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Quelles dynamiques tiers-lieux aux Antilles et en Guyane ?

Des dynamiques ancrées localement en quête de reconnaissance et de soutien

22 septembre 2025

En février 2025, France Tiers-Lieux s’est rendu en Martinique et en Guadeloupe afin de rencontrer des porteurs de projets de tiers-lieux, des collectivités locales et les deux réseaux régionaux en émergence. Ce déplacement, organisé à l’occasion du premier « Faire Tiers-Lieux aux Antilles-Guyane », manifestation rassemblant les tiers-lieux actifs sur ces territoires et leurs partenaires publics, a révélé un écosystème de tiers-lieux ancré dans les réalités locales et acteur des transitions sociales, environnementales, culturelles et économiques. Si leurs impacts territoriaux sont réels et palpables, dans des territoires où se cumulent vulnérabilités sociales, éloignement géographique, tension foncière ou précarité énergétique, ces tiers-lieux manquent encore d’ingénierie et des moyens essentiels à leur plein développement. En croisant des portraits de lieux et des retours d’expériences d’acteurs publics engagés, cet article tente de dresser un portrait, nécessairement partiel, des actions et des besoins des tiers-lieux guadeloupéens, martiniquais et guyanais.

Des dynamiques en phase avec les besoins spécifiques des territoires ultramarins 

La diversité des champs d’action des tiers-lieux aux Antilles et en Guyane est similaire à celle observée sur le territoire hexagonal : bureaux partagés et coworking, fablabs, pratiques culturelles et artistiques, insertion sociale et professionnelle, économie circulaire, agroécologie, alimentation durable, formation professionnelle, etc. Avec près de 83 tiers-lieux recensés, dont huit Fabriques de territoire, deux Manufactures de proximité et trois lauréats Deffinov, les Antilles et la Guyane s’affirment comme des territoires dynamiques. Les tiers-lieux y incarnent des réponses concrètes, agiles et profondément ancrées, aux problématiques locales. Vieillissement de la population, précarisation, chômage persistant, dépendance alimentaire, difficultés d’accès aux droits culturels : face à ces problématiques, des collectifs citoyens, des associations et des collectivités s’organisent et innovent pour apporter des solutions de proximité. 

En Guadeloupe, le tiers-lieu ÎLE Y A KAZ, labellisé Fabrique de territoire et lauréat Deffinov, s’est installé dans un QPV de Pointe-à-Pitre où les nombreuses problématiques sociales résonnent avec celles présentes sur l’ensemble de l’île : fort taux de chômage, grande précarité, illectronisme, disparition du patrimoine culturel immatériel. Après plusieurs années de travail social et d’actions culturelles dans le quartier, l’association ÎLE Y A a ouvert, en 2021, un « espace au service des habitants » dédié à l’accompagnement vers l’emploi, l’accès aux droits, l’acquisition des compétences de base, l’accompagnement de projets individuels ou collectifs (via un incubateur) et à la création de lien social au sein du quartier. En 2022, plus de 500 personnes, issus de toutes les catégories, ont poussé la porte du tiers-lieu. En accueillant de nombreuses associations partenaires et des évènements culturels, ÎLE Y A KAZ s’est affirmé comme un espace ressource pour les habitants d’un quartier au sein duquel les services publics peinent à répondre aux défis rencontrés. A l’instar d’autres projets comme le Trois Lieu (Fort-de-France, Martinique), ces espaces s’attaquent aux causes de la grande précarité et cherchent des solutions, en lien avec les collectivités et les acteurs publics locaux.  

Les Antilles et la Guyane sont également des territoires particulièrement vulnérables aux effets du changement climatique et à la dégradation des écosystèmes. Face aux conséquences à court terme de ces phénomènes, certains tiers-lieux proposent des approches concrètes et adaptées pour renforcer la résilience locale : agriculture urbaine, compostage, transmission des savoirs écologiques, revalorisation des déchets ou encore économie circulaire. C’est le cas notamment de l’Écolieu de Tivoli situé dans un QPV de Fort-de-France, en Martinique. Porté par le Centre de Culture Populaire Ypiranga de Pastinha, l’Écolieu de Tivoli a transformé un ancien terrain en friche en espace de résilience écologique et agricole. Sur ses 8000 m², il articule agriculture urbaine, transmission des savoirs traditionnels (plantothèque médicinale, biodiversité locale), réemploi (matériauthèque) et insertion (ateliers chantiers d’insertion agricole). L’Écolieu est soutenu par l’ADEME pour accompagner la transition des structures locales en matière de traitement des déchets organiques, notamment par le compostage. En 2024, 48 ateliers de sensibilisation à la biodiversité et à l’écologie ont sensibilisé presque 1500 élèves des écoles de Fort-de-France. La production agricole de l’écolieu, vendue à prix libre, a permis à 800 habitants de quartiers prioritaires d’accéder à une alimentation durable et de qualité. 

Par ailleurs, face aux contraintes logistiques propres aux territoires insulaires et enclavés, plusieurs tiers-lieux accompagnent le développement d’activités productives et de l’économie circulaire. En mutualisant les outils, en partageant les savoir-faire et en stimulant l’entrepreneuriat local, ils contribuent au développement de l’économie de demain, écologique, sociale et solidaire. En Guyane, la Fabrique du Dégrad, un atelier partagé labellisé « Manufacture de Proximité », œuvre dans ce sens. Ce lieu hybride accueille professionnels et amateurs pour favoriser la production artisanale locale, la transmission des savoir-faire et l’économie circulaire (réemploi de bois, fabrication de mobilier upcyclé). En 2024, 45 tonnes de matériaux récoltés ont permis à 500 bénéficiaires (particuliers et professionnels) de produire 1075 meubles upcyclés. 

En parallèle de ces lieux « labellisés » et donc identifiés par l’État et les collectivités, de nombreux collectifs d’habitants font tiers-lieu sans attendre de reconnaissance institutionnelle. C’est le cas en Martinique du TOM (Teyat Otonom Mawon Théâtre autonome marron. [Le terme de “marron” désigne les esclaves ayant fui hors de la propriété de leurs maîtres en Amérique, aux Antilles ou dans les Mascareignes.]), un théâtre municipal en friche qui a été réinvesti par un collectif d’habitants de Fort-de-France pour y déployer une programmation culturelle et des actions sociales, avec le soutien de la ville de Fort-de-France. 

L’enjeu de la mise en réseau de cet écosystème pour le renforcer 

Malgré ses impacts positifs aux Antilles et en Guyane, l’écosystème des tiers-lieux y demeure émergent, avec des fragilités et un besoin marqué d’ingénierie et d’appui pour consolider les modèles économiques, les montages fonciers, la gouvernance, l’organisation des ressources humaines, etc. Comme dans d’autres régions de l’Hexagone, la structuration des réseaux locaux est un enjeu majeur pour le développement de cet écosystème car ils permettent à la fois de favoriser les échanges de bonnes pratiques entre pairs, d’outiller les porteurs projets mais aussi de permettre une meilleure reconnaissance des besoins de celles et ceux qui font vivre les tiers-lieux et de faciliter le dialogue et la mise en place de partenariats mutualisés avec de potentiels soutiens et financeurs.. 

Aux Antilles et en Guyane, la structuration de réseaux régionaux est encore embryonnaire. En Martinique, l’Association des Tiers-Lieux de Martinique, soutenue par la Ville du Lamentin, tente d’initier un mouvement de rassemblement des tiers-lieux de l’île. Mais la dynamique reste récente et portée par un petit noyau d’acteurs qui peine à élargir et à réunir la diversité des tiers-lieux. En Guadeloupe, le réseau Lakou Gwadloup s’est constitué fin 2024. Soutenu par le Département de Guadeloupe qui appuie cette dynamique dans le cadre de sa politique de soutien aux tiers-lieux, le réseau est en structuration et en recherche de moyens pour développer ses actions d’outillage, d’animation et d’accompagnement des porteurs de projet. Le réseau se structure et a joué un rôle moteur dans l’organisation de “Faire Tiers-Lieux aux Antilles-Guyane” qui a permis à l’ensemble des acteurs de s’identifier, se rencontrer et échanger. En Guyane, la CRESS s’est lancée dans la préfiguration d’un réseau régional de Guyane et met en place des actions d’accompagnement des porteurs de projet. Elle a notamment effectué un travail de recensement qui a abouti à un annuaire des tiers-lieux, révélant les dynamiques existantes.

Les liens tissés par les réseaux martiniquais et guadeloupéens avec des collectivités locales démontrent le rôle déterminant que ces acteurs publics peuvent jouer dans le développement des tiers-lieux antillais. 

Le rôle des collectivités locales : un soutien déterminant à approfondir

Dans les territoires ultramarins, encore plus qu’ailleurs, les collectivités territoriales se révèlent être les premiers partenaires et catalyseurs du développement des tiers-lieux. De Fort-de-France à Capesterre-Belle-Eau, de Pointe-à-Pitre au Lamentin, elles sont de plus en plus nombreuses à saisir l’intérêt de ces dynamiques pour revitaliser les territoires, renforcer les liens sociaux, créer de nouvelles activités économiques et répondre à des besoins non couverts.

Ce soutien local n’est pas anecdotique : il traduit une volonté politique claire de faire confiance aux initiatives citoyennes, de miser sur des formes d’action innovantes, souples, coopératives, et de bâtir une nouvelle relation entre administrations et société civile. Nos échanges avec les élus locaux révèlent qu’ils y voient des leviers concrets pour accompagner la transition écologique, l’économie de proximité, l’insertion, l’accès à la culture ou encore l’aménagement du territoire.

En Guadeloupe, le Département est particulièrement impliqué dans le cadre de sa politique d’insertion professionnelle des bénéficiaires du RSA : depuis 2021, 20 tiers-lieux ont été soutenus en investissement entre 25 000€ et 50 000€, via 4 appels à projets. Pour Adrien Baron, Président de la Commission Insertion et Lutte contre les Exclusions, “les tiers-lieux sont devenus de véritables leviers d’insertion sociale qui s’inscrivent pleinement dans la dynamique « d’aller vers » du Département Guadeloupe. Ils offrent ainsi à nos bénéficiaires du RSA un environnement propice à la remobilisation en vue d’un retour vers l’emploi durable”. Le Département soutient également le lancement du réseau régional de Guadeloupe, convaincu de l’importance de la mise en réseau de ces acteurs à l’échelle du territoire. 

Le bloc local est également très actif : plusieurs communes investissent des moyens financiers ou mettent à disposition du bâti, du foncier ou des équipements. C’est le cas à Vieux-Habitants (Guadeloupe) où la mairie a accompagné l’ouverture de plusieurs tiers-lieux dédiés aux liens intergénérationnels et à la réduction de la fracture numérique. Pour M. Jules Otto, le Maire de la commune, ces « bik » -qui signifie lieu de rencontre et d’échange en créole -, permettent de renouveler l’accès des habitants aux services publics tout en créant du lien social. Il faut également citer la ville du Lamentin, en Martinique, où la commune a soutenu l’ouverture de La Sphère, tiers-lieu dédié au numérique et fablab low-tech, grâce à la mise à disposition d’un local dans le cadre d’une convention de partenariat. Pour David Zobda, maire de la ville du Lamentin, “les tiers-lieux sont des éléments structurants pour la vie des collectivités car ils permettent d’offrir des espaces différents à la population : des espaces de rencontre et d’échange, d’innovation, de cohésion sociale, d’animation ou de formationPropos recueillis lors de l’événement “Tiers-lieux et collectivités : faire ensemble” co-organisé par le Réseau des Tiers-lieux de Martinique, le GIP Développement Social Urbain et la Ville du Lamentin,  le 24 février 2025.. Convaincus de ces impacts positifs des tiers-lieux, la ville s’est même impliquée directement dans la structuration du réseau régional des tiers-lieux de Martinique.

Soutenir et reconnaître les besoins spécifiques de ces dynamiques territoriales

Malgré une capacité d’action précieuse sur les enjeux prioritaires des territoires, les tiers-lieux des Antilles font face à des défis structurels de financement, d’ingénierie, de reconnaissance et de mise en réseau. Parmi tous les collectifs « tiers-lieux » que nous avons pu rencontrer, une même parole émerge : lancer ou pérenniser un tiers-lieu aux Antilles ou en Guyane ne demande pas les mêmes ressources que dans l’Hexagone. 

Ces territoires font tout d’abord évidemment face à une pression foncière très forte, du fait de l’insularité et de l’attractivité touristique. Bien que certaines communes (Capesterre-Belle-Eau, Fort-de-France, Le Lamentin…) s’engagent à mettre à disposition des espaces ou à rénover des bâtiments municipaux, de nombreux projets se trouvent freinés, faute de foncier accessible ou de cadre juridique souple pour occuper les lieux durablement. À cette contrainte foncière s’ajoute une contrainte financière pour les porteurs de projets : en Martinique, en Guadeloupe ou en Guyane le coût d’importation des produits de construction, de rénovation ou d’aménagement fait grimper les montants en investissements nécessaires. 

Par ailleurs, même lorsque le lieu est déjà ouvert au public, le financement de son fonctionnement est un vrai défi, sur des territoires où le coût de la vie est très élevé. En Martinique, à Fort-de-France, les deux fondatrices de la Station culturelle, un tiers-lieu dédié à la diffusion et à l’accompagnement des artistes martiniquais nous ont fait part de leurs difficultés : « on est un peu pris à la gorge financièrement pour stabiliser les salariées du lieu ». Elles déplorent notamment le manque de soutien des acteurs publics pour soutenir ce type de lieux. Fort des activités de son café associatif, de sa salle culturelle polyvalente, de son espace d’expositions et de sa matériauthèque artistique, la Station Culturelle s’est pourtant affirmée comme une institution culturelle et citoyenne incontournable du QPV situé en centre-bourg. 

Si la politique nationale de soutien aux tiers-lieux porte déjà ses fruits – à travers les Fabriques de territoire, les Manufactures de proximité, ou encore le programme DEFFINOV – force est de constater que les territoires ultramarins font face à des défis particuliers. Les besoins d’accompagnement en ingénierie y sont plus importants, les ressources humaines et financières plus contraintes, et les problématiques d’accès au foncier plus aiguës. Les échanges et visites ont ainsi permis de mettre en lumière le dynamisme des tiers-lieux dans ces territoires ultramarins, mais également la nécessité de consolider des formes d’accompagnement adaptées en direction de ces territoires, 

Cet article est publié en Licence Ouverte 2.0 afin d’en favoriser l’essaimage et la mise en discussion.