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Quelles politiques publiques en faveur des tiers-lieux ?

De l’expérimentation à la diffusion : vers un management public coopératif ?

11 décembre 2023

Face aux transitions, la politique d’expérimentation des tiers-lieux doit se transformer en une politique de diffusion pour faire émerger une nouvelle économie de proximité.

Les tiers-lieux connaissent un développement soutenu. 1 800 en 2018, 2 500 en 2021, ils sont maintenant 3 500 et pourraient être 5 000 dans deux ans. Ils ont quadruplé leurs effectifs salariés depuis 2021 pour atteindre 24 727 emplois directs et 882 M€ de chiffre d’affaires. S’ils sont à l’origine nés dans les métropoles, ils sont aujourd’hui 62% à leur être extérieurs tandis que nous en comptons même un tiers en ruralité. Près des deux tiers appartiennent à l’économie sociale et solidaire (ESS), majoritairement sous forme associative (51%) bien que l’on y trouve également des coopératives. France Tiers Lieux, « Panorama des Tiers Lieux 2023 », 2023. Disponible à l’adresse : https://observatoire.francetierslieux.fr/

Loin d’être réductibles à l’image du coworking, les tiers-lieux proposent des espaces du Faire (Fablab, Makerspace, Hackerspace). Il existe aussi des tiers-lieux culturels, des ateliers artisanaux partagés, des Living Labs, des tiers-lieux nourriciers ou des cuisines partagées. Ils ont « en commun de mutualiser des espaces et des compétences, hybrider des activités et réunir un collectif citoyen engagé, favorisant la coopération pour répondre aux enjeux de leur territoire » Disponible à l’adresse : https://francetierslieux.fr/quest-ce-quun-tiers-lieu/ . Considérés il y a peu comme un signal faible des mutations de nos sociétés, notamment de notre rapport au travail et de la transition numérique, ils peuvent désormais se présenter comme « une nouvelle économie qui apporte des réponses très concrètes en lien direct avec les objectifs écologiques que se fixe le gouvernement » Éléna Roney, « Tiers-lieux : l’économie se réinvente mais il va falloir l’aider », Libération, 4 septembre 2023., selon Patrick Levy-Waitz, président de France Tiers-Lieux.

L’émergence d’une politique des tiers-lieux

Cet essor des tiers-lieux s’est notamment appuyé sur leur mise en politiques publiques. La double conjoncture de la crise des Gilets Jaunes puis de la pandémie de Covid-19, a contribué à les mettre à l’agenda tout en révélant la nécessité d’un tournant local des activités économiques. Lancé en juin 2020, le programme « Nouveau lieux, nouveaux liens » porté par l’Agence nationale de cohésion des territoires (ANCT) repose principalement sur deux dispositifs : les « Fabriques de territoire » et les « Manufactures de proximité ».  

Le premier dispositif a soutenu 300 tiers-lieux entre 2020 et 2022 dans les quartiers prioritaires de la politique de la ville (QPV) et les territoires ruraux à hauteur de 50 000€ par an pendant trois ans. Les tiers-lieux labellisés ont vocation à être des lieux ressources sur les territoires pour accompagner l’émergence de nouveaux tiers-lieux et à développer les coopérations territoriales. 

Le second a bénéficié à 100 lauréats, qui ont pu disposer d’une subvention moyenne de 250 000€ et d’un programme d’ingénierie (phases d’incubation et d’accompagnement). Ce sont des espaces de production et de travail mutualisés à destination de communautés de professionnels (TPE, artisans, etc.) de différentes filières (agro-alimentaire, métiers d’art, bois, métal, fabrication numérique, éco-construction, industries culturelles, textile, réemploi, mobilités durables, transition écologique, céramique, châtaigne, chaussure).

New Public Management ou Management public coopératif ?

Alors que Dominique Faure, ministre déléguée chargée des Collectivités locales et de la Ruralité, vient d’annoncer, le 10 novembre 2023, l’identité des 82 nouvelles « Fabriques de territoires » Gouvernement, « Soutien du Gouvernement aux tiers-lieux : 82 nouvelles fabriques de territoires dans toute la France. Disponible à l’adresse : https://agence-cohesion-territoires.gouv.fr/soutien-du-gouvernement-aux-tiers-lieux-82-nouvelles-fabriques-de-territoires-dans-toute-la-france , il devient nécessaire d’interroger les objectifs et les instruments des politiques publiques dédiées aux tiers-lieux. 

Certains traits de la politique tiers-lieux semblent relever des logiques du New Public Management (NPM). Ce dernier tente d’appliquer les logiques et les méthodes de la gestion privée à la sphère publique. Il est à l’origine d’une « destruction créatrice de l’action publique », c’est-à-dire d’un « processus de disparition et de création au fil du temps de formes d’intervention des autorités publiques qui peuvent susciter une modification profonde de la nature profonde de l’action publique ». Philippe Bance, « Public-social and solidarity economy partnerships (PSSEPs) and collective action paradigm », in Philippe Bance (dir.), Providing Public Goods and Commons. Towards Coproduction and New Forms of Governance for a Revival of Public Action, CIRIEC Studies Series, n°1, p.301-312. Disponible à l’adresse : https://www.ciriec.uliege.be/publications/ouvrages/providing-public-goods-and-commons/  La politique des tiers-lieux se caractérise par exemple par le recours à l’« agencification » (ANCT) et à des mécanismes inspirés du marché (appels à projets). Cela correspond à une managérialisation de l’action publique, qui s’avère ambivalente. Si d’un côté elle permet de soutenir des dynamiques ascendante (dites « bottom-up »), de l’autre, elle reste marquée par une certaine précarité ainsi que le risque de normalisation. 

Le gouvernement affiche ainsi un « soutien continu au déploiement des tiers-lieux », pourtant le mode d’action principal de l’État reste l’appel à projets ou l’appel à manifestation d’intérêt. Non seulement de tels financements sont vulnérables aux politiques de « stop and go », comme en atteste l’exemple des Pôles territoriaux de coopération économique (PTCE) arrêtés en 2015 avant d’être relancés en 2020, mais en plus ils se concentrent souvent sur l’amorçage de projets, restant ainsi ponctuels et ne se pérennisant pas dans les modèles économiques des structures, ce qui pourrait fragiliser le développement à long terme des tiers-lieux. Par ailleurs, la dernière vague de « Fabriques de territoire » met l’accent sur les projets « mutualisant les fonctions habituelles des tiers-lieux et celles de lieux de services de proximité sous le format de tiers-lieux mixtes et multi-services afin de répondre à des besoins immédiats de la population ». Cette orientation comporte un risque d’instrumentalisation des tiers-lieux pour pallier le retrait de services publics de proximité. Dans cette logique, les cahiers des charges conduiraient à une banalisation des tiers-lieux au détriment de la créativité qui leur est pourtant consubstantielle. 

Pourtant, sous d’autres aspects, il apparaît que les politiques tiers-lieux tentent d’envisager autrement la relation entre administration et société civile. 

Depuis une vingtaine d’année, les travaux anglo-saxons voient émerger de nouveaux paradigmes post-NPM. Patrick Dunleavy, Helen Margetts, Simon Bastow et Jane Tinkler, « New Public Management is Dead – Long Live Digital – Era Governance », Journal of Public Administration research and theory, n°16(3), p.467-494. Parmi ceux-ci, on retrouve particulièrement le « management public collaboratif » – auquel nous préférons la notion de « coopératif » – qui contribue à redéfinir les rapports entre les acteurs publics et la société civile organisée. La gouvernance coopérative y recouvre « les processus et les structures de prise de décision de gestion des politiques publiques qui engagent les acteurs de manière constructive au-delà des frontières des organismes publics, des niveaux de gouvernement et/ou des sphères publiques, privées et civiques afin de réaliser un objectif public qui ne pourrait être atteint autrement ». Kirk Emerson, Tina Nabatchi et Stephen Balogh, « An Integrative Framework for Collaborative Governance », Journal of Public Administration Research and Theory, Vol.22, Issue 1, 2012, p.1-29. Dans cette approche, la recherche du bien commun passe par des processus délibératifs permettant de créer un référentiel d’action collective, de renforcer la confiance et de construire une capacité d’action conjointe. 

Les politiques de soutien aux tiers-lieux sont traversées par cette double dynamique : elles se trouvent sur une ligne de crête entre mise en œuvre des préceptes du New Public Management et expérimentation de formes de management public coopératif. 

L’AMI Fabriques de Territoires a ainsi été un des premiers AMI de l’État ouvert en permanence pendant trois ans, avec des vagues de sélection et la possibilité de re-candidater, dans une logique de perfectionnement. Des représentants de l’écosystème tiers-lieux ont été consultés pour établir les critères de sélection des dispositifs de l’État, et des acteurs ont été associés aux jurys de sélection pour partager leur expertise terrain. Par ailleurs, l’État a accompagné la structuration de l’écosystème à travers le soutien à l’Association Nationale des Tiers-Lieux ainsi que l’appui au développement des réseaux régionaux. 

Le symbole le plus flagrant de cette volonté d’instaurer une co-construction entre acteurs publics et société civile organisée, est sans doute la création de France Tiers-Lieux, un Groupement d’Intérêt Public réunissant l’État (4 ministères et l’ANCT) et l’Association Nationale des Tiers-Lieux. Une structure pensée comme un « outil au service de la co-construction des politiques publiques et du développement des coopérations entre institutions publiques et écosystème des tiers-lieux pour, ensemble, imaginer et mettre en œuvre de nouvelles façons de mener l’action publique ».

Ces nouvelles manières de faire sont particulièrement attendues par la communauté des tiers-lieux. Lors d’une consultation des adhérents de l’Association nationale des tiers-lieux, il ressort principalement un souhait de reconfigurer la relation partenariale avec les acteurs publics à travers la co-construction de l’action publique, la pérennité (pluriannualité) et l’élargissement (acteurs existants, petits tiers-lieux, etc.) des financements ou encore le renforcement des coopérations ainsi que des réseaux régionaux d’accompagnement. Association nationale des tiers-lieux, « Synthèse des débats de l’association. Quelles suites pour la politique des tiers-lieux du ministère de la Cohésion des territoires ? », 20 juin 2023. Disponible à l’adresse : https://tierslieux.cloud/s/djgBdXfAXeygzKD Les effets de sélection attachés à l’instrument des appels à projets sont particulièrement décriés. L’enjeu sous-jacent est de passer d’une politique d’expérimentation à une politique de diffusion des tiers-lieux à partir de partenariats-public-ESS. 

Une tension qui traverse l’ensemble des politiques tiers-lieux : l’exemple du modèle néo-aquitain
Pionnière et forte de plus de dix ans de recul, la politique des tiers-lieux de la Région Nouvelle-Aquitaine permet d’ouvrir quelques pistes. Une évaluation conduite en 2021 fait apparaître que sur les 285 tiers-lieux ouverts, 133 ont bénéficié d’un soutien régional, soit près de la moitié. Pour 41% de ces derniers, le soutien de la Région a eu un effet déclencheur et/ou accélérateur pour la création ou le développement du tiers-lieu. Les aides à l’amorçage se sont avérées également efficaces, puisque leur taux de survie entre 2016 et 2020 était de 90%, même si leurs modèles économiques restent fragiles. La forte croissance du nombre de tiers-lieux (1 tiers-lieu pour 17 788 habitants contre 1 pour 33 761 habitants en moyenne au niveau national) et leur répartition territoriale (52% sont situés en milieu rural) lui sont fortement redevables, ainsi qu’aux synergies que la collectivité entretient avec la Coopérative Tiers-lieux, qui porte les formations, l’animation de réseau et des expérimentations. Région Nouvelle-Aquitaine, « Tiers-Lieux : le nouveau monde du travail », 27 juillet 2022. Disponible à l’adresse : https://entreprises.nouvelle-aquitaine.fr/que-fait-la-region-pour-les-entreprises/economie-sociale-et-solidaire/tiers-lieux-le-nouveau-monde-du-travail#titre_h2_4969  

Cette politique donne lieu aujourd’hui à un AMI permanent sur la période 2022-2024 qui intervient sur les phases de création et de développement. Région Nouvelle-Aquitaine, « AMI Tiers-Lieux 2022-2024 : règlement d’intervention ». Disponible à l’adresse : https://les-aides.nouvelle-aquitaine.fr/sites/default/files/2022-09/Cahier%20charges_AMI_TiersLieux_22_24_RegionNouvelleAquitaine.pdf S’il renvoie vers d’autres dispositifs pour les gros investissements (fonds européens, DATAR, etc.), il finance l’aménagement et l’équipement des lieux et surtout l’ingénierie, le fonctionnement et la formation. Sur le volet développement, il finance des projets visant la création ou la consolidation d’une nouvelle offre de services prioritairement dans les domaines de la formation, de l’artisanat ou de l’agriculture, sans exclure l’expérimentation de nouvelles activités. Marqué par un référentiel démocratique, il encourage l’implication forte des collectifs d’utilisateurs et d’utilisatrices ainsi que l’ancrage territorial des projets, c’est-à-dire les coopérations multi-acteurs et ce notamment avec les collectivités locales qui jouent un rôle majeur dans l’accès au foncier, le loyer étant « l’épine dans le pied du modèle économique des tiers-lieux » Eugénie Michardière, « La politique publique des tiers-lieux en région Nouvelle-Aquitaine », ANCT, 2021. Disponible à l’adresse : https://tierslieux.anct.gouv.fr/fr/les-tiers-lieux-en-region-nouvelle-aquitaine/ , comme le relève la chargée de mission de la Région, Eugénie Michardière.

Ces politiques de soutien aux tiers-lieux fournissent des exemples de tentatives de co-construction de l’action publique, de politiques structurantes à toutes les phases du projet et d’un renforcement des coopérations public-ESS. Ces caractéristiques permettent de respecter et de soutenir la capacité d’initiative et d’autogestion des acteurs, qui constituent le ressort de la dynamique des tiers-lieux et sont porteuses d’une transformation de l’action publique.

À travers l’instauration d’un management public coopératif, les politiques tiers-lieux peuvent sortir du soutien ponctuel à des expérimentations circonscrites pour instaurer les infrastructures d’une « société d’expérimentation » Pierre Rosanvallon, L’Âge de l’autogestion ou la politique au poste de commandement, Paris, Seuil, 1976., susceptible de conduire les transitions. C’est dans cette dialectique entre l’institué et l’instituant René Lourau, L’instituant contre l’institué, Paris, Anthropos, 1969., c’est-à-dire entre l’ordre établi et sa remise en cause par l’innovation sociale, que se joue la possibilité de faire émerger, mais surtout de pérenniser, une nouvelle économie. 

Cet article est publié en Licence Ouverte 2.0 afin d’en favoriser l’essaimage et la mise en discussion.