Entretien à trois voix avec des représentants de Familles Rurales, Maisons familiales rurales (MFR) et l’Atelier Paysan, trois structures qui accompagnent le développement des territoires ruraux et le bien vivre de ses habitants. Avec Éric Rossi, responsable Europe, territoire et collectivité chez Familles Rurales, Benjamin Maugey, chef de projet de l’association d’éducation populaire, tiers-lieu La Smalah et sociétaire de l’Atelier Paysan, et Olivier Gineste, responsable développement Europe chez MFR.
Cet article a été produit dans le cadre du partenariat Média avec Horizons Publics. Cet article est republié à partir du site d’Horizons Publics. Lire l’article original.
Comment se structurent vos différents réseaux ?
Éric Rossi (É. R.) – Familles Rurales est un réseau de 2000 associations locales implantées en milieu rural, né il y a quatre-vingts ans. Nous comptons 120 000 familles adhérentes. Nous avons deux missions essentielles : créer et gérer des activités et des services à la population (de la petite enfance aux personnes âgées) et être le porte-parole et le défenseur des familles vivant en milieu rural.
Olivier Gineste (O. G.) – Avec Familles Rurales, il y a des liens forts puisque nous sommes avant tout un mouvement de familles qui agit dans les territoires ruraux. L’intention de départ était de garder un monde rural vivant, de permettre aux jeunes générations d’y trouver leur place. Les MFR agissent via la formation. Nous avons développé une manière de pratiquer la pédagogie que nous appelons la pédagogie de l’alternance, basée sur l’apprentissage par l’expérience.
Benjamin Maugey (B. M.) – À l’Atelier Paysan, le rôle des salariés est de faire vivre la coopérative dans laquelle on retrouve des sociétaires qui sont paysans et d’autres qui ne le sont pas. En général, les actions de représentation sont portées par des sociétaires. Parmi eux, je pense que nous sommes celui qui se rapproche le plus d’un tiers-lieu, même si on ne sait jamais vraiment ce que signifie ce terme. Nous sommes une association de développement local, La Smalah, qui existe depuis bientôt dix ans dans un petit village de la côte landaise. L’Atelier Paysan œuvre pour la réappropriation des savoir-faire pour améliorer l’autonomie technique des fermes. Nous sommes en accord sur cette vision politique, nous avons des paysans et paysannes impliqués dans d’autres projets que nous portons et nous avons les moyens techniques de déployer un programme. Car nous ne sommes pas que sur de la conceptualisation. Pour construire des outils, il faut des moyens techniques.
O. G. – Pour rebondir sur le terme de « tiers-lieu », avant même qu’on l’utilise et qu’il devienne à la mode, les MFR se considéraient comme tel. C’est-à-dire un lieu de rencontre, à la limite entre le monde professionnel et personnel, un espace d’ouverture où il peut y avoir de la formation, de l’accompagnement, des événements, etc. Il y a des MFR qui font office de tiers-lieux, mais sans forcément s’afficher comme tel, car, administrativement, elles ne sont pas entrées dans ce cadre. Aussi, un tiers-lieu n’est pas forcément lié à un lieu fixe. Du moment que les fonctions sont assurées et que l’activité correspond aux besoins du territoire, le tiers-lieu peut être hors les murs, itinérant.
B. M. – De notre côté, avant de nous lancer, nous n’avions pas conceptualisé le lieu. Il s’est développé au fur et à mesure des besoins, il y a eu un coworking, un fablab, des hôtels d’entreprise, etc. Le concept de tiers-lieu n’est pas facile à saisir et ne parle pas aux gens qui participent à nos actions. C’est presque un jargon professionnel. Je préfère dire que nous sommes une association qui fait de la formation. Ensuite nous détaillons en fonction du public.
É. R. – Pour nous, le tiers-lieu est plus qu’un simple lieu, c’est une vraie démarche de coopération sur le territoire qui se traduit dans l’ouverture d’un espace commun.
Quels sont les enjeux des tiers-lieux dans les territoires ruraux ?
B. M. – Il y a un enjeu sur le lien social. Aujourd’hui, les personnes qui habitent dans les campagnes viennent parfois de la ville. Il y a eu un renouvellement des populations. Donc, il y a des pratiques qui changent dans les villages. Les tiers-lieux ont cette vocation d’accueillir des activités pour faire du lien. Et c’est facile parce que c’est souple. Des ateliers de tricot à ceux de langues étrangères en passant par un club de jeux vidéo : le tiers-lieu au sens d’un espace de vie sociale ouvert permet de créer de nouveaux espaces avec de nouvelles pratiques pour réunir les gens.
É. R. – Il y a un enjeu majeur d’attractivité des territoires et d’accueil de nouvelles populations. Les néoruraux qui s’installent pour créer un tiers-lieu ont des profils d’entrepreneurs ou de militants. Ils doivent construire un projet qui combine leurs objectifs et ceux des natifs. Il le faut pour garantir une mixité sociale. Mais des habitants de plus longue date peuvent les voir en marge ou en rupture par rapport à la vie du village classique. On le constate dans de nombreux projets. Il faut que les acteurs soient capables de s’ouvrir, de dialoguer, de prendre en compte d’autres modèles et d’autres cultures pour bâtir un projet fédérateur.
O. G. – C’est en lien avec les enjeux de la société actuelle. Pour travailler sur le développement d’un territoire, il faut travailler en réseau d’acteurs, coopérer entre institutions, associations, entreprises, écoles, etc. Le tiers-lieu c’est un décloisonnement autorisé entre acteurs et entre missions. En France, on ne trouve pas ce fonctionnement dans beaucoup d’autres endroits.
B. M. – Il y a un deuxième enjeu en matière de développement territorial, nous venons compléter l’action publique sur les problématiques écologiques et sociales. Nous avons des structures plus souples, plus agiles et plus rapides. Des efforts sont faits sur les services publics, mais, par exemple, lorsque nous formons des jeunes loin des centres de formation (car le premier est à une heure de chez nous), nous produisons des logements saisonniers. Nous répondons à deux problématiques : la formation et le logement saisonnier, avec un calendrier différent de celui de l’action publique.
É. R. – Cela renvoie à l’identité et à la nature du tiers-lieu. C’est une catégorie nouvelle. C’est hybride. Il y a un enjeu de regroupement des services et de mutualisation des moyens. Les tiers-lieux peuvent répondre à plusieurs besoins et remplir plusieurs fonctions. Ce sont à la fois des services de proximité, des lieux d’utilité sociale et des missions de service public. Toutefois, il ne faut pas les confondre avec du service public classique. Par exemple, aujourd’hui les Maisons France Services (MFS) entrent dans une catégorie de tiers-lieu administratif. Cependant, elles n’ont pas certaines caractéristiques des tiers-lieux comme une communauté d’usagers, une gouvernance partagée ou un modèle économique diversifié. Une MFS seule, ce n’est pas un tiers-lieu. En revanche, ce qui est intéressant, c’est qu’elle peut en être une brique. En milieu rural, plus on combine des services, mieux ils fonctionnent.
B. M. – Nos programmes répondent aux problématiques concrètes des bénéficiaires, mais nous nous rendons compte que cela ne suffit plus. Le contexte général va à l’inverse de nos actions. Même si nous proposons des alternatives pratiques, cela ne bouge pas sur le plan politique à l’échelle nationale. Il faut être en capacité de dépasser cela. C’est pour cela que l’Atelier Paysan a publié le livre Reprendre la terre aux machines1. Et c’est pour cela que la prochaine embauche de La Smalah sera un chargé éditorial. Pour apporter du récit, diffuser ce pour quoi on fait les choses et remettre la vocation politique de nos actions en toile de fond. Dans ce rôle de passeur, je pense que nous sommes au bon endroit en tant que tiers-lieu, entre la capacité de donner des réponses techniques et la diffusion d’un message plus politique, au sens presque philosophique.
Quel est le développement des tiers-lieux ?
É. R. – Deux fois par an, nous proposons un parcours de formation « Créer un tiers-lieu en milieu rural ». L’idée est de former et d’outiller les porteurs de projets. Nous sommes à l’écoute et en accompagnement à plusieurs types d’initiatives. En milieu rural, nous en distinguons quatre principales. D’abord, les initiatives portées par des associations déjà implantées qui veulent se développer. La deuxième, ce sont les initiatives citoyennes. Le phénomène des tiers-lieux traduit une volonté de s’engager sous de nouvelles formes, en dehors des réseaux classiques. Ensuite, il y a les initiatives publiques des collectivités. C’est un outil de développement ou du simple marketing territorial. Et enfin, des initiatives entrepreneuriales avec une dimension plus économique et professionnelle, moins axées sur l’intérêt général et l’animation du territoire. Nous les accompagnons pour leur expliquer qu’en milieu rural, un projet de tiers-lieu est un projet d’intérêt général et qu’il va devoir fédérer des parties prenantes avec des cultures très différentes.
O. G. – L’idée de créer précisément des tiers-lieux est peut-être plus présente chez les néoruraux. Ils apportent cette idée de changement et de transformation. Le lien avec les personnes installées depuis plusieurs générations en milieu rural peut se faire autour de la réflexion sur les enjeux communs de société (changement climatique, biodiversité, ressource en eau, etc.) en s’appuyant sur l’art et la culture (spectacle vivant) et les besoins des familles (éducation, loisirs pour les enfants, etc.).
B. M. – C’est vrai, et parfois, les personnes ne parlent pas le même langage. Il peut y avoir cet écueil même si, il n’y a pas que des néoruraux dans les tiers-lieux. À La Smalah, nous préférons rentrer par les pratiques concrètes. Ensuite, si on veut valoriser ce qu’on fait et favoriser l’essaimage, on commence à parler de participation citoyenne, de réappropriation des savoir-faire techniques, etc. Dans le monde agricole, cela ne sert à rien d’aller voir des gens qui travaillent soixante-dix heures par semaine en commençant par parler de la convivialité des outils.
É. R. – Sur une échelle territoriale plus large, il y a aussi des tiers-lieux qui organisent un travail en commun et une dynamique de coopération entre plusieurs types de lieux ou de structures. Par exemple, un tiers-lieu agricole, nourricier, peut être amené à travailler avec un tiers-lieu à vocation plus sociale, pour voir comment développer des circuits courts et les rendre accessibles à des populations fragiles. Nous pouvons aussi combiner un lieu spécialisé dans le numérique avec un autre plutôt socio-culturel. De cette manière, les gens vont faire des activités communes. Nous allons pouvoir essayer de combiner et de faire travailler ensemble des lieux qui étaient cloisonnés et s’adressaient à leur public de manière séparée.
Quels sont les points de vigilance ?
É. R. – Une des raisons de l’essor des tiers-lieux est le besoin de décloisonnement. Cependant, ces dernières années, il y a un risque au travers de leur respécialisation : numérique, social-inclusif, agricole, etc. L’idée n’est pas de les formater, mais de garder leur adaptabilité au territoire. En milieu rural, il faut rester hybride pour garantir la mixité des publics et la pérennité économique. Ce n’est pas le seul espace de coworking qui fera vivre un tiers-lieu. Il faut construire une offre diversifiée pour avoir différents types de ressources.
O. G. – Il y a aussi un côté paradoxal avec le déploiement des tiers-lieux. Certaines personnes, qui auraient spontanément mis en place des espaces qui font office de tiers-lieu, qui auraient pu démarrer assez rapidement une activité, se freinent. Car ils pensent qu’il faut directement entrer dans des démarches administratives pour témoigner que le projet mis en place est un tiers-lieu. Cela peut brider des initiatives.
B. M. – Le début de notre activité, c’est un groupe de jeunes qui veut participer à animer le village et qui commence en faisant des sardinades et des brocantes. Puis, des compétences s’ajoutent au groupe de départ et on débouche sur une professionnalisation. Cela s’est construit sur la force du collectif. Quand on me demande comment créer un tiers-lieu, je n’ai pas de réponse. Cela dépend de nombreux critères. On peut guider la phase de développement, mais je ne pense pas qu’il y ait de feuille de route clé en main. Il faut faire attention à ne pas vouloir réinventer la roue. Il y a des choses qui marchent. Les territoires ruraux ne sont pas morts, ils ne sont pas vides, il y a toujours du lien social. Il faut faire attention à ne pas arriver fort de plein de concepts et se rendre compte qu’on va dans la mauvaise direction.
É. R. – Aujourd’hui, toutes les grandes organisations sont en crise, comme le sont les corps intermédiaires classiques. Elles cherchent à se transformer. À Familles Rurales, nous travaillons avec de grands réseaux comme la Croix-Rouge, Emmaüs, l’Association des paralysés de France, etc. Elles sont intéressées par les tiers-lieux, car cela permet de renouveler et de redynamiser leur structure. L’idée, c’est de réfléchir à comment bénéficier de ce dynamisme en coopérant avec des collectifs qui ont des projets, mais qui ne veulent pas rentrer dans des cadres associatifs classiques.
B. M. – Je mets des points d’attention à cela. Parfois, des structures ont voulu se dire « tiers-lieu » pour essayer de s’adapter aux nouvelles pratiques. C’est très bien, mais il ne faut pas croire que le mot « tiers-lieu » va permettre de réinventer l’action sociale. Je pense que cela se joue plutôt sur une hybridation. Il ne faut pas se dire qu’on ne fait pas de la bonne action sur les territoires en 2024 parce qu’on n’est pas un tiers-lieu. Ce n’est pas une clé de réussite. Il y a peut-être eu un effet d’aubaine à un moment, car des fonds ont permis de développer les tiers-lieux. Je pense d’ailleurs que cette phase se termine. Je suis plus de nature à valoriser ce qui existait déjà.
O. G. – C’est vrai qu’il y a des financements et des appels à projets des collectivités territoriales. Cela peut booster des initiatives et en même temps, cela peut nuire à l’image du tiers-lieu. C’est-à-dire qu’une commune, par exemple, va vouloir développer son tiers-lieu sans avoir préalablement réalisé un diagnostic des besoins, mais juste parce qu’il y a une opportunité. Et on peut vivre la même chose en interne.
B. M. – Toujours sur la partie financement, nous sommes aussi en proie à des ruptures de subvention. Nous sommes subventionnés à plus de 80 %. Notre action a été permise parce qu’il y avait un soutien politique.
É. R. – Dans les tiers-lieux portés par Familles Rurales, nous essayons d’avoir des postes mutualisés, en pluriactivité pour avoir une diversité de financement. Car si le poste dédié au tiers-lieu repose sur une seule subvention, le jour où on la perd, le poste disparaît. Aujourd’hui, nous avons des facilitateurs qui sont animateurs polyvalents. Ils interviennent dans l’animation du tiers-lieu, ils peuvent faire de l’accompagnement de personnes en difficulté sur le numérique, proposer d’autres activités, etc.
O. G. – Par exemple, avec les financements de liaison entre actions de développement de l’économie rurale (LEADER), ce qui fonctionne bien, c’est qu’un acteur du territoire peut financer un poste à temps plein sur de l’animation territoriale, mais au service de tous les acteurs. Pour moi, la piste d’amélioration c’est de continuer à développer des ressources humaines qui permettent de faire ce lien. Et après, c’est voir quel acteur du territoire le porte, mais en sachant bien que ce n’est pas pour sa chapelle, mais au service du collectif territorial.
Par exemple, avec les financements LEADER, ce qui fonctionne bien, c’est qu’un acteur du territoire peut financer un poste à temps plein sur de l’animation territoriale, mais au service de tous les acteurs. Pour moi, la piste d’amélioration c’est de continuer à développer des ressources humaines qui per- mettent de faire ce lien. Et après, c’est voir quel acteur du territoire le porte, mais en sachant bien que ce n’est pas pour sa chapelle, mais au service du collectif territorial. En pensant également à la mutualisation des ressources entre acteurs, cela peut permettre de limiter la dépendance aux subven- tions. Cela va avec l’idée de continuer à travailler en parallèle sur de nouvelles formes de gouvernance partagée et sur la capacité de gestion des territoires vis-à-vis des financements européens. Un espace intéressant de rencontre et de gouvernance partagée peut se trouver dans les fonds structurels européens qui territorialisent leur action et actent des collectifs de réflexion et d’action : les groupes d’action locale (GAL) de la démarche de liaison entre action de développement de l’économie rurale (LEADER) en sont un exemple.

Cet article est publié en Licence Ouverte 2.0 afin d’en favoriser l’essaimage et la mise en discussion.