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Les Oasis, d’un habitat communautaire à des tiers-lieux ouverts sur leur territoire ?

Des communautés intentionnelles engagées dans les transitions

29 mai 2024

Alors que dans le débat public une notion de communautarisme vient menacer l’idée d’un universalisme républicain, la dynamique lancée par une nouvelle vague de communautés néorurales quittant les villes pour créer de nouvelles micro-sociétés utopiques est controversée. Entre les échecs répétés des collectifs dont elles sont les héritières et les conflits militants portant sur le choix du mode d’action, comment ces communautés dites intentionnelles s’inscrivent-elles dans leur territoire comme actrices politiques engagées pour une transition écologique et sociale embarquée ?

Communauté intentionnelle est l’un des nombreux noms que prend ce phénomène. Celle-ci désigne, selon la définition de Timothy Miller reprise par Michel Lallement dans son livre L’Âge du faire, une communauté dont les membres « possèdent un objectif commun et se placent, pour l’atteindre, aux marges de la société » Lallement, M. (2015). L’Âge du faire : Hacking, travail, anarchie (pp. 107-141). Paris : Le Seuil.).. D’autres critères sont ajoutés à cette base : la primauté de l’intérêt collectif sur l’intérêt individuel ; le partage d’un lieu de vie ; un sens affirmé des relations sociales ; et un partage économique selon des modalités choisies. Cette définition embrasse ainsi un large éventail d’organisations, de l’écovillage rural à l’habitat participatif urbain, en passant par les communautés étudiantes ou religieuses Communities Directory – Find Intentional Communities (ic.org). Les objectifs de ces collectifs s’étalent également sur un large spectre de domaines, d’une raison d’être centrée autour de la religion à des organisations politiques cherchant à s’organiser autour de principes libertaires, identitaires ou encore sociétaires Lallement, M. (2019). Un désir d’égalité (p. 9-28). Le Seuil.. Aujourd’hui, nombre d’entre elles se saisissent en outre de la question écologique à travers l’adoption collective de pratiques sobres. Mutualisation des espaces et des équipements, régime végétarien, végétalien ou locavore, développement du low-tech ou encore réduction voire autoproduction des consommations d’eau et d’électricité : ces communautés se font les espaces d’expérimentation de modes de vie à moindre impact en vue d’une transition écologique pour laquelle elles s’engagent Daly, M. (2017). Quantifying the environmental impact of ecovillages and co-housing communities : A systematic literature review. Local Environment, 22(11), 1358-1377. En France, le réseau des oasis né du Mouvement des Colibris au début des années 2000 porte ces engagements au sein de ses quelque 1300 collectifs adhérents. A partir d’une enquête réalisée sur le réseau des oasis et d’une monographie de l’une d’entre elles réalisées entre mars et juillet 2023, revenons sur la genèse du phénomène des communautés intentionnelles en France et sur la manière dont celles-ci s’inscrivent dans leur territoire pour porter un projet de transition écologique et sociale. 

Une brève histoire des mouvements communautaires en France 

Le projet d’une communauté alternative à la marge d’un système dominant contesté a déjà fait l’objet de nombreuses expérimentations par le passé. Au XIXe siècle, le mouvement anarchiste voit émerger parmi ses partisans une branche communautariste qui donnera naissance aux colonies libertaires. Formées en opposition à une organisation sociale et politique défaillante, elles trouvent leurs inspirations auprès des penseurs des utopies sociales que sont Charles Fourier, Robert Owen, le comte de Saint-Simon ou encore Etienne Cabet. Ainsi, des collectifs se saisissent des modèles qu’ils décrivent et se constituent en microsociétés pour leur donner vie. Phalanstère, familistère, communauté ou encore village de coopération : ces « utopies sociales » se forment autour de grands principes conducteurs qui touchent alors aux relations femmes-hommes, à l’éducation, à la spiritualité et à l’organisation du travail. Le succès de ces expériences est mesuré, et seul le familistère créé par le philanthrope Jean-Baptiste André Godin en 1859 constitue une expérience durable du fouriérisme encore en fonctionnement aujourd’hui, tandis qu’aux Etats-Unis, les tentatives d’application de la société icarienne d’Etienne Cabet ne semblent pas perdurer dans le temps. 

La première moitié du XXe siècle accueille de nouvelles formes d’expériences communautaires, des milieux libres anarchistes aux communautés de l’Arche dont est issu le phénomène hippie américain Stuppia, P. (2016). La révolution dans le jardin. Utopies communautaires et expériences néo-rurales françaises après Mai 68. Éducation et sociétés, 37(1), 49-64.. En France, les années 70, marquées par les événements de mai 68, semblent constituer la seconde étape majeure dans une histoire sociale des utopies communautaires. Parmi les soixante-huitards se forment alors des collectifs qui décident de quitter les villes pour donner vie à leurs aspirations dans un monde rural perçu comme vide et harmonieux, à l’opposé du monde urbain saturé et dissonant. Les néoruraux voient dans ces espaces les effets de la désertion institutionnelle et démographique, qui ouvre dans un même temps la voie à une autoconstruction idéologique concrète par la création de microsociétés. Ils y poursuivent une quête de bonheur forgée autour de la redéfinition de notions centrales à la société qu’ils critiquent : le travail, la famille, la consommation, le rapport à la nature. Si ce phénomène de « retour à la nature » Hervieu-Léger, D., & Hervieu, B. (1979). 1. Exodes utopiques. In Le retour à la nature (p. 13-37). Le Seuil. connaît une expansion fulgurante dans les années qui suivent mai 68, il vit une retombée presque aussi rapide, et 95% des près de 500 collectifs alors formés n’existent plus à la fin de l’année 1972.  

Une troisième vague d’utopies communautaires apparaît au début des années 2000 suite au manifeste de Pierre Rabhi pour des Oasis en tous lieux, renforcé successivement par les différentes crises économiques, sociales et sanitaires qui se sont succédé jusqu’à aujourd’hui. Le « projet Oasis » naît au sein du mouvement des Colibris en 2014 afin de rassembler des initiatives déjà existantes et d’accompagner l’émergence de nouveaux collectifs grâce à la production d’outils de gestion et à la création d’un réseau national. En 2020, ce projet s’émancipe du mouvement des Colibris et devient la Coopérative Oasis, qui propose désormais un accompagnement financier à la création d’oasis par le biais de l’épargne citoyenne. Ainsi, la carte des oasis recense en 2024 plus de 1 300 organisations, lieux d’habitation ou d’activité, installées ou en projet Habitats participatifs / Oasis – Carte des éléments (gogocarto.fr). Si ce recensement n’inclut pas l’ensemble des communautés intentionnelles en France, il met cependant au jour une dynamique citoyenne volontariste exponentielle, désormais centrée autour de l’écologie. 

Les oasis adhèrent ainsi à 5 principes protégés par une marque collective : (1) le partage et la mutualisation ; (2) la gouvernance partagée ; (3) l’ouverture sur le territoire ; (4) la sobriété ; et (5) la souveraineté alimentaire. Chacun de ces principes est appliqué à l’appréciation du collectif concerné, sans autre droit de regard que celui de ses membres. Malgré l’existence de nombreux réseaux d’écovillages et de communautés intentionnelles à travers le monde tel que le Global Ecovillage Network (GEN), il s’agit de la plus large initiative de structuration de ces collectifs autour de principes communs.  

« Plutôt qu’une dynamique de repli communautaire autarcique et insulaire, ces collectifs utopiques, formés en archipels, visent à inspirer et essaimer le modèle qu’ils défendent dans le reste de la société. »

Etudier l’utopie communautaire comme symptôme d’une époque et vectrice de changement  

Les organisations qui s’inscrivent dans la mouvance des utopies communautaires font l’objet de nombreuses controverses politiques. Déjà au XIXe siècle, elles sont mises en opposition à un socialisme scientifique tel que défendu par les théoriciens révolutionnaires comme Proudhon, Marx ou Engels. Il est ainsi reproché aux fouriéristes un manque de réalisme et d’objectivité ancrée dans la réalité sociale de l’époque Manfredonia, G. (2006). L’imaginaire utopique anarchiste au tournant du siècle. Cahiers Jaurès, 180(2). Pourtant, leur existence est bien le reflet historique d’une pensée politique et de dynamiques sociales qu’elles contestent en construisant leur propre voie de sortie Sallustio, M. (2021). Collectifs utopiques en milieu rural—Introduction. Civilisations, 70(1), 9-26.. Elles adoptent ainsi la stratégie de la défection (exit) selon la typologie d’Albert Hirschman pour protester contre un système défaillant et induire un changement qui dépasse les frontières de leur communauté. 

Plutôt qu’une dynamique de repli communautaire autarcique et insulaire, ces collectifs utopiques, formés en archipels, visent à inspirer et essaimer le modèle qu’ils défendent dans le reste de la société. Cet essaimage s’appuie sur une organisation rhizomatique des communautés entre elles et dans leur inscription au sein d’un territoire Gehman, J., Etzion, D., & Ferraro, F. (2022). Robust Action : Advancing a Distinctive Approach to Grand Challenges. In A. Aslan Gümüsay, E. Marti, H. Trittin-Ulbrich, & C. Wickert (Éds.), Organizing for Societal Grand Challenges (Vol. 79, p. 259-278). Emerald Publishing Limited.. Elles recourent à la force du récit, à la contagion par l’exemple, donnant à voir la réalisation d’un imaginaire qui n’existe pas ailleurs qu’en ces lieux pour en inspirer d’autres à émerger dans leur voie propre. L’utopie concrète participe ainsi à la construction d’une pensée alternative et en inspire la réalisation, à condition qu’elle soit ancrée dans l’histoire et le contexte socio-économique du monde dont elle émerge Abensour, M. (2001). Pour une philosophie politique critique ? Tumultes, 17-18(2-2002-1), 207-258..  

Les communautés intentionnelles se veulent donc résolument engagées dans la voie d’une transformation sociale. Mais pour ce faire, elles rejettent d’un même coup l’opposition frontale et le conformisme législatif. Leur stratégie réside dans l’investissement des interstices laissées libres par le système qu’elles contestent. C’est ainsi qu’elles concrétisent leur utopie dans le monde réel et instiguent de fait une transformation dans le présent Olin Wright, E. (2017). Utopies réelles. Éditions La Découverte..  

Le choix communautaire : implications et gestion du facteur humain 

Contrairement aux tiers-lieux, et bien qu’il ne soit pas exclu que certains collectifs l’adoptent, les communautés intentionnelles ne pratiquent pas en principe l’accueil inconditionnel au sein du collectif d’habitants et habitantes. La bonne gestion des relations humaines justifie l’existence d’un processus d’entrée en plusieurs étapes. Celui-ci a pour objectif de favoriser la bonne intégration des individus et d’anticiper les impacts potentiels de cette intégration sur l’équilibre du collectif. Il comprend entre autres  une rencontre entre les candidats et la communauté sous la forme d’un ou de plusieurs séjours de durées variables, ainsi que le dépôt d’une lettre d’intention faisant état des motivations de l’individu candidat. La décision de l’accueil se fait ensuite selon les modalités prévues par la communauté. Au sein du réseau des oasis, où la gouvernance partagée est une pratique institutionnalisée, cette décision est fréquemment prise en gestion par consentement : le rejet d’une candidature ne peut se faire qu’en cas d’objection majeure soulevant un danger immédiat et objectif pour la communauté.  

Il est parfois reproché à cette pratique de sélection d’être procédurière et de contribuer à un manque d’inclusivité au sein de ces collectifs. Dans ces communautés intentionnelles, la sélection est couplée d’un temps d’insertion et d’un effort collectif pour la bonne intégration de la personne arrivante. C’est en effet là que résident tant l’écueil principal que la richesse des communautés intentionnelles : le facteur humain. Tantôt affublé de l’affectueux « précieux » ou de l’injurieux « putain de », la gestion du facteur humain constitue la pierre angulaire de l’expérimentation que se proposent de faire les collectifs engagés dans cette voie : celle du « vivre ensemble ». L’importance de cet aspect ressort dans l’effort déployé par la Coopérative Oasis pour préparer les collectifs de son réseau à ce sujet. Un tiers des intervenant·e·s du MOOC « Concevoir une oasis » qu’elle propose se revendiquent en effet spécialistes du facteur humain.  

Au sein du réseau des oasis, les outils proposés pour gérer le facteur humain sont nombreux et sont mobilisés à chaque moment de la vie du collectif. Il s’agit donc du processus d’entrée, mais également de la mise en place de la gouvernance partagée, de la communication non-violente souvent pratiquée au quotidien, de la médiation des conflits, des temps de célébration. Dans ces communautés, les relations sociales sont parfois difficiles à qualifier tant ce mode de vie est embarquant pour chaque sphère de la vie sociale – ils sont famille, amis, collègues. Les conditions de l’expérimentation menées par les communautés intentionnelles sont donc celles posées par la définition de Timothy Miller comme par les engagements du réseau des oasis : elles mettent en place un modèle de société à moindre échelle où l’intérêt général prime sur l’intérêt individuel sans compromettre le bien-être des individus dans un cadre de transition écologique. Elles se donnent ainsi pour mission d’expérimenter les modalités de la coopération comme mode de vie, en postulant l’importance d’un sens de communauté pour parvenir aux objectifs de la transition dans un nouveau paradigme du prendre soin. Par le choix du modèle communautaire, elles se veulent des laboratoires vivants montrant à voir l’application de scénarios de transition comme ceux de la frugalité ou de la coopération territoriale proposés par l’ADEME, tout en faisant émerger les écueils et les pistes de solutions pour les transformations sociales et organisationnelles qu’ils impliquent.  

« Ces organisations sont résolument engagées dans la voie d’une transformation sociale au-delà des frontières de l’espace qu’elles investissent. »

S’ouvrir sur le territoire et faire tiers-lieu 

Bien qu’il ne soit pas exclu que certaines d’entre elles s’y essaient, les communautés intentionnelles du réseau des oasis ne pratiquent donc pas l’accueil inconditionnel dans l’intégration d’individus au sein de leur habitat. Cela se justifie tant par les facteurs exposés précédemment que par un souci d’espace et de capacité d’accueil. Cependant, elles rejettent explicitement un modèle autarcique excluant par l’adoption du principe d’ « ouverture sur le monde ».  

Comme évoqué plus haut, ces organisations sont résolument engagées dans la voie d’une transformation sociale au-delà des frontières de l’espace qu’elles investissent. Leur arrivée n’est ainsi pas anodine sur un territoire, et il n’est pas rare que des collectivités s’opposent à l’installation d’un collectif sur leur circonscription. Avant même leur installation, elles se trouvent donc engagées de fait dans un dialogue avec les pouvoirs publics locaux. Une fois installées, ce dialogue se poursuit inévitablement, quoique l’engagement des collectifs dans la vie politique locale prenne différentes formes et dépende en grande partie des besoins du territoire. 

Prenons l’exemple de l’Oasis du Coq à l’Âme, écohameau situé en Charente : après avoir vu son projet d’installation rejeté par de nombreuses collectivités, elle a fini par s’installer dans une zone rurale peu densément peuplée au nord d’Angoulême. Pour les besoins de son projet, elle s’est vite investie dans la définition des plans locaux d’urbanisme (PLUI) auprès de la municipalité dont elle dépend. Elle est également partenaire du centre social et y anime des temps conviviaux comme la ludothèque mobile intercommunale, ainsi que des formations sur les outils informatiques pour lutter contre la fracture numérique. Au niveau régional, elle est impliquée dans le dispositif du service civique, accueillant des formations organisées par son réseau local. Enfin, à l’échelle nationale, elle est suivie dans le cadre de sa labellisation en tant qu’éco-quartier.  

Mais son engagement dans la vie de son territoire ne s’arrête pas là : comme de nombreuses autres communautés, elle accueille régulièrement des visiteurs et visiteuses à l’occasion de son marché artisanal mensuel, de son festival annuel, de stages de vacances pour les plus jeunes ou encore dans le cadre de sa ressourcerie. Des visiteurs libres s’y rendent par ailleurs quotidiennement. Cette ouverture a pour objectif la sensibilisation d’un public extérieur au projet et participe à la dynamique du territoire. Elle est ainsi un lieu de vie et de sociabilité pour toute une communauté qui s’étend au-delà des habitants et habitantes de l’écovillage. 

Quoique l’engagement dans cette voie varie d’un collectif à un autre, nombre de communautés intentionnelles sont donc amenées à interagir avec leur territoire. L’opacité qui entoure ce phénomène, teintée par une crainte des communautarismes ou des séparatismes alimentée par le débat public, semble ainsi en décalage avec la réalité de ces collectifs. Et si le réseau des oasis formalise un axe  d’ « ouverture sur le monde » de manière si explicite, c’est précisément pour lutter contre l’image sectaire qui colle à la peau des communautés intentionnelles.

On ne saurait cependant ignorer ce risque : des témoignages de dérives dénoncées par d’anciens habitants ou des proches existent, et les écovillages font l’objet d’une entrée dans le rapport 2022 de la Miviludes. Mais les membres des communautés intentionnelles en sont souvent conscients, et sans avoir encore élucidé cette question, elles continuent donc à accueillir et à communiquer sur leurs pratiques, se confrontant ainsi continuellement à des opinions divergentes tout en défendant le choix de leur mode de vie comme mode d’action politique.  

Cette ouverture n’est pas propre au seul réseau des oasis, quoique l’ampleur de ce réseau, particulièrement structuré dans la galaxie des communautés intentionnelles, lui permette de rendre cet aspect visible et d’en faire une véritable revendication politique. De nombreuses autres communautés en France comme à travers le monde accueillent également du public de manière régulière et documentent leur mode de vie. Les expériences passées des communautés intentionnelles des années 70 ont marqué les territoires comme les individus impliqués et nourrissent les nouveaux collectifs de leurs enseignements. Plutôt que de se saisir d’une toile vierge pour y projeter un monde nouveau, l’enjeu est aujourd’hui à la reconnaissance d’un déjà-là et à la rencontre entre ces arrivant·e·s et leur territoire d’accueil. Il s’agit donc de faire tiers-lieu et d’ouvrir cette dynamique utopique à un échange entre communautés et territoires, pour mieux essaimer mais aussi pour coconstruire un projet de transformation sociale plus inclusif et holistique. 

Cet article est publié en Licence Ouverte 2.0 afin d’en favoriser l’essaimage et la mise en discussion.