À Tours, le tiers-lieu Les Beaumonts fête sa troisième saison. Sa particularité ? Être un tiers-lieu né d’une forte volonté politique de la commune de faire advenir une dynamique tiers-lieu dans une friche militaire, portée par un aménageur, la SET. Si le lieu accueille aujourd’hui le tissu associatif local et quelques événements culturels, quel est le bilan de ces trois premières années de fonctionnement ? Et pour quel devenir du projet, à son échelle et à l’échelle du projet urbain, ainsi que sur sa gouvernance ? Conversation avec Léa Finot, coordinatrice du tiers-lieu et salariée de l’aménageur.
Par bien des aspects, le tiers-lieu Les Beaumonts, à Tours (Indre-et-Loire), est atypique. Non pour son bâti. Rien d’étonnant désormais qu’un tiers-lieu investisse d’anciennes écuries militaires – 1 500 m² faits de grands volumes – ainsi qu’un vaste terrain en friche destiné à de futurs logements, le tout entourés d’un mur d’enceinte fatigué où s’affrontent les street artists de la ville. C’est plutôt à la fois l’origine, la gestion et la destination de ce jeune espace tourangeau, ouvert en mars 2022, qui interpelle. Et appelle à interroger l’efficacité d’une démarche inédite, près de 3 ans après le lancement du projet.
En effet, le tiers-lieu Les Beaumonts est né de la volonté politique du maire Emmanuel Denis (EELV), qui a souhaité « ouvrir un lieu pour des habitants qui ne vivent pas encore là » article web : L’École du terrain (non signé) (2023, juillet). https://lecoleduterrain.fr/projet/un-tiers-lieu-en-chantier/. Également en jeu, dans ce lieu situé entre un quartier prioritaire politique de la ville et des quartiers un peu plus aisés, « permettre aux habitants de quartiers Maryse Bastié, Rabelais et Prébendes, de se rencontrer et de “faire ensemble” », comme l’expliquait alors Cathy Savourey, maire adjointe déléguée à l’urbanisme (source l’École du terrain).
Chose rare, la coordination générale fut confiée à l’aménageur urbain de d’Indre-et-Loire, la SET. Celui-ci dépêche une cheffe de projet en interne, dédiée à « l’urbanisme culturel et collaboratif » et « l’accompagnement à la co-construction du tiers-lieu des Casernes », Léa Finot. Sont aussi mis en place un co-pilotage et suivi de trois élu·es. Après un premier diagnostic pour identifier les besoins et l’écosystème local mobilisable, juger de l’opportunité de développer un tiers-lieu et en définir les contours, une première phase de test de sept mois – pour « y aller doucement » et voir si les choses prennent -démarre au printemps 2022.
L’objectif fort de la Ville comme de l’aménageur est de laisser libre champ à l’expérimentation, en ouvrant le lieu aux initiatives des habitantes et habitants de la ville et des quartiers aux alentours. Léa Finot y installe sa permanence pour rester aux plus près des usagers et usagères, et un budget de fonctionnement dédié à l’animation du site est fixé à hauteur de 500 000 euros sur 7 ans (2021-2027). Cette ouverture à l’imprévu et le recours au test pour programmer surprennent, mais le risque est porté conjointement par la Ville et la SET.
Près de trois ans plus tard, le 5 octobre 2024, une grande fête avec concerts, ateliers, exposition et balades de chantier concluait la 3e saison des Beaumonts. Est-ce à dire que la mayonnaise a pris ? Comment le projet vit-il aujourd’hui, et les habitants se l’ont-ils approprié ? Enfin, comment la SET compte-t-elle passer la main pour laisser la place à une gouvernance collective ? Réponses au cœur du projet avec Léa Finot.
En cette fin de troisième saison, comment se préfigure la suite pour les Beaumonts, et aussi pour les deux entités à sa tête que sont la Ville et la SET ?
En effet, on termine en ce moment la troisième saison d’expérimentation, et on va repartir sur une quatrième en 2025. Pour la suite, une nouvelle entité juridique de la SET, la SPL SET Aménagement, va reprendre à partir de fin 2024 la concession d’aménagement des casernes Beaumont Chauveau, c’est-à-dire le portage de ce projet urbain, et poursuivre à ce titre la préfiguration du tiers-lieu, en préparant un passage de relai. Dans ce cadre nous allons redéfinir la durée de notre accompagnement du projet avant de le transmettre. La Ville de Tours souhaite en tous cas pérenniser le lieu. Il faut donc désormais préparer le passage de l’expérimentation à la pérennisation, aider les usagers à se structurer, et aussi accompagner la ville de Tours à se positionner dans ce projet – propriétaire du lieu ou d’une partie du lieu, gestion d’une activité au sein du lieu, ou simple soutien d’un projet associatif – car pour le moment le bâtiment appartient à la SET, mais la SET n’a pas vocation à rester propriétaire du foncier.
Nous sommes donc dans une phase de transition. Pour l’aborder, nous allons démarrer un travail avec un groupe d’usagers et d’usagères, les parties prenantes les plus intéressées par la vie du lieu. Nous serons accompagnés par une association locale, Id37, qui aide à la structuration d’associations, et qui aura un rôle de tiers ou de médiateur, et aussi de formation et d’accompagnement sur les questions de gouvernance et de modèle économique. Nous sommes propriétaire et maître d’ouvrage, et nous avons aussi la casquette maîtrise d’usage et de coordination. Dès lors, un regard neuf permet qu’autour de la table, les usagers et usagères se sentent libres de construire un projet émancipé de ce qui a été fait jusque là.
Cette structure, Id37, bien connue et identifiée en local, permet de poser un contexte de confiance. Et de sortir de ce piège de l’aménageur ou d’élus qui se saisissent à ce point d’un tel projet, qu’ils se retrouvent dans un rôle de direction, celui ou celle qui dit oui ou non à tel ou tel projet, qui a le droit de faire ceci et pas cela. Il y a donc un sujet de partage de la gouvernance pour commencer à créer des conditions différentes avant de cesser le portage du projet.
Comment s’est construite cette appropriation du projet, cette envie de commun, par les habitants et habitantes ?
Ce qui est particulier, c’est que l’on ne part pas d’un collectif existant, même si aujourd’hui ces personnes commencent à se connaître. Cela va donc encore demander beaucoup de temps d’interconnaissance et de construction d’un projet commun. La méthode, c’est de sortir les personnes de leur posture de représentants de structure, pour se penser dans un modèle de fonctionnement du lieu plus large, d’intérêt local, qui prennent en compte les besoins du territoire et des quartiers aux alentours. Les acteurs impliqués sont à la fois des usagers du lieu, résidents pour certains, et d’autres acteurs qui ont une connaissance territoriale importante.
Enfin, le projet n’aurait à mon sens pas fonctionné sans le Centre social Maryse Bastié, qui intervient sur le quartier prioritaire qui est juste en face. La médiatrice de ce centre social est une perle, et a organisé ou relayé beaucoup d’activités ici. Elle a facilité la mise en lien, son usage par les habitants et habitantes et a fait que le tiers-lieux ne soit pas juste catalogué pour un certain public, en en parlant tout le temps, en emmenant les ados, quitte à les interpeller dans la rue, en leur disant « viens, il y a ça là-bas. » C’est une des choses dont je suis le plus fière dans ce projet.
Après, on va pas non plus à l’encontre de toutes les règles sociologiques qui font qu’un lieu comme ça attire les bobos, et que des familles du quartier qui habitent en face ne descendront pas toutes, il ne faut pas non plus être angélique ou naïf. Mais il y a des signaux positifs. Et s’il on n’avait pas fait ça, ç’aurait pu très vite être juste une enclave derrière un mur de casernes. Les frontières symboliques et physiques étaient très présentes, et je trouve que l’on a quand même bien fait bouger les lignes.
Comment cela s’est traduit dans l’équilibre entre une programmation et une animation du lieu à la fois pour les publics du centre-ville et ceux du quartier ?
Nous avons un guide d’accueil du tiers-lieu avec des règles du jeu, très simples, présentées à tous les porteurs et porteuses de projet qui veulent expérimenter dans les lieux. Mais notre posture est clairement de prioriser les demandes émanant des habitants et des associations du quartier. Pour elles et eux, c’est oui oui. C’est oui direct, on leur répond vite, en priorité, et c’est toujours oui. C’est la consigne que j’ai passé à toutes les personnes qui ont travaillé avec moi, même si c’est écrit nulle part. Ils savent qu’ils peuvent compter sur nous, et on les laisse très autonomes. De nombreuses personnes se partagent les clés de ce lieu, mais depuis le début, il y a un jeu de clés au sein du centre social si besoin d’organiser ici quoi que ce soit. Ils sont ici comme chez eux.
Il y a aussi de gros événements par les grosses associations culturelles de Tours, nous avons eu une grosse fête électro par exemple, mais moins qu’au début pour respecter le voisinage et les premiers aménagements d’un lieu qui avant était nu. Le lieu étant davantage implanté, des assos plus émergentes vont se sentir légitimes à venir frapper à la porte. On touche donc de nouvelles personnes, des institutions et aussi plein de petites structures. Enfin, il y a aussi les structures résidentes sur les low tech, le réemploi, qui s’étoffent et ont développé un projet d’atelier partagé lauréat du budget participatif de la ville.
Comment se consolide le modèle économique qui va être légué à ce futur commun collectif ?
À ce stade c’est un projet non-lucratif, et de fait déficitaire. L’objectif de l’accompagnement des usagers par id37 est aussi de chercher à construire un modèle équilibré économiquement. Pour l’heure, ce déséquilibre n’est pas forcément une mauvaise chose car il se situe dans le cadre d’un projet urbain d’envergure, avec un aménageur solide, une ville et une commande politique. Le budget d’animation de 500 000€ HT est aujourd’hui planifié jusqu’en 2026. La SET a mis près d’un million d’euros en travaux.
La question pour demain est : comment cela s’équilibre ? C’est aussi le travail mené avec l’association id37 pour faire réfléchir les usagers au modèle du lieu. Est-ce que l’on privatise, et comment ? Quels espaces loue-t-on ? Quel accord avec la ville de Tours pour que le projet dure et continue à porter des associations émergentes ? Est-ce un service public, ou la collectivité devient-elle l’un des usagers du lieu avec une mission de service public dans le bâtiment, coopérant avec d’autres usagers ?
Réussir à poser un modèle économique sera aussi une question d’intensité d’usage. Le lieu est fait de cinq grandes halles où le son circule beaucoup. Sa qualité spatiale plaît énormément pour des événements type marchés de créateurs, atypique dans la région, mais cela demande de bien organiser les usages.
Quels sont les grands chiffres en termes de fréquentation et de budget de fonctionnement ?
Les deux premières années, nous avions près de 20 000 visiteurs-usagers par saison. Une cinquantaine d’associations y ont organisé des événements dans le lieu, et nous serons à peu près sur les mêmes chiffres cette année. Une année d’exploitation chez nous, c’est autour de 130 000€ HT, incluant l’exploitation et des travaux complémentaires. Cela n’inclut pas l’ensemble des frais RH. Si une association ou une coopérative reprend, il faudra intégrer les ETP dédiés.
Quel regard porte la Ville sur Les Beaumonts aujourd’hui ?
L’équipe municipale du maire Emmanuel Denis a porté le projet. Celui-ci est aussi vice-président de la Métropole, et à ce titre, il est aussi président de la SET. La Ville ne souhaitait pas un gros équipement totem comme ailleurs, mais un lieu de vie sociale du quartier. On sent qu’ils aiment le projet tel qu’il est. Ce qui ne devait être que du test, aujourd’hui, l’idée que cela reste un espace qui se transforme un peu tout le temps, ouvert à tout un tas d’initiatives, cela leur plaît.
La ville de Tours communique sur une vision un peu moins patrimoniale, et un peu plus sur la culture des alternatives qui peuvent se développer dans l’espace public ( guinguettes, friches, etc.). Ils assument le droit à l’erreur, ce côté expérimental. Les Beaumonts incarnent aussi cela. Par contre, faire rentrer cela dans un cadre technique et le pérenniser, pour les services financiers et juridiques de la ville, c’est une nouvelle équation à résoudre.
Cet article est publié en Licence Ouverte 2.0 afin d’en favoriser l’essaimage et la mise en discussion.