme l’Observatoire des Politiques Culturelles « qui réalise de la documentation sur les tiers-lieux et propose des formations à destination des collectivités territoriales, des élus ou d’autres partenaires ».
Enfin, Élise Herrmann évoque le rôle du réseau déconcentré du ministère – « les DRAC, Direction régionale, et les DAC, Direction d’Action culturelle en Outremer » – pour rappeler leurs actions via notamment deux canaux : 1. des partenariats avec les réseaux régionaux des tiers-lieux (la région Bourgogne-Franche-Comté et la région Grand-Est sont pris en exemple) ; 2. un axe d’action financier via le Fonds d’innovation territoriale (FIT), créé en 2022, et doté de 5 millions d’euros. Celui-ci a vocation à « soutenir des projets innovants sur le territoire et a permis de soutenir plus de 80 tiers-lieux en 2023 comme en 2024 ». Et de préciser que ce fonds repose non seulement « sur les réseaux déconcentrés et leur connaissance des territoires » et aussi des critères « assez souples » : « visant notamment lors d’une vague dédiée un soutien spécifique pour les tiers-lieux, associant une collectivité territoriale, s’assurant de la participation des habitants et de la contribution d’une manière ou d’une autre aux transitions ». Pour Élise Herrmann, « la palette de ce fonds transdisciplinaire est large et permet aux directions régionales de fixer des priorités territoriales, de recenser les projets qui peuvent émerger, tout en s’adaptant sur mesure aux réalités des territoires. » Céline Astrié, témoigne, elle, de son « isolement » pour porter « des projets [de tiers-lieux] comme les nôtres qui sont très particuliers », alors que sa compagnie de théâtre se voit soutenue par l’Agence nationale de la cohésion des territoires (ANCT) et les collectivités territoriales qui financent un projet de territoire dans des Quartiers Prioritaires de la politique de la Ville.
Après une installation « 100% bénévoles, 100% investissements en propre, avec une programmation culturelle faite simplement de concerts », le tiers-lieu Le Pré Vert a donc tourné une partie de ses espaces vers l’économie marchande – « des chambres, du logement d’activités de bureaux, beaucoup d’associations, notamment du spectacle vivant, des architectes, des ingénieurs, des événements … » – ce qui a permis l’embauche d’un troisième salarié à la rentrée 2024.
Alors que Jules Desgoutte, co-coordina teur d’Artfactories/Autresparts, rappelle son expérience d’autogestion réussie, à Lyon, de la Friche RVI pendant 10 ans sans céder à la logique commerciale, pour Françoise Maine, coordinatrice des Ateliers Jean Moulin, à Plouhinec, c’est l’intégration d’activités marchandes, dans le cadre d’une économie mixte, qui permettent de maintenir un équilibre. Celui-ci héberge 24 structures artisanales (artisanat d’art, créateurs, épiceries solidaires, friperies solidaires) installées durablement, 90 lits pour des hébergements solidaires, et un concept de « résidence à géométrie variable » :
« Au moment où je vous parle, les gendarmes sont en train de réparer leur pirogue de 12 mètres de long à la manu facture, les productions de Costa Gavras sont installées sur 800 m2 pour construire les décors de leur dernier long métrage, et l’on accueille un labo de biologie marine éphémère du Cantal ».
Au fil des exemples détaillant l’action culturelle des tiers-lieux et ses effets sur leur territoire, se pose la question de la place particulière qu’ont ces lieux dans la vie de la cité, au-delà des cadres des politiques culturelles publiques dites “classiques”.
Politique culturelle et culture de la coopération
Alors, à l’aune de cet échange entre missions politiques des tiers-lieux et soutien ciblé de l’État, Léa Giraud, du tiers-lieu culturel rural le Tracteur, interroge : « Peut-on inventer de nouvelles manières de faire une politique publique culturelle ensemble ? Quels sont les endroits de co-construction et d’expérimentation à l’œuvre dans les lieux qui peuvent inspirer les politiques publiques ? » Au fond, ce qui se passe d’ores-et-déjà en tiers-lieu peut-il aboutir à de nouvelles formes de coopération entre les lieux et les pouvoirs publics ?
C’est Françoise Maine qui répond, en détaillant les actions culturelles du site Les Ateliers Jean Moulin, et notamment leur volet politique, ainsi que leurs effets sur le territoire de la pointe du Raz. « À notre arrivée on s’est aperçu qu’il n’y avait pas de portage de la compétence culture à la communauté de communes. Nous les avons aidés à endosser cette compétence, et depuis, il y a un vice-président à la culture. On catalyse des énergies. Travailler avec des collectivités, quel que soit le niveau, ce n’est pas juste demander un dossier de subvention. Pour nous, l’aide à la structuration, de proximité, en profondeur, sur le long terme, c’est essentiel.»
Durant la crise sanitaire, lorsque les lieux culturels étaient encore fermés, Les Ateliers Jean Moulin ont mis en place un service de portage culturel pour amener les livres de la médiathèque aux personnes qui le souhaitaient « sur 8 km de côte ». Un service qui perdure aujourd’hui via des vélos cargos électriques. « C’est un élément auquel on n’avait absolument pas pensé, mais comme bon nombre des lieux ici, notre force, c’est de répondre aux besoins du territoire. Si l’on ne fait pas cela, on est à côté de la plaque ». Enfin, le lieu a lancé la démarche « Rencontre de voisins » où chacun est invité à apporter des photos « prises hier, avant-hier, ou il y a 50 ans » pour « documenter notre mémoire collective », et d’archiver récits et anecdotes sous la forme de podcasts, via une radio locale. Cette initiative a interrogé la pertinence de construire un éco-musée sur la culture du Cap-Sizun. Un projet qui devrait ouvrir d’ici deux ans au sein des Ateliers Jean Moulin et financé par la communauté de commune et la Région, via le dispositif « Création en territoire ». Alors qu’en fin de rencontre s’affirme le rôle structurant de la culture en tiers-lieux pour leurs territoires d’inscription, une prise de parole dans le public vient renforcer le besoin de concertation entre le ministère de la Culture, via les DRAC, et les acteurs opérant sur le terrain. Et d’argumenter : « le ministère de la Culture a décentralisé son action, c’était attendu et souhaité, mais on constate que ces espaces de concertation déconcentrés n’existent pas ou n’opèrent pas. C’est problématique si les conseillers DRAC n’ont pas un échange effectif pour déterminer comment se traduit la mise en œuvre de la politique publique en territoire. Dans une phase de resserrement budgétaire, on risque de prioriser des projets déjà instruits et confortés plutôt qu’être dans une concertation et prendre en compte des formes de renouvellement. »
Élise Herrmann indique qu’il y a précisément derrière l’entrée du ministère de la Culture au sein du GIP France Tiers-lieux, « l’idée d’une meilleure interconnaissance, et d’une intensification des relations entre nos réseaux déconcentrés et les réseaux tels qu’ils existent, notamment les réseaux régionaux » et rappelle le rôle incontournable des collectivités locales. Répondant à une dernière intervention, elle reconnaît aussi l’enjeu de l’évaluation de l’impact des tiers-lieux et d’abord d’identification de la diversité du paysage des tiers-lieux, pour lequel le travail conduit par l’Observatoire de France Tiers Lieux est un outil « très précieux. »

Cet article est publié en Licence Ouverte 2.0 afin d’en favoriser l’essaimage et la mise en discussion.