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Quelles limites à l’accueil inconditionnel des tiers-lieux ?

Comment le tiers-lieu, qui se veut ouvert à tous les publics, met-il en place les meilleures conditions pour y parvenir ? Retours d’expériences et stratégies de ménagements.

11 décembre 2023

On observe parfois un paradoxe dans les tiers-lieux : la volonté d’ouverture et la mixité des activités peut créer un flou d’incompréhension sur ce qui s’y fait concrètement et freiner ainsi l’adhésion d’un public élargi. Cet article, frayant entre différents exemples de terrain, est issu des recherches de Camille Breton, sociologue en préparation d’une thèse sur “L’architecture des communs dans les tiers-lieux ruraux de Nouvelle-Aquitaine”, cartographie les enjeux, écueils et réussites de la manière dont les configurations spatiales des tiers-lieux peuvent induire des configurations sociales.

L’une des seules caractéristiques propres aux tiers-lieux qu’il est encore possible d’énoncer comme invariant commun, c’est l’hybridation des activités qui s’y développent. On se gardera bien de nommer les autres particularités, tant il est difficile de définir le phénomène “tiers-lieux”. Cependant derrière la volonté d’hybridation des usages, on retrouve l’envie de diversité des publics à l’image de son territoire. Le tiers-lieu vise à s’adresser au plus grand nombre dans une démarche d’accueil inconditionnel, pour créer la rencontre inattendue de gens aux profils différents. France Tiers-Lieux le résume ainsi dans son rapport 2021 : “Résolument ouverts et lieux de convivialité, ils [les tiers-lieux] privilégient l’accueil inconditionnel et facilitent les rencontres informelles. Ce sont les interactions sociales imprévues qui font aussi la valeur du tiers-lieu.” 

Or pour qu’il y ait accueil physique et humain, un soin particulier doit être porté à l’espace qui provoque et entretient la rencontre. D’ordinaire mis entre parenthèses dans les écrits sur les tiers-lieux, nous proposons ici de révéler le “lieu”, qui constitue le tiers-lieu, comme facilitateur de convivialité.  En 2018, le Coopérative Tiers-Lieux de Nouvelle-Aquitaine, dans son guide à l’usage des collectivités, indiquait : “Trouver un bâtiment et organiser des travaux est simple, mais c’est complètement secondaire dans la création d’un tiers-lieu.” Il semblerait que l’édition 2022 du guide “Penser les espaces : un véritable enjeu pour les tiers-lieux”, par la même coopérative, voit les choses d’une autre manière, tout en restant assez timide sur les questions de dispositifs spatiaux et en focalisant particulièrement sur la contrainte imposée par les murs. Mon travail de recherche tend à valoriser l’objet architectural comme révélateur de potentiels d’usages, et non comme frein à l’hybridation.

Nous évoquerons ici autant la dimension symbolique (identité, patrimoine, lisibilité…) que physique (dispositifs spatiaux, esthétique…) des espaces à travers une analyse architecturale du “design de la rencontre”, mis en œuvre consciemment ou inconsciemment dans quelques tiers-lieux. Le corpus d’exemples se limitera à des exemples de tiers-lieux ruraux situés en Nouvelle-Aquitaine car il correspond au terrain d’étude de mon travail de recherche. Ces observations seront, autant que possible, généralisables à l’échelle du territoire français mais certaines spécificités locales persisteront. Les tiers-lieux “urbains” seront peu évoqués car en dehors de mon champ d’analyse. 

Les fractures symboliques de l’accueil inconditionnel

On observe parfois une difficulté de communication entre les habitants d’un territoire et les créateurs de tiers-lieux venant d’ailleurs. Ces derniers s’efforcent de proposer une offre alternative de services qui rompt avec les codes habituels de consommation, en poussant les usagers à s’emparer de la programmation des activités pour mieux répondre à leurs besoins réels. Ils tentent de s’ouvrir à toute la population, dans la limite de leur connaissance nouvelle du territoire et de leurs a priori. Ils veulent un tiers-lieu qui leur ressemble, mais ouvrent la porte à une participation habitante, diversifiée et collective. Ce faisant, ils créent volontairement un flou autour d’un champ infini des possibles. Avec un vocabulaire souvent hérité des makers californiens ou des professionnels de la sphère culturelle française, ils créent malgré eux une distance entre intention et réalité. Cette fracture sémantique est d’autant plus visible dans les milieux ruraux que j’ai pu observer et elle crée une division entre nouveaux arrivants et habitants de longue date.

En effet, la lisibilité des activités ne va pas de soi. D’une part, les moyens de communications ne peuvent atteindre tout le monde. Certains vont diffuser les événements essentiellement par voie numérique (site internet, newsletter, réseaux sociaux, groupe whatsapp…) en négligeant la voie plus traditionnelle propre au monde associatif (affichage en mairie et dans les commerces de proximité, publication dans les journaux locaux…). Ce faisant, une certaine tranche de la population ne peut être atteinte, en particulier les séniors, qui sont pourtant des piliers du monde associatif dans les communes rurales. Il reste alors le bouche à oreille qui ne peut éviter une certaine transformation de la réalité. Il n’est pas rare d’entendre des accusations du type : “Et moi quand j’étais au conseil municipal, un jour j’ai même entendu quelqu’un qui m’a dit mais c’est quoi ce truc ? C’est une secte ?” (C. usager d’un tiers-lieu, avril 2023) Afin de prévenir ce genre d’étiquetage, le porte-à-porte reste le meilleur remède pour expliquer qui l’on est.

“Il y a peut-être, je dis bien peut-être, peut-être pas eu le travail de voisinage nécessaire pour se faire connaître, expliquer avec des mots compréhensibles par le commun des mortels d’un village rural. Parce que moi je me pique de connaître un peu de vocabulaire mais la première fois qu’ils m’en ont parlé… […] c’est pas une critique, c’est un constat. Tellement imprégné de tous ces trucs là, c’est leur projet c’est normal quelque part. Faut aussi laisser le temps aux gens de s’approprier ça.“ C. usager d’un tiers-lieu, avril 2023

Au-delà du moyen de communication, c’est le choix des mots qui peut parfois créer la rupture. En commençant par le terme de “tiers-lieu” désormais très connoté à force de médiatisation. On croise de plus en plus de porteurs de projet qui bannissent ce terme de leur vocabulaire lorsqu’ils parlent aux gens du territoire. Afin de rester accessibles, ils utilisent davantage les expressions “lieu de vie” ou “lieu associatif” afin de se rattacher au connu et ne pas mettre à distance les acteurs préexistants du territoire. Lorsque ce n’est pas le cas, la rupture peut sembler irréversible et devenir finalement une marque de fabrique n’attirant qu’une strate de la population. Certains l’assument, d’autres le subissent : “Parce que je me souviens une fois il y avait une vidéo qui avait été montée et c’était assez conceptuel et je sais qu’ici il y a beaucoup de gens qui reprochaient en disant « on comprend rien à ce qu’ils disent » donc Q. m’avait demandé mon expérience. Écoute, j’ai dit, tu ne vas pas commencer à niveler par le bas. Gardez votre vocabulaire, gardez vos idées hautes et puis si les gens ça ne leur convient pas et bien tant pis, ils viendront boire des coups à la guinguette et puis ça ira.” (K. bénévole dans un tiers-lieu, avril 2023)

Cela transparaît également dans un vocabulaire esthétique marqué par une culture de l’alternative, en référence au mouvement squat. Cette esthétique de la récupération (meubles de brocante, détournement d’usages…) et de la débrouille (DIY, réemploi…) ne va pas sans véhiculer un sentiment d’appartenance à un mouvement fortement engagé dans une transition politique et écologique, qui peut aller jusqu’à prôner une décroissance radicale. Ceux qui ne se reconnaissent pas dans ces exigences de sobriété auront ainsi du mal à se sentir accueillis dans ces lieux car cela ne correspond pas à leurs codes habituels de consommation. En d’autres termes, cette esthétique peut s’apparenter pour certains à du désordre, voire du laisser aller, et devenir ainsi repoussante.

Dans la plupart des cas observés, cette esthétique de la “frugalité punk” semble dominer malgré toutes les affirmations de singularité. “PANG ! la gare”, tiers-lieu creusois implanté dans une gare ferroviaire désaffectée, souligne cette homogénéisation en déclarant dans sa charte esthétique : “Nous avions en tête plusieurs tiers-lieux ou espaces intermédiaires, dont les choix d’aménagement traduisent souvent des esthétiques issues du DIY [Do It Yourself = faire soi-même] ou des premiers squats d’artistes des années 80. Il nous apparaissait important de remettre en critique ces esthétiques, parfois uniformisantes, et d’investir une vision singulière pour la réhabilitation de la gare.” Cependant, peu de lieux semblent prendre conscience de cet “effet de mode” esthétique. Il faut dire que les moyens financiers alloués à la décoration sont rarement conséquents et les réflexes vont naturellement vers la récupération de dons, à l’image d’une culture généreuse des communs et du non marchand. 

“Donc on fait avec ce qu’on a mais en essayant que ce soit pas trop moche quand même. De toute façon c’est ça, c’est consommer le moins possible aussi, c’est dans l’esprit. Le moins possible faire intervenir l’argent.“  D. salarié d’un tiers-lieu, avril 2023

Les tiers-lieux engagés dans la transition écologique, ont pour la plupart un discours d’ouverture : “Donc voilà y’a des toilettes sèches partout et ce que j’ai fait c’est que je l’ai transformé pour que ça fasse pas « baba cool crade ». Parce que pour moi c’est important que si tu donnes un exemple, il fasse envie” (K. bénévole dans un tiers-lieu, avril 2023). Puisqu’il n’est pas facile d’affirmer un changement radical lorsque l’on cherche à accueillir du public, d’autant plus dans cet exemple de tiers-lieu culturel où le public paye son entrée pour assister à un événement, il faut donc mettre les moyens esthétiques pour familiariser un public non conquis. 

Mais cela est-il aussi inclusif que souhaité ? Une prise de conscience par les acteurs des tiers-lieux de la puissance de ce vocabulaire esthétique est nécessaire car elle est souvent utilisée de manière inconsciente et automatique, ce qui peut s’avérer parfois contre productif vis-à-vis des habitants du territoire. PANG ! l’affirme par la création d’une commission esthétique visant “à tisser une cohérence entre les valeurs du lieu et son identité visuelle et physique”, afin de pallier aux risques d’élitisme intellectuel et d’inclure tous ceux qui veulent bien mettre la main à la pâte.

S’affranchir des contraintes du bâtiment

D’un point de vue plus pragmatique, les dispositifs spatiaux observés dans les tiers-lieux sont eux aussi parfois à l’origine d’incompréhensions lorsque la rencontre ne se fait pas malgré tous les efforts mis en œuvre. On ne peut évacuer catégoriquement la contrainte imposée par les murs. En effet, la grande majorité des tiers-lieux prennent place dans des bâtiments existants, il faut donc composer avec une configuration spatiale préexistante qui ne correspond pas aux usages prévisionnels.

Dans certains cas, c’est la complexité du bâtiment qui va poser problème. Certains tiers-lieux utilisent “l’exception associative” pour éviter les contraintes réglementaires de la création d’un ERP (établissement recevant du public) au sens législatif. En effet, la loi impose à tout bâtiment recevant du public – qui n’est donc ni un bâtiment d’habitation, ni un bâtiment de bureaux – de se mettre en conformité avec une réglementation incendie et accessibilité plus stricte que dans les autres cas. Ces lieux font le choix de n’accueillir que des adhérents et entrent ainsi dans un flou juridique qui les épargne… jusqu’ici. En prenant le pari, risqué mais conscient, de ne pas se déclarer en ERP, ces tiers-lieux se rattachent ainsi au code du travail et s’évitent une mise en accessibilité complexe pour les personnes à mobilité réduite (en plus d’une réglementation incendie renforcée). C’est en réalité la responsabilité pénale du maire, en temps que premier magistrat de la commune, qui sera engagée, en plus de celle des responsables de l’association. Certes choisie pour des questions évidentes de flexibilité spatiale et des contraintes financières pesantes, le risque juridique de cette “astuce” n’est pas négligeable. Mais cela pose aussi des questions de cohérence avec les valeurs d’inclusion prônées par les tiers-lieux : comment garantir l’accueil inconditionnel des personnes en situation de handicap lorsqu’on ne respecte pas les normes d’accessibilité ? Encore une fois, une solution alternative est à chercher… et à ne surtout pas mettre de côté. 

Enfin, c’est a priori la question du cloisonnement qui crée le plus de frustrations dans un bâtiment existant. Cloisonnement que l’on accusera facilement de bloquer la rencontre lorsqu’il est trop présent et qu’il morcelle l’espace. Cependant dans les cas observés, la partition existante du bâtiment est rarement un problème, au contraire elle stimule l’hybridation en créant des sous espaces d’activités. Il suffira alors de laisser les portes ouvertes pour fluidifier les rencontres, de parfois faire tomber une cloison dans des endroits stratégiques, mais en aucun cas de “tout casser” car ce réflexe peut vite s’avérer contre productif. C’est en particulier le cas dans les fablabs. A “l’Établi”, installé à Soustons dans les Landes depuis 2018, les fondateurs ont d’abord pensé l’espace comme ouvert et modulable en installant une immense table de travail centrale qui parcourt tout le local, de l’entrée à la salle des machines en ne faisant qu’un. En éprouvant les usages au fil des années, il semble aujourd’hui indispensable de repenser la configuration spatiale car les machines créent trop de nuisance sonore pour les coworkers. Cet effet d’ouverture, consciemment dessiné pour “forcer les geeks à aller vers la rencontre”, devient aujourd’hui un frein à la fidélisation des utilisateurs. A “la Planche”, tiers-lieu pensé autour d’un atelier bois dans le centre de Bordeaux, les bureaux ont été isolés dans un caisson acoustique au-dessus de la salle des machines afin d’éviter cette nuisance. 

Trois principes à éprouver : l’inachevé, la centralité et l’ouverture

Une fois ces constatations faites sur les barrières qui peuvent brouiller l’accès, quelles solutions spatiales peuvent être envisagées pour éviter l’entre-soi ? Chaque territoire devra trouver sa solution. Toutefois quelques observations de dispositifs éprouvés peuvent être pris en exemple. Voici ici trois grands principes à envisager.

Tout d’abord, rappelons que la configuration spatiale doit permettre l’appropriation pour que le projet devienne commun. C’est pour cela que l’on parle d’encapacitation des usagers, à la différence d’une offre de services classiques. Il faut que les gens “prennent les choses en main”, qu’ils “mettent la main à la pâte”, qu’ils fassent quelque chose par eux même pour se sentir concernés, et ce au-delà de proposer des activités. De nombreuses réhabilitations de tiers-lieux passent par l’expérience du chantier participatif, afin que les bénévoles fabriquent littéralement leur lieu. Même si cela se limite à une couche de peinture, il est important que le geste concrétise l’intention du “faire ensemble”. Mais pour que cela soit possible, il faut un bâtiment qui leur laisse la place. L’architecte Nicole Concordet parle d’espace “non-fini” dans ces projets, notamment au “Confort Moderne” à Poitiers : “Nous proposons une architecture non finie en opposition à une architecture définitive pour favoriser une nouvelle appropriation, une liberté d’usage des lieux par les utilisateurs actuels. L’appropriation des lieux ne doit pas être surdéterminée par l’architecture.” (Chroniques d’architectures, 10/10/2017, en ligne)

Cette posture doit permettre de ne pas figer les espaces et de leur donner une souplesse d’usages permettant à la fois des appropriations multiples et des possibilités d’évolution. Pensant au début de mon travail que les tiers-lieux se caractérisent par des solutions spatiales innovantes en termes de modularité (cloisons mobiles, mobilier adaptable…), j’ai plutôt constaté sur le terrain une absence de dispositifs techniques. Il s’agirait de ne pas attribuer une fonction à un espace, lui permettant ainsi de se transformer en fonction des besoins et des envies : “Le grand salon pour moi c’est vraiment l’espace commun à l’intérieur, à la fois pour manger, pour avoir les réunions avec ceux qui font pas partie de l’équipe permanente. Et vraiment l’endroit où quand il y a quelqu’un qui vient nous faire un coucou, ben c’est plutôt dans ce salon-là qu’on l’accueille” (B. salariée d’un tiers-lieu, avril 2023). Les espaces sont ainsi nommés en référence à une caractéristique plutôt qu’une fonction, afin d’entretenir cette impression de non-fini et de librement appropriable.

D’autre part, on observe dans tous les tiers-lieux la nécessité de créer une centralité comme lieu de rencontre. Ce point de passage obligé, qui se trouve sur le cheminement naturel des usagers, est le catalyseur des interactions sociales. Cet espace central, haut lieu de la convivialité, est très souvent la cuisine commune, la machine à café ou le bar associatif. En effet, c’est en se retrouvant autour d’une pratique familière, que les rencontres informelles vont avoir lieu. On pourrait presque aller jusqu’à dire “sans machine à café, pas de tiers-lieu”. Il est donc primordial de réfléchir à l’emplacement stratégique de cet espace de restauration, à la fois central – pour avoir le moins de chemin possible à parcourir – et dans un lieu de passage – pour provoquer la rencontre.

On peut également remarquer que cette “cantine” porte une symbolique intime et domestique. C’est pour cela que l’on entend souvent parler de seconde maison : “Pour moi ici c’est pas la maison mais c’est le tiers-lieu, c’est le côté « je viens bosser à un endroit et en même temps ça ressemble à une maison ». C’est un lieu qui est agréable, et pour travailler et pour vivre. Donc c’est presque la deuxième maison.” (B. salariée d’un tiers-lieu, avril 2023) Ce vocabulaire domestique se retrouve également dans la dénomination des autres espaces et dans l’esthétique du mobilier. Comme évoqué plus haut, ces objets de récupération sont souvent issus des recycleries locales et donc des maisons des alentours, recréant ainsi une atmosphère familière et désuète, à l’image de la maison chaleureuse de nos-grands mères.

Enfin, l’ouverture au public nécessite la compréhension et l’intégration au territoire. Pour cela, il existe plusieurs moyens de s’intégrer à un tissu existant. Le premier peut sembler évident mais il n’est pas mis en œuvre dans tous les tiers-lieux observés malgré leur discours d’ouverture : il s’agit de réserver un mur de libre affichage dans les espaces de convivialité. Cela permet à la fois de renouveler le pouvoir d’agir de l’usager – qui peut afficher ce qui lui semble juste, sans validation nécessaire – et à la fois de dresser un portrait de territoire à travers ces événements et ces propositions. Plus ce terrain d’expression est vaste et central, plus il semblerait que l’on évite le repli sur soi grâce au “pouvoir des murs” du tiers-lieu.

Un autre moyen plus radical consiste à pratiquer régulièrement le “hors les murs” en réfléchissant à l’échelle de la commune ou de l’intercommunalité. Si les activités quotidiennes du tiers-lieu (espaces de travail, ateliers loisir, café…) ont logiquement lieu dans le bâtiment identifié comme tel, cela n’empêche pas de prévoir des événements plus exceptionnels dans d’autres espaces. Les salles municipales sont souvent sous utilisées dans les communes, il y a donc matière à utiliser ces lieux bien dimensionnés et équipés pour recevoir du public. Cela permet de limiter les dépenses d’investissement pour le tiers-lieu et surtout de faire venir un autre public, plus familier des événements populaires que des réunions culturelles. Pour cela, il faudra bien-sûr revoir la communication en conséquence, autant d’un point de vue graphique et sémantique que par les modes de diffusion. Et qui sait, cette première expérience en “terrain neutre” pourra peut-être donner envie aux locaux de pousser la porte du tiers-lieu.

Au-delà des cas exceptionnels mentionnés ci-dessus, il est important de considérer l’insertion urbaine du tiers-lieu et son rapport à l’espace public : certains vont choisir un emplacement central en bord de route principale, d’autres vont chercher à recréer une place publique pour s’insérer dans la vie communale, et d’autres encore vont choisir l’éclatement. C’est par exemple le cas de la Smalah, tiers-lieu dans les Landes, qui s’est installé dans trois sites distincts, sur deux communes limitrophes. Cela permet de varier les activités (café associatif, espace de formation, atelier de fabrication) grâce à des typologies et des ambiances différentes. Mais cela a la vertu également, pour les salariés en particulier, d’être toujours en mouvement et de ne jamais oublier qu’ils appartiennent à un territoire. Ils évitent ainsi physiquement le repli sur soi puisqu’ils font plusieurs fois par jour des trajets d’une dizaine de minutes entre les différents sites. Cet arpentage permet également plus de visibilité pour les habitants.

Construire du commun : une expérience en cours

Il est difficile de proposer des solutions spatiales généralisables à tous les lieux, car la vision de “l’accueil inconditionnel” est propre à chaque collectif. Cette complexité s’explique aussi par le fait qu’il n’y a pas de typologie architecturale propre aux tiers-lieux : on constate qu’il s’agit en grande majorité de réhabilitation de bâtiments anciens mais les formes et les échelles varient grandement de la halle agricole à la maison d’habitation, en passant par le petit commerce de centre bourg et le local communal. Il faut donc passer par des expérimentations et une mise en commun des savoirs pour réussir à se projeter dans un espace pourvu d’infinies possibilités. Il faut du temps et de l’énergie pour réussir à construire une architecture qui traduit les valeurs du collectif. Cela passe par une écoute attentive de tous les publics mais aussi par une valorisation du “droit à l’erreur” et de l’impermanence. En effet, un tiers-lieu ne devrait jamais être  considéré comme “fini” car il ne pourrait alors plus se transformer au gré des envies et des rencontres. Ainsi le bâtiment devrait également être en constante transformation et ne jamais atteindre un état “neuf” ou “fini” qui serait symbole d’achèvement. Au contraire, cet état, bien que précaire et inconfortable, génère de la créativité et un élan de perpétuel projet. Reste à chercher le juste équilibre entre stimulation permanente et sentiment d’accomplissement pour garantir la bonne santé mentale des porteurs de projet.

Cette posture réinterroge les habitudes en matière de projet architectural : Comment transformer les méthodes de conception ? Comment redistribuer les rôles entre concepteurs et usagers ? Comment rendre possible une conception collaborative ? Comment assouplir les obligations normatives pour provoquer ce changement de paradigme ? Le monde de la construction est-il prêt à favoriser une “architecture des communs” ? Autant de questions qui invitent à repenser le lieu, au même titre que le tiers-lieu, comme laboratoire de transformation.

Cet article est publié en Licence Ouverte 2.0 afin d’en favoriser l’essaimage et la mise en discussion.