Trente-cinq après sa publication aux Etats-Unis, le livre phare de Kirkpatrick Sale sur le biorégionalisme sort en France, résonnant fortement avec le mouvement des tiers-lieux et sa volonté de changer nos manières d’habiter la Terre.
Publié en 1985 aux Etats-Unis, Dwellers in the Land, premier ouvrage théorique sérieux sur le biorégionalisme, est aujourd’hui considéré comme un texte de référence du mouvement écologique. Son auteur, le journaliste et chercheur indépendant américain, Kirkpatrick Sale, est pourtant presque inconnu en France. La traduction récente de son livre sous le titre, L’Art d’habiter la terre aux éditions Wildproject, donne l’occasion de mettre en perspective sa réflexion, forgée il y a 35 ans, avec les problématiques écologiques, sociales et politiques actuelles.
L’héritage biorégional
Dans la première partie du livre, l’auteur montre que le biorégionalisme a prévalu depuis les débuts des sociétés humaines jusqu’à la révolution scientifique en Europe. Par biorégionalisme, il entend une organisation sociale en communautés de petite taille dont le territoire se définit en fonction de la géographie des lieux et non selon une volonté politique, et qui recherche une forme d’autosuffisance tout en préservant son écosystème. Ainsi, s’est perpétué pendant des millénaires un équilibre entre l’exploitation des ressources et la capacité du territoire à se régénérer. Les cas de surexploitation, de dépassement, d’effondrement, de déclin et d’extinction ont existé, mais ils ont conduit à des impacts localisés, en raison de l’organisation décentralisée et fragmentée des sociétés humaines. Il cite, ainsi, l’Île de Pâques ou encore la société mycénienne en Grèce.
L’autre héritage que Sale souhaite relever est celui, plus spirituel, de considérer la Terre comme une entité vivante et sacrée : Gaea (la prononciation correcte serait dji-ah et non ga-ya). Dans cette conception métaphysique, les humains font partie d’un tout, au même titre que le reste du vivant, sans hiérarchie entre les espèces. Par conséquent, les communautés humaines agissent de façon responsable avec l’environnement dont ils ont conscience de dépendre et dont ils ne se sentent pas « maîtres et possesseurs » comme le dira plus tard Descartes.
Le paradigme industrialo-scientifique
Descartes et plus largement la révolution scientifique en Europe, que l’on fait habituellement commencer avec la mise au point du premier microscope en 1590, vont, en effet, bouleverser de façon radicale l’équilibre écologique préexistant en plaçant l’homme au-dessus de la nature. Sale décèle la trace de ce renversement de perspective dès la montée des monothéismes masculins, avec la conception de l’homme (mâle) comme une créature supérieure à tout autre (à l’image de Dieu).
La science, telle que développée à cette époque, explique Sale, produit une vision mécaniste de la planète et l’étudie comme une réalité physique séparée de celles des humains. Cette dissociation préfigure tous les abus à venir : surexploitation jusqu’à l’extinction, pollution et destruction des sols, élevage industriel, etc. : « l’effet de la technologie scientifique a été la mise à distance psychique entre l’être humain et la nature, ainsi que l’enfermement des gens dans des univers clos, d’où il leur est difficile de voir ou de comprendre les conséquences de leurs actions sur l’environnement ». En organisant, ainsi, l’ignorance des principes écologiques qui régissent la vie sur notre planète, nous avons provoqué une crise écologique qui menace aujourd’hui l’humanité toute entière. Et si, pour la première fois, la menace est globale, c’est parce que la science a été mise au service d’une organisation verticale (les Etats-Nations) et d’un marché matérialiste mondial (le capitalisme). Ainsi, non seulement, la verticalité des organisations inhibe les capacités humaines à agir localement et de façon responsable vis-à-vis de l’environnement, mais, en outre, leur taille démesurée produit un risque systémique.
Le paradigme biorégional ou comment réinscrire l’humain dans sa biosphère
Seule solution possible et réaliste pour Sale : le retour à un paradigme biorégional que l’on qualifierait aujourd’hui de biomimétique. « Pour devenir des habitants de la terre, pour réapprendre les lois de Gaea, (…), la tâche la plus cruciale est de comprendre le lieu, le lieu exact où nous vivons spécifiquement », cette connaissance du sol, des vents, de la faune et de la flore, de la capacité de charge de ses terres et de ses eaux, constitue l’essence du biorégionalisme. En effet, la « tâche biorégionale » consiste à utiliser au maximum les ressources du lieu en respectant la logique de nécessité et les principes de l’écologie qui assurent la survie de l’environnement et donc la nôtre. Selon Sale, pour y parvenir, il nous faut retrouver l’état d’esprit des grecs anciens, en pensant la Terre comme une créature vivante. Il précise, également, que cette vision originelle n’a jamais vraiment disparu des croyances populaires malgré tous les efforts de la science, des États-Nations et du capitalisme. Aussi, dans cette seconde partie, Sale s’attache à décrire ce que pourrait être la mise en œuvre d’un paradigme biorégional.
Échelle : de l’État-Nation à la communauté
Le biorégionalisme abandonne l’État-nation et le global au profit de la communauté et du local. Les frontières territoriales se dessinent en fonction de réalités géographiques et biologiques. Il imagine ainsi une mosaïque biorégionale, composée de territoires imbriqués de différentes échelles : les éco-régions, immenses zones de plusieurs centaines de milliers de kilomètres carrés aux types de sol et de végétation similaires, contiennent des géo-régions, des zones plus petites, par exemple des bassins ou des vallées, qui, elles-mêmes, se scindent en morpho-régions, une série de territoires de quelques milliers de kilomètres carrés, lieux de vie des communautés. Dans son esprit, chaque communauté a sa propre identité, mais toutes ont quelque chose en commun avec les communautés voisines d’une même biorégion. Le biorégionalisme signifie, ainsi, la disparition des mégalopoles, et induit, en définitive, une forme d’étalement urbain, dont on pourrait questionner la pertinence, sauf à remettre entièrement en cause la mobilité des personnes, et qui s’applique peut-être plus à un territoire comme les Etats-Unis qu’à celui du Japon…
Économie : une recherche de stabilité et d’autosuffisance avant tout
Sale décrit, ensuite, une économie biorégionale qui remplace l’exploitation par la conservation, le changement par la stabilité, l’économie mondiale par l’autosuffisance et la compétition par la coopération. Il détaille, en effet, une logique économique qui, à la manière des plantes, croît jusqu’à une certaine taille puis travaille à se maintenir et à s’adapter. On retrouve ici le concept que développera, trente ans plus tard, l’économiste Kate Raworth avec sa théorie du donut : prospérer dans le cadre des limites planétaires plutôt que de croître indéfiniment. La question de la propriété, centrale dans l’économie capitaliste, n’est pas clairement tranchée, même s’il penche pour la prépondérance d’une propriété communautaire des ressources et des sols. Si l’économie biorégionale s’appuie, de façon évidente, sur l’autosuffisance d’un territoire plutôt sur la dépendance à une économie mondiale, Sale franchit ici le pas entre autosuffisance économique et renforcement de l’appartenance communautaire : « l’autosuffisance encourage nécessairement la population à tourner le regard vers elle-même, à chercher une plus grande cohésion. Elle favorise un sens aigu de communauté et de camaraderie, tout en augmentant la fierté et la résilience inhérentes à toute connaissance du soi (…) ». Le principe de coopération vient contrebalancer, en quelque sorte, et de façon assez théorique, cet entre-soi communautaire : « l’autosuffisance n’est en aucun cas synonyme d’isolation (…). Toute société à l’aise avec ses compétences et en mesure de satisfaire ses besoins a tout intérêt à se montrer ouverte aux idées extérieures à ses frontières et à rester attentive à ces idées ».
Régime politique : le pari de la décentralisation
Le régime politique du biorégionalisme cherche à diffuser le pouvoir et à décentraliser les institutions et les prises de décision. Il s’agit d’un régime hétarchique et non hiérarchique, c’est-à-dire qu’il opère des distinctions sans ordre de priorité. Ainsi le bleu est différent du jaune, mais personne ne penserait à dire que le bleu est supérieur au jaune ou inversement. Guidé par la complémentarité et la compétence, le biorégionalisme s’oppose à la démocratie représentative et, finalement, à toute forme de gouvernement vertical et centralisé. Sale raconte longuement la façon dont le monde naturel est totalement dénué de relations gouvernant-gouverné. Il explique que le monde naturel s’organise autour de la prédation, par laquelle « les espèces vivent dans une relation chasseur-chassé, mangeur-mangé quasi symbiotique (…), mais il ne s’agit pas de gouvernance, il ne s’agit pas de commandes ou de dominance », ainsi le moustique ne croit pas qu’il est dominé par l’hirondelle noire, pas plus que le zèbre ne sent inférieur au lion. Certes, concède Sale, la relation de prédation produit de la violence et la mort, mais elle est toujours motivée par l’obtention nécessaire de nourriture et jamais dans une intention de souveraineté. Ce passage sur la prédation et l’éloge de la loi du plus fort — l’élimination des plus faibles renforçant l’espèce par sélection génétique — laisse pour le moins perplexe, sachant que le système de prédation dans le milieu animal trouve aussi son application dans un autre registre, celui de la sexualité.
Il finit le chapitre politique sur la nécessité de la diversité. Dénonçant l’uniformisation provoquée par la culture industrielle, il affirme que le biorégionalisme produit naturellement de la diversité : « entre l’urbain et le rural, entre les gens des collines et les gens des vallées… ». Les communautés biorégionales ne partagent pas forcément les mêmes valeurs en termes de droits individuels et de liberté et il existe au sein des communautés une diversité de comportements, potentiellement incompatibles entre eux. La diversité provoque donc inéluctablement des divergences et résoudre les différends entre communautés en préservant les différences communautaires constitue, pour Sale, le défi clé d’un régime politique biorégional.
Société : une conception (ultra)conservatrice
La société biorégionale prend pour modèle naturel, la symbiose et la division. Il cite, ainsi, la symbiose entre les villes et les campagnes et défend la division comme un outil de défense immunitaire : réduire les échelles afin de limiter les risques systémiques. Cette dernière partie sur les formes de société est la plus discutable, tant la description de la société biorégionale est normative, déterministe (rôle, genre), stéréotypée et très américaine dans sa culture (il prône, par exemple, l’armement des membres d’une communauté). Il estime que, dans une société biorégionale, l’écocide serait le crime le plus grave, à l’instar du terrorisme d’État aujourd’hui, car il menacerait l’intégrité et la pérennité de la communauté. Enfin, Sale n’hésite pas à mentionner la guerre comme « un moyen de réguler les niveaux de population ».
En conclusion, l’hypothèse biorégionale portée par Kirkpatrick Sale repose sur l’idée que le triptyque État-nation, science et capitalisme ne serait qu’une parenthèse d’ignorance de la nature même de la planète et d’incongruité dans la très longue histoire de Gaea : une biosphère vivante dont l’humanité est une des créatures, et sans laquelle l’humanité n’a ni existence, ni sens. Finalement, l’essai de Sale ressemble à un dialogue à trente ans d’écart avec le philosophe Bruno Latour et sa vision d’une humanité divisée entre les partisans d’une civilisation « hors sol » (les techno-solutionnistes, transhumanistes, etc.), héritiers directs de la séparation entre l’humain et la nature qui nous mèneraient à la destruction, et « les terrestres » (les écologistes, le écoféministes, etc.) qui nous ramèneraient à la raison et les pieds sur terre.
Le point faible de « l’Art d’habiter la terre » tient dans la relative impasse qu’il fait sur les apports de la science et du cosmopolitisme et sur la possible collision entre localisme écologique et repli communautaire. En effet, l’enthousiasme de Sale pour le biorégionalisme provoque un certain malaise à la lecture alors que nous vivons dans un monde où le « made in France » côtoie le « on est chez nous », où le retour d’une certaine spiritualité animaliste et antispéciste côtoie un retour au « naturel » au sens social, mais aussi religieux (déterminisme des genres, croyances populaires et rejet de la science). Cependant, c’est peut-être précisément là que réside l’intérêt de ce livre aujourd’hui : s’interroger sur l’apparente proximité des mouvements écologistes et populistes et comprendre la place centrale qu’y joue le paradigme industrialo-scientifique, en raison de sa responsabilité dans l’atrophie de notre rapport à la nature et dans l’atomisation des individus. Les tiers-lieux tentent, justement, de réparer ces deux dimensions, en expérimentant des modes d’habitats anthropocènes, c’est-à-dire en accord avec les principes écologiques décrits par Sale, et en recréant des dynamiques collectives de proximité. Ainsi, les tiers-lieux agissent déjà comme des laboratoires d’un mode de vie biorégional, mais en se structurant en réseau transnational, ils pourraient, en outre, favoriser le cosmopolitisme, seul garant efficace contre le repli communautaire et l’oppression des minorités. Cet apport des tiers-lieux sera d’autant plus essentiel, si comme le pressent l’architecte Mathias Rollot, à l’origine de l’édition française, le biorégionalisme sera ce qui nous attend après l’effondrement…
Cet article est publié en Licence CC By SA afin d’en favoriser l’essaimage et la mise en discussion.