« Ils se multiplient aujourd’hui en réponse à la raréfaction des espaces d’humanité, de partage et de vie démocratique. »
Léa Massaré di Duca lançait en 2016 une exploration internationale des tiers-lieux. Aujourd’hui consultante, conférencière et fondatrice de l’Amarre à Toulon, elle nous fait un tour d’horizon.
Qu’est-ce qui vous a poussée à lancer cette exploration, baptisée Wide Open Project, et à étudier les tiers-lieux dans une douzaine de pays ?
Jeune diplômée, j’étais préoccupée par les crises sociales et environnementales que nous traversions (et que nous traversons encore). L’expérience de la ZAD de Notre Dame des Landes et de la jungle de Calais avait fait naître en moi le sentiment que nous sommes fortement conditionnés par les lieux dans lesquels nous vivons. Je me disais qu’à défaut d’arriver à transformer directement les individus, il serait possible d’agir sur les lieux, sur la manière de les animer et de leur donner du sens. J’ai observé, par exemple, la façon dont le tiers-lieu des Grands Voisins a produit à nouveau de l’espace commun, générant du lien social, dans une ville comme Paris où le prix du foncier l’a réduit à peau de chagrin. Je percevais dans ces initiatives et dans les communautés qui les menaient, l’éventualité d’un sursaut écologique, et même d’une possible rupture anthropologique qui pourrait changer la manière de faire société à partir de la réappropriation locale des territoires. Les tiers-lieux, les fablabs, les living labs, les makerspaces, les friches, les ZAD m’apparaissaient alors comme une constellation en train de s’allumer. Avec le Wide Open Project, j’ai voulu comprendre plus précisément ce qui constituent ces lieux, ce qu’ils ont en commun et ce qu’on pouvait en espérer.
Avez-vous noté des différences flagrantes entre les tiers-lieux que vous connaissiez en France et les projets que vous avez étudiés à l’étranger ?
A l’international, on met progressivement la lutte contre le réchauffement climatique au cœur du débat et on parle davantage de « community-led places ». On parle de communautés agissantes, de processus de participation, etc. Peu de projets se raccrochent finalement au concept de « third place » imaginé dans les années 1980 par le sociologue américain Ray Oldenburg, contrairement à la France qui a massivement adopté le terme de tiers-lieu. Ainsi, cette différence de langage n’est sans doute pas anodine, car, en mettant l’accent sur le lieu, on a peut-être favorisé, en France, la création de “lieux-concepts”, qui utilisent des « solutions sur étagère », comme mixer les usages, monter un coworking, un café, etc., et qui deviennent rapidement des coquilles vides. Cela devrait nous faire réfléchir sur la façon dont, en France, nous cherchons à qualifier les types de lieux de façon très générique au lieu de nous intéresser à leur portée politique, aux dynamiques de communautés et aux réalités locales et singulières qu’elles cherchent à transformer.
Y a-t-il des lieux qui vous ont particulièrement inspiré ?
J’en citerai trois. Tout d’abord le MSTC, mouvement des travailleurs sans toits à Sao Paulo : un réseau de tiers-lieux illégaux à l’endroit de bâtiments vacants, dont 9 de Julho, une occupation collective ouverte sur le quartier. Il s’agit d’une préfiguration impressionnante du futur des usages de mutualisation et de coopération au sein de logements sociaux. Aujourd’hui en France de nombreux bailleurs sociaux veulent évoluer vers des formes « tiers-lieux », je les invite à s’inspirer de ces modèles de la marge.
Ensuite, le Woelab à Lomé. Une utopie togolaise portée par l’architecte-anthropologue Sénamé Koffi. A rebours de pas mal de « smart cities » très déconnectées des réalités africaines, le projet propose une alternative lucide et ancrée pour faire face aux enjeux locaux. Un lieu ouvert, incubant des entrepreneurs d’intérêt général qui souhaitent agir sur un rayon de 2km… Une approche à l’intersection de l’internet libre, de l’esprit low-tech et des enclos d’initiation africains traditionnels. L’occasion pour moi de découvrir l’héritage immatériel des idées du feu capitaine Thomas Sankara.
Enfin, depuis 2018, la municipalité de Montréal s’est lancée avec le collectif Entremise, dans le déploiement d’une dizaine de projets de tiers-lieux transitoires dans ses bâtiments patrimoniaux vacants. Un franc succès qui est le fruit d’un travail de long cours sur l’imaginaire des occupations temporaires. La ville de Montpellier vient d’ailleurs de lui emboîter le pas avec son « permis d’imaginer », en complicité avec Plateau Urbain.
Avez-vous identifié une trame commune au sein de ces dynamiques de communauté ?
Les projets que j’ai observés et qui agissent véritablement sur leur environnement démarrent par une implication active et concrète sur le terrain : casser des murs, repeindre un bâtiment, aménager un espace commun, l’animer, etc. Partout dans le monde, cette volonté d’améliorer un fragment de son territoire, en se retroussant les manches ensemble, forme un mouvement spontané et organique de transformation du réel par l’action, par l’expérimentation. C’est sans doute ce qui relie le plus clairement les tiers-lieux les uns aux autres.
Et dans leur fonctionnement, avez-vous réussi à dégager quelques principes communs parmi tous ces tiers-lieux ?
J’ai effectivement pu étudier une grande diversité de modèles… institutionnels – comme le Laboratorio para la Cuidad de Mexico City – informels – comme 9 de Julho à Sao Paulo-, à l’échelle d’un bâtiment, d’un quartier ou d’un projet municipal… Des friches, des centres culturels, des fermes, des incubateurs… Leur trame commune se résume à quatre principes forts : se mettre à l’écoute des usagers, partir de ce qui est déjà-là, fédérer une communauté diversifiée, et enfin accepter la nature vivante, incertaine et expérimentale du processus.
Le premier principe consiste à remettre de l’ascendant. Redonner du pouvoir de décision aux premiers concernés. Ça implique de ne plus placer l’architecte, l’urbaniste, le promoteur ou l’élu en prescripteur mais en facilitateur, à l’écoute des besoins. En architecture, on appelle ça la maîtrise d’usage. Nombreux porteurs du projet notamment en Amérique du Sud ont à ce titre été inspirés non pas tant par Ray Oldenburg mais par le philosophe et sociologue français Henri Lefebvre et son fameux « Droit à la ville ».
Le deuxième consiste à développer une intelligence du contexte : s’ancrer localement, faire avec les habitants, se soucier des mémoires et des envies, du « déjà-là ». On demande au territoire ce dont il a besoin et ce qu’on pourrait lui offrir. On est déjà bien loin de l’approche des multinationales.
Le troisième principe est celui des communs : que le projet soit initié par quelques idéalistes, un leader charismatique ou même une collectivité, ce qui importe est que le mouvement leur échappe et devienne collectif. Il doit prendre racines par le bas, et donner naissance à une communauté. Rénover, écrire une charte, c’est tisser du lien et apprendre ensemble, en faisant. Le plus important est là, dans la dynamique collaborative de ces gens d’horizons divers, qui construisent et cheminent ensemble. C’est un processus organique, collectif et impermanent qui a pour condition première la diversité.
Le dernier principe, c’est le saut dans le vide : accepter de ne pas être en contrôle de tout, faire acte de foi et s’offrir le temps et l’espace pour expérimenter d’autres manières de faire, plus souhaitables. Les cultures sont plus ou moins prêtes à ce changement, selon leur rapport à l’échec et à l’incertitude.
A la fin de votre voyage, votre intuition d’agir sur les lieux pour transformer les individus vous est-elle apparue juste ?
J’ai effectivement observé que ces projets transforment les individus qui y participent : ouverture des imaginaires, compréhension plus fine et plus vaste du territoire et du monde dans lequel on vit. Il peut s’agir de mieux comprendre les phénomènes de gentrification, les enjeux sociaux, culturels ou environnementaux, mais aussi, de par la nature ouverte des ces lieux, de mieux accueillir la diversité et la vulnérabilité, de déconstruire les généralités et les a priori grâce à la force des rencontres avec des personnes différentes. Ces projets sont, en fait, des espaces d’éducation populaire et d’activation de la citoyenneté. Par défaut, nous sommes des citoyens assez passifs par manque de formation politique, par désintérêt pour la chose publique, par conviction que nous ne sommes pas en mesure de peser sur les décisions collectives. Au contact des tiers-lieux, les personnes acquièrent le sentiment de faire partie de quelque chose de plus grand qu’elles. Le projet ravive un sens des communs. En s’investissant dans le futur d’un lieu, elles contribuent plus largement à faire évoluer leur quartier, leur ville. A mesure qu’elles observent les effets obtenus, elles reprennent confiance dans leurs capacités à transformer la réalité et cheminent vers des luttes sociales beaucoup plus larges, cherchent à étendre la portée de leur action.
J’ai découvert aussi que les tiers-lieux pouvaient transformer les institutions dans leur manière de répondre aux besoins de la population. Les dynamiques de tiers-lieux agissent sur des besoins qui s’expriment au présent, alors que les institutions adressent des besoins passés, en raison des temps d’identification, de décision, de planification et de mise en œuvre de l’action publique. Certaines institutions, comme la ville de Montréal, s’appuient sur les tiers-lieux pour réinventer leur mode d’action : plutôt que d’allouer des budgets à des projets spécifiques et d’orienter le territoire selon une vision verticale et hors sol, elles outillent, accompagnent, facilitent l’action de communautés qui imaginent directement des solutions pour leur territoire.
Malgré les désillusions inhérentes à toute confrontation avec la réalité, ce voyage a confirmé que cette coexistence d’initiatives éparses, que je percevais comme une constellation en train de s’allumer, transforme progressivement le monde, les individus et les institutions à partir d’une réappropriation locale des territoires. J’en ai tiré la conviction qu’il y a bien une trame commune et que cette trame est sans doute la préfiguration du monde qui sera capable d’être toujours là demain. Il y a donc tout à espérer des tiers-lieux, à condition de préserver leur polyphonie.
S’agit-il d’un mouvement international ? Peut-on donc alors parler d’un universalisme de l’approche tiers-lieux ?
Il existe bien des réseaux transrégionaux ou internationaux. Ils n’ont pas toujours les mêmes points de départ ni les mêmes mots pour parler de leurs projets mais ils s’affilient à des écoles de pensées proches – altermondialisme, friches, culture squats, économie collaborative, droit à la ville, municipalisme… Il s’agit donc à mon sens de mouvements internationaux – au pluriel – prenant progressivement conscience de leurs apprentissages communs.
Je me suis beaucoup questionnée sur ce qui expliquerait la synchronicité de ces idées et de ces lieux, au même moment, à différents endroits du monde… Mon sentiment aujourd’hui est que les tiers-lieux n’ont pas attendu Ray Oldenburg pour émerger, ils ont toujours existé, mais ils se multiplient aujourd’hui en réponse à la raréfaction des espaces d’humanité, de partage et de vie démocratique. Ils sont à la fois les symptômes et les anticorps du capitalisme mondialisé qui défigure nos paysages urbains, qui sacrifie notre droit à la ville au nom d’intérêts financiers et spéculatifs. Quand on ouvre les yeux sur cette réalité, on comprend que les tiers-lieux prennent part à une lutte invisible qui ne connaît pas de frontières, que ce sont des poches de résistance à partir desquelles les territoires se revitalisent et les citoyens reprennent le pouvoir. En ce sens, oui, on peut donc effectivement parler d’universalisme des tiers lieux.
On rejoue pour moi un peu le scénario des premières heures d’internet, de l’espoir semi-conscient d’une humanité qui accèderait enfin à la paix et la liberté des peuples, à la libre transmission des savoirs, à l’entraide internationale… L’internet libre et le tiers-lieu sont fruits du même arbre… la dystopie qu’est devenue le web nous met en garde sur la fragilité de nos utopies, si radicalement dévoyée… Je me méfie à ce titre de l’émergence d’une « doxa » technocrate des tiers lieux, qui serait par nature anti-démocratique, qui risquerait d’uniformiser les approches et les vider de leur sens. Si la dynamique devenait plus descendante qu’ascendante, si les réseaux se mettaient à expliquer aux communautés comment agir sur leur propre territoire. Ce qui fait l’intérêt de ces projets, c’est qu’ils reconstruisent une identité territoriale, ils retrouvent une voix communautaire et singulière, en s’appuyant sur les droits culturels, sur les usages spontanés et organiques. A l’instar de la biodiversité, il paraît essentiel de préserver une diversité au sein des tiers-lieux. Aussi un mouvement mondial des tiers-lieux devrait défendre une coopération qui reconnaît et valorise la différence et non qui globalise et réduit l’ensemble à ce qui est commun, gommant ce qui dépasse.
Pour finir, qu’est-on en droit d’espérer de ces mouvements tiers-lieu à l’international ?
Il y a tout à espérer non pas des tiers-lieux en eux-mêmes mais des expérimentations collectives de leurs « communautés », partout dans le monde. Elles reconstruisent les solidarités, réenchantent les imaginaires, transforment leur territoire et en renforcent la résilience. Elles nous montrent les voies d’un monde post-capitaliste, alors suivons-les… !
Réponses confiées par écrit à l’Observatoire des Tiers-Lieux
Cet article est publié en Licence CC By SA afin d’en favoriser l’essaimage et la mise en discussion.