Qu’apprennent les tiers-lieux aux services déconcentrés de l’État, et singulièrement aux Directions régionales des affaires culturelles (DRAC) ? La question peut sembler quelque peu provocante mais s’entretenir avec Marc Drouet, directeur de la DRAC Auvergne-Rhône-Alpes après celle des Hauts-de-France, permet de comprendre en quoi la réhabilitation et l’occupation progressives de patrimoines délaissés, ainsi rouverts au public en vue d’y créer des communs, bousculent l’action publique en interrogeant les notions de confiance, de participation, de moyens et de résultats.
Comment s’est construit, à travers votre parcours professionnel, votre intérêt pour les politiques publiques en matière de culture et d’architecture ?
C’est un cheminement. Dans mon parcours de fonctionnaire, j’ai occupé trois types de fonctions : j’ai d’abord produit des normes lorsque je travaillais en administration centrale, au ministère de l’Intérieur ; j’ai ensuite mis en œuvre ces normes quand j’ai été sous-directeur de l’urbanisme et de la construction au ministère de l’Écologie ; et, enfin, directeur régional des affaires culturelles dans les Hauts-de-France, puis, aujourd’hui en région Auvergne-Rhône-Alpes. Au fil de ce parcours, j’ai interrogé la relation de l’administration avec l’État de droit, ses évolutions, ses forces, parfois ses fragilités. J’ai tiré de mon expérience au ministère de l’Intérieur le constat qu’il était le gardien du consensus. Mais je suis également convaincu que ce consensus doit être interrogé en permanence. On ne peut s’en satisfaire, il faut le faire évoluer. Et c’est le rôle du ministère de la Culture. Disons plutôt que c’est à lui de donner les moyens et de créer les conditions pour que les artistes, mais aussi les architectes, dans le dialogue avec la population, interrogent cet état du consensus. Par exemple, vis-à-vis de la transition écologique, interroger les conséquences de l’épuisement des ressources naturelles, de l’économie circulaire, de la qualité architecturale. Si l’on ne parvient pas, aujourd’hui, à aller plus vite et plus loin pour apporter des réponses à ces questions, c’est peut-être parce que nos imaginaires sont bloqués. Davantage que de nouvelles lois ou de nouveaux règlements, nous devons accepter d’interroger nos imaginaires. Ces questionnements partent de l’observation de l’existant et de la manière dont il s’est construit, des traces des anciennes formes urbaines qui ont vocation à devenir de nouvelles destinations, de nouveaux usages.
Arrêtons-nous sur un cas : le couvent des Clarisses à Roubaix, que la DRAC Hauts-de-France a soutenu. Inscrit au titre des monuments historiques, ce bâtiment délaissé depuis 2008 est racheté par la commune, qui n’a pas les moyens d’envisager sa restauration complète. Elle lance alors un appel à projet pour une occupation transitoire du couvent, remporté par le collectif Zerm, qui s’installe en permanence dans les lieux. Sans attendre le permis de construire final, il y commence de menus travaux, contractualisés avec la DRAC via un « mandat patrimoine » : de brèves fiches qui constatent, par un diagnostic, les carences de l’existant et proposent des hypothèses de restauration. Le document est envoyé au référent de l’Unité départementale de l’architecture et du patrimoine (UDAP), dépendant de la DRAC, qui répond sous huitaine : soit il autorise la modification, soit il l’ajourne, soit il la refuse, en motivant son avis, et préconise, le cas échéant, qu’elle soit incluse dans le futur permis de construire. Comment ce mandat patrimoine s’est-il mis en place ? Plus largement, en quoi un projet comme celui-ci transforme les imaginaires, pour reprendre vos mots, et interroge le consensus ?
Au couvent des Clarisses, nous étions face à l’impuissance combinée de la puissance publique et privée. Le secteur privé n’était pas intéressé par le projet puisqu’il n’y trouvait pas de modèle économique rentable. La puissance publique était également paralysée par l’empilement de ses normes et le manque de moyens. Au passage, cette question est récurrente et doit être relativisée : la puissance publique n’a jamais eu tous les moyens dont elle rêvait. Ce qui, fort heureusement, ne l’a jamais empêché de fonctionner. Cette rareté de l’argent public doit cependant nous aider à définir des priorités. La paralysie provient également parfois des normes. Soyons clair, je crois en la nécessité de la norme, j’en ai besoin en tant que citoyen pour me protéger, et en tant que fonctionnaire pour cadrer mon action et je considère qu’elle est légitime. Mais j’observe que, à se contenter de les superposer toutes, elles peuvent devenir paralysantes. Que manque-t-il à ce moment de blocage ? La confiance. Or, l’administration ne parvient pas, la plupart du temps, à faire confiance aux citoyens. Faire confiance ne signifie pas renoncer aux normes. Mais si, pour prendre l’exemple du couvent des Clarisses, je me trouve face à un maître d’ouvrage par délégation, le collectif Zerm, dont le projet est convaincant, alors je peux m’entendre avec lui, non plus sur une obligation de moyens – qui reviendrait à empiler les normes – mais sur une obligation de résultats. Nous disons que cet immeuble est protégé par un arrêté d’inscription qui en motive les raisons. La première obligation de résultat, pour le collectif Zerm, est de faire en sorte qu’aucune intervention ne vienne remettre en cause les éléments qui ont motivé cette inscription. La seconde concerne la sécurité : les personnes qui travaillent dans le bâtiment, qui le visitent, qui viennent s’y promener ne doivent pas s’exposer à des risques. Dès lors que le collectif Zerm m’assure du respect de ces deux objectifs – même si leur mise en œuvre ne correspond pas exactement à l’empilement de normes – nous nous faisons confiance et nous pouvons travailler ensemble. C’est lorsque cette confiance est trahie que l’on doit pouvoir s’abriter derrière les normes. Le collectif Zerm a permis ce que l’empilement normatif et la contrainte budgétaire avaient jusque-là empêché : habiter le patrimoine délaissé et le réparer par l’usage dans un souci de préservation. C’est dans l’intérêt du bâtiment, des usagers, des habitants du quartier qui voyaient une friche se détériorer. En effet, un immeuble sans usage ni occupant s’abîme très rapidement. Et le couvent fermé était livré aux risques d’intrusion, qui menaçaient les raisons mêmes pour lesquelles il avait été inscrit.
Comment se dessine, au sein de vos services, ce cadre d’intervention qui, comme le résume le collectif Zerm, est une alternative administrative qui permet de « tester tout ce qui est permis sans permis [de construire] » ?
Concrètement, cela passe par de la formation, de la sensibilisation au changement de posture. Nous avons été formés et sommes habitués à travailler en surplomb, en imposant la norme. Mais ce changement de posture suscite sinon des réticences, du moins des interrogations. Nous ne pouvons pas faire confiance aveuglément et à tout le monde. En revanche, nous ne pouvons pas condamner toute la profession d’aménageur ou d’architecte au motif qu’une toute petite minorité d’entre eux n’est pas digne de cette confiance. Le changement consiste à faire confiance par principe aux architectes, qui ont un regard différent du nôtre, et qu’il est important de prendre en compte. Parfois, architectes et conservateurs ont du mal à se comprendre. Mais c’est notre rôle d’organiser des réunions, de nous parler, de visiter des réalisations ensemble. C’est alors que l’on se rend compte qu’ils savent travailler et que nous partageons le même amour du patrimoine. Le travail devient alors passionnant. Passionnant mais difficile : comment peut-on s’entendre sur des objectifs sans trahir l’esprit et l’objectif des normes ? Cela consiste peut-être à ne pas les appliquer dans le détail sans en perdre de vue l’objectif général qui a guidé leur rédaction. Au couvent des Clarisses, chaque fois que le collectif Zerm nous faisait des propositions via le mandat patrimoine, ce n’était pas exactement ce que nous aurions proposé si nous nous étions contentés d’appliquer le code du patrimoine, mais l’objectif de ne pas dénaturer le site de manière irréversible était néanmoins garanti. Expérimenter est plus complexe que de s’abriter derrière les textes. Le rôle de l’administration n’est pas de dire « non » par principe mais d’accompagner pour trouver un chemin. De tous les codes que j’ai pratiqués dans mon parcours administratif, je constate que le code du patrimoine est le seul qui pose le compromis comme principe. C’est un code souple, qui incite à la discussion plutôt qu’au contentieux, et qui pourrait inspirer d’autres codes.
Avec le « mandat patrimoine », le couvent des Clarisses a créé une jurisprudence, qui a nourri la réflexion d’un autre lieu, en Auvergne-Rhône-Alpes, où vous êtes désormais DRAC : la Perm à Billom, accompagné par la Preuve par 7, qui a organisé en 2022 un atelier de terrain permettant aux équipes des deux projets de se rencontrer et d’échanger avec les élus des collectivités, des membres de la DRAC et des ministères de la Culture et de la Transition écologique pour réfléchir aux enjeux de prendre soin d’un patrimoine délaissé. A Billom, le plus ancien collège jésuite de France, inscrit aux monuments historiques et fermé depuis des années, a rouvert progressivement grâce à la permanence architecturale menée par le collectif Rural Combo, qui y a mené de front une programmation ouverte, une réflexion sur la gouvernance du lieu et de menus travaux, grâce à des « fiches navette » inspirées du « mandat patrimoine ». Dans ces deux projets, comme dans de nombreux tiers-lieux dans des patrimoines vacants, la dimension culturelle est importante. Comment voyez-vous ce nouage du patrimoine et de la culture ?
Le compagnonnage entre lieux patrimoniaux et lieux culturels est fondamental – le couvent des Clarisses, la Perm à Billom sont, à cet égard, exemplaires. Notre démarche à la DRAC, c’est de partir de l’existant observé dans les territoires, celui qui révèle et témoigne d’une culture locale, le résultat de l’action de facteurs naturels et humains et de leurs interrelations dynamiques sur plusieurs générations. Parce qu’il n’existe pas de désert culturel, que toutes ces cultures sont légitimes, et que l’objectif n’est pas de définir des hiérarchies entre ces cultures locales, régionales, nationales ou européennes, mais de les faire dialoguer. Ce projet est transversal et les tiers-lieux en sont l’incarnation. La culture s’entend ainsi au sens large d’une rencontre entre des générations d’hommes et de femmes avec une géographie à laquelle ils ont donné forme. Quels sont les produits de cette rencontre dans cette région ? Une fois l’existant documenté sur notre territoire, nous travaillons avec la population et les élus à faire émerger une problématique locale et actuelle. Le rôle du ministère de la Culture est de mettre en dialogue parce qu’une culture doit vivre et respirer, dans toutes ses dimensions, y compris patrimoniales bien sûr.
Qu’est-ce que l’action publique, notamment en matière de politiques culturelles, peut-elle apprendre des tiers-lieux ?
J’avais particulièrement aimé le pavillon de la Biennale de Venise 2018 sur les Lieux infinis, porté par l’agence Encore Heureux, qui montrait justement des lieux inspirants comme l’Hôtel Pasteur à Rennes, la Friche de la Belle de Mai à Marseille ou encore les Grands Voisins à Paris. Autant d’exemples où l’institution s’est faite bousculer par des lieux qui n’avaient pas besoin d’un label mais qui étaient là pour interroger et faire commun dans des friches qui n’avaient pas trouvé leur destination. Ces expérimentations m’ouvraient des perspectives pour dépasser les impasses professionnelles que j’ai décrites plus haut, liées à des outils inadéquats et au manque de moyens. Comme je le disais au début de l’entretien, dès lors que les objectifs de sécurité et de préservation du patrimoine sont respectés, il peut s’y passer mille choses. Voilà par exemple des lieux où s’exercent concrètement les droits culturels que beaucoup d’autres endroits revendiquent sans les appliquer. Voilà des communs, des tiers-lieux, dont l’administration ne doit pas s’emparer pour les normaliser. Cette marge qui interroge constitue une respiration indispensable.
Ces projets dont nous parlons contribuent à l’interrogation et à la transformation de nos imaginaires. Nous les accompagnons parce qu’il faut prendre le temps nécessaire de la réflexion et ne pas se soumettre à celui, court-termiste, de la seule rentabilité de la promotion immobilière. Ils font également réfléchir notre administration à l’enjeu de la participation. Il existe, en France, une forte attente à l’endroit de la participation, qui apparaît dans le discours politique dès les années 1950. Soixante-dix ans après, on en parle toujours mais on ne sait toujours pas par quel bout prendre le sujet. Le préalable à la participation, c’est précisément la confiance. Ces expérimentations, qui produisent des résultats et atteignent les objets fixés collectivement, questionnent la notion de confiance et d’obligation de résultats, interrogent les termes de la participation, notamment dans le domaine culturel. Pour autant, beaucoup de nos interventions reposent sur l’expertise du sachant et elle n’est pas simple à partager dans un cadre de participation. Un exemple pour illustrer cela : dans les musées, un cartel indique que ce tableau a été peint par Delacroix. Si la participation consiste à dire que c’est un Chasseriau, cela pose question. Tout l’enjeu de la participation est dans un équilibre entre l’expertise qui doit y trouver sa juste place – et sans laquelle on affirmerait n’importe quoi – et les besoins, les envies des citoyens que nous n’avons pas nécessairement identifiées. Ces lieux réinvestis incarnent des modalités de cet équilibre.
Mais je dois dire que le concept de « tiers-lieu » m’interroge parce que, dès lors que l’administration s’en empare, elle a tendance à l’institutionnaliser avec des critères, des labels. C’est aussi parfois un argument pour masquer des économies : on ne peut pas justifier par exemple que ce serait moins bien parce que c’est un tiers-lieu. C’est pourquoi je préfère le mot de « communs », dont les tiers-lieux sont parfois des sous-ensembles, ce que j’appelle des « singularités d’intérêt collectif » : la réunion informelle d’un collectif autour d’un projet local et d’un objectif précis qui, en un lieu et à un moment donné, se fixe lui-même des règles, expérimente, provoque l’interrogation de la puissance publique et contribue à apporter une réponse face au constat de l’impuissance du public comme du privé. Un groupe qui dit : nous ne savons pas combien de temps l’expérimentation va durer mais à cet endroit, nous allons nous installer et organiser, qui de l’aide aux devoirs, qui une bibliothèque, qui des soirées avec des artistes. Voilà des projets communs inspirants, dont certes nous ne connaissons pas la durée et qui ne peuvent être généralisés, mais qui ont le mérite d’interroger.
De nombreux tiers-lieux vivent en dehors des radars de la DRAC et sont pourtant intéressants. Mais je trouve qu’il y en a de moins en moins. D’un côté, certains tiers-lieux s’institutionnalisent et travaillent davantage au maintien du consensus qu’à son questionnement. De l’autre, il existe des lieux activistes plus difficilement accessibles à la puissance publique, à l’institution en général. Dès lors que notre objectif est notamment d’atteindre 100% d’éducation artistique afin que toute la population soit touchée par l’art et la culture, toutes les formes de création artistique et de partage sont intéressantes à observer. Sans tomber néanmoins dans la naïveté : longtemps, l’ambition du ministère de la culture a été de permettre l’émergence des singularités au sein d’un collectif étouffant ; désormais, il lui appartient sans doute de veiller à maintenir un collectif face à la pression des singularités. Un nouvel équilibre à trouver, sans pour autant porter préjudice à l’indispensable expression des singularités. En d’autres termes, on peut poser la question de la manière suivante : comment la puissance publique peut parvenir à un juste équilibre de nature à garantir à chaque individu de devenir un sujet social tout en lui permettant d’être doté d’un esprit critique et d’exprimer une singularité qui interroge l’état du consensus au sein de ce même groupe social ? Quelle part la politique – au sens de nos institutions émanant de la majorité du corps social et garante du consensus qu’elle reflète – peut prendre dans ce processus qui comporte en germe la contestation de ce qu’elle incarne ? L’émergence de l’exercice de droits culturels, c’est cet exercice compliqué comportant un indispensable volet de participation, un exercice condamné au mouvement perpétuel pour ne pas perdre son équilibre, afin de permettre à chacun de trouver sa place au sein du collectif dans l’intérêt général, tout en permettant à chacun d’exercer son esprit critique dans son intérêt particulier.

Cet article est publié en Licence Ouverte 2.0 afin d’en favoriser l’essaimage et la mise en discussion.