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Micro-usines de proximité, penser en archipels ?

A quelles conditions peut-on voir émerger un outil de production distribué et géré en commun?

17 février 2022
Un article de Matei GHEORGHIU pour l'Observatoire des Tiers-Lieux sur les Micro usines de proximité comme revitalisation du territoire.

Lors du premier confinement, des mobilisations citoyennes ont permis la réalisation de nombreux dispositifs de protection pour les travailleurs de première ligne. Certains y ont vu l’opportunité de revitaliser les territoires en s’appuyant sur les professionnels locaux, dont les activités seraient facilitées par une organisation en commun. En nous appuyant sur les premiers résultats d’une enquête sur le déroulement de la mobilisation et sur ceux d’une autre, en cours, sur l’action collective péri-institutionnelle en milieu rural, nous interrogerons les perspectives de réalisation de cet espoir.

L’impressionnante mobilisation des makers au cours du premier confinement de 2020 a fait couler beaucoup d’encre Chalet L., Chareyron V., Dutilleul M., Fages V., Gayoso E. (2020), « Make care » : des visières contre le Covid-19 – Un programme de recherche”, La vie des idées, disponible ici , consulté le 17 février 2022 ; Open source medical supplies (2020), Open source Covid-19 medical supplies – Local response guide. Disponible ici , consulté le 17 février 2022 ; Fabfoundation (2020), Fablab manufacturing Covid-19 survey, Fabfoundation, disponible ici, consulté le 17 février 2022 ; Diez T., Baeck P. (2020) “Introduction: the DIY and open hardware response to the Covid-19 crisis”, in Viral design: the Covid-19 crisis as a global test bed for distributed design. Editors Distributed design platform, disponible ici, consulté le 17 février 2022 ; Corsini L., Dammicco V., Bowker-Lonnecker L., Blythe R. (2020), The maker movement and its impact in the fight against Covid-19, disponible ici, consulté le 17 février 2022 ; Kieslinger B., Schaefer T., Fabian C. M., Biasin E., Bassi E., Ruiz Freire R., Mowoh N., Arif N., Melis P. (2020), Covid 19 response from Global Makers: the careable cases of global design and local production, Frontiersin, disponible ici, consulté le 17 février 2022 (Chalet, Chareyron, Dutilleul, Fages, Gayoso 2020; OSMS 2020; Fabfoundation 2020; Diez, Baeck 2020; Corsini & alii 2020;  Kieslinger & alii 2020). Un de ses effets – outre celui, évident, d’avoir apporté protection et réconfort aux travailleurs de la première ligne alors que le Marché et l’État, devaient faire face à des difficultés logistiques considérables Michel L., Schweyer F.-M. “La sécurité sanitaire au village, la crise du Covid-19 vue d’en bas” Revue française des affaires sociales, 2021/2, p. 13-35 ; Bergeron H., Borraz O., Castel P., Dedieu F., Covid-19, une crise organisationnelle, Paris, Presses de Sciences Po, collection “Essai”, 2020 (Michel, Schweyer, 2021, Bergeron, Borraz, Castel, Dedieu, 2020) – aura été de diffuser la croyance d’une possible réorganisation de la production et de la consommation. Celles-ci pourraient désormais être mieux distribuées sur les territoires, fonctionner en circuits-courts au plus près des besoins grâce à l’émergence d’une myriade de micro-usines polyvalentes et à un système de coopération optimisé par la puissance d’internet grâce à l’esprit collaboratif de la génération numérique. Horizon séduisant mais qui n’en pose pas moins un certain nombre de problèmes et de questions à éclaircir. Ce texte est consacré à l’exploration de ces difficultés. 

Un récent appel à projets (AMI Manufactures de proximité) invite à s’appuyer sur le mouvement des tiers-lieux pour participer à la relocalisation de la production. A quelles conditions les caractéristiques spécifiques des tiers-lieux pourraient intervenir utilement dans le cadre d’une telle relocalisation? Pour tenter de répondre à cette question, il faut d’abord soigneusement définir ces spécificités et en parallèle énumérer les obstacles et difficultés auxquelles toute tentative de régulation de la production doit faire face. La superposition permettra de mettre en évidence les sources de conflit, les limites mais également les points de passage potentiels.

Commençons par la définition des spécificités des tiers-lieux.  Dans la littérature scientifique, « tiers-lieu » désigne un espace de socialisation tiers (Oldenburg), qui n’est ni lieu de reproduction (instance de socialisation première, la famille) ni lieu de production (instance de socialisation seconde, l’usine, l’atelier, le bureau). Rigoureusement parlant, les tiers-lieux sont donc des configurations sociales hétérogènes Burret A., Etude de la configuration en Tiers-Lieu : la repolitisation par le service, thèse de doctorat en sociologie soutenue au Centre Max Weber de Lyon en 2017, non « disciplinées a priori », qui permettent, dans un contexte d’horizontalité (presque de « voile d’ignorance » au sens de Rawls  Rawls, John, A Theory of Justice. Cambridge, Massachusetts: Belknap Press, 1971. https://fr.wikipedia.org/wiki/Voile_d%27ignorance), d’enclencher un processus instituant. Si, parmi leurs objectifs possibles, on peut inclure la réforme du mode de production et de consommation, il ne faut pas confondre résultat et processus. Ce dernier prend la forme d’expérimentations, de négociations, et ne peut pas simultanément garantir le fonctionnement nominal de l’outil de production ou s’y substituer. 

Par ailleurs, il n’existe pas à ce jour un nombre suffisant de lieux de production établis depuis assez longtemps et structurés dans le cadre d’une démarche en tiers-lieu qui permettrait à un scientifique d’évaluer leur pertinence et leurs effets dans la réponse aux fragilités constatées du modèle industriel dominant. On assiste à l’émergence de nombreuses initiatives qui cherchent à inventer des solutions mais elles en sont au stade embryonnaire et leurs impacts sur les chaînes globales de valeur est difficilement perceptible. Le soutien public s’exprimant à travers l’AMI évoqué témoigne d’ailleurs du fait que l’Etat reconnaît à la fois le potentiel de ces initiatives et la nécessité de les soutenir pour qu’elles le réalisent. Il reviendra à des travaux ultérieurs, qui s’appuieront sur l’analyse des destinées des futurs lauréats, de déterminer la pertinence de l’opération. 

A ce stade, pour accompagner utilement ce processus, il nous apparaît important d’ explorer les obstacles qu’il doit affronter : ceux-ci sont suffisamment bien caractérisés pour pouvoir être exposés avec certitude et étayés d’exemples. Leur exposé peut être une manière d’aider les acteurs de terrain à orienter leur action en ayant à l’esprit toute la difficulté de leur démarche, et en leur évitant les écueils d’un enthousiasme mal informé. Les mobilisations « en tiers-lieu » observables ne permettent pour l’instant que de constater les difficultés à résoudre, et non encore de garantir l’efficacité des solutions émergentes. C’est la raison pour laquelle j’ai trouvé utile d’exposer les enseignements pouvant être tirés de la mobilisation maker. 

Les mécanismes pouvant assurer la circulation fluide des savoirs et savoir-faire, et articuler production locale et communauté dé-territorialisée sont des indispensables au fonctionnement de “communs de production distribuée” mais leur inscription dans le réel n’est pas encore assurée. Il y a encore un long chemin à parcourir, prudemment, pour les voir véritablement exister. 

Les conditions de la mobilisation maker

Rappelons d’abord les conditions matérielles extraordinaires de cette mobilisation : le sentiment partagé d’une menace collective et un parti-pris radical de la puissance publique, le « quoi qu’il en coûte », dégageant du temps libre pour les salariés confinés et au chômage partiel. D’emblée, admettons que cette dernière condition ne peut être le fondement d’une politique industrielle rationnelle de long terme. Par ailleurs, les citoyens engagés dans cette action collective n’étaient pas tous artisans, loin s’en faut. Par endroits, la production de dispositifs de protection par des bénévoles a même suscité des tensions avec des entreprises qui espéraient y trouver une occasion de profit.

Évoquons également d’autres conditions moins extraordinaires mais tout aussi indispensables. Pour que la mobilisation ait pu se mettre en place de manière aussi rapide et efficace, des conditions matérielles, organisationnelles et sociales étaient nécessaires, qui lui préexistaient, mais qu’elle a rendu visibles. Matérielles d’abord : une bonne répartition des facteurs de production physiques (machines, matières premières, énergie) sur le territoire. La disponibilité de l’énergie d’abord, qui est garantie par le réseau existant, dont la gestion ne s’apparente pas au modèle des communs. En revanche, pour ce qui est de l’outil de production, ce sont les makers qui disposaient pour la plupart de machines à domicile et de compétences pour les utiliser, ou qui le cas échéant ont pu récupérer et faire fonctionner les machines dans les labs fermés. Cet écosystème préexistait à la crise: leurs interactions et niveau élevé de densité relationnelle et de confiance sont des conditions de possibilité de la mobilisation qui a fonctionné comme un “commun d’urgence”. 

Organisationnelles ensuite : l’effort et les défauts de coordination sont largement passés sous les radars médiatiques, dans l’ombre d’un caractère apparemment spontané et miraculeux du mouvement. En quoi consistaient-ils ? 

En admettant que les outils de production étaient répartis sur le territoire de manière pertinente (c’est à dire en proportion des besoins, et admettre cela est déjà un premier acte de foi), il a fallu d’abord aboutir à la conception d’un ou de plusieurs modèles adaptés à la situation d’utilisation et aux machines. Ce travail a été fait en commun par des makers sur des forums dédiés, avec l’assistance d’experts (logisticiens, épidémiologistes, etc.). Soulignons l’importance des forums, leur multiplication jouant parfois en sens inverse de leur efficacité. Ensuite, la confiance partagée des participants à ces forums, leur égale volonté à produire des communs sans recherche immédiate de profits personnels et évidemment leurs compétences et leur professionnalisme (pour adapter notamment un modèle généraliste à des conditions particulières de production : différentes machines, différentes matières premières…). 

A partir des modèles, chaque unité de production a pu répondre aux besoins locaux, à condition d’y être connectée. La mise en relation a pu s’effectuer de trois manières. Soit via une relation directe entre le producteur et le besoin (un maker ayant un ami, un membre de la famille travaillant dans une structure exposée lui ayant communiqué les besoins), soit via l’intermédiation d’une institution (une collectivité ayant recueilli des besoins et les adressant à la structure identifiée sur le territoire), soit via les différentes structures de coordination ad hoc ayant émergé sur les réseaux sociaux ou s’appuyant sur une organisation existante (notamment Visières solidaires, Makers contre le Covid, ou le RFFLabs qui lui préexistait mais s’est adapté pour répondre à l’urgence en instituant une équipe de référents locaux).

Les acteurs de la coordination savent à quel point celle-ci n’est pas allée de soi : pour schématiser, plus le besoin était librement diffusé (sur un forum), plus grand était le risque de doublons ou d’absence de réponse, chacun pensant que l’autre se chargerait de la commande. Le fait qu’un protocole de distribution soit organisé et mutualisé a pu jouer un rôle de régulation. Je n’évoque pas ici car cela nous entraînerait trop loin les questions d’approvisionnement en matières premières, la normalisation des différentes étapes du processus, les problèmes d’usage et de fin de cycle de vie des produits, mais elles font également partie des problèmes à traiter en situation « normale ». 

Nous exposons grâce à cet exemple qui peut faire office d’expérimentation grandeur nature une partie de la gamme de problèmes que doit traiter tout programme souhaitant promouvoir le développement de circuits-courts industriels (un oxymore en soi). Mais la problématisation est incomplète. Explorons plus avant les difficultés de cette ambition, notamment lorsqu’elle vise une implantation rurale des facteurs de production. 

Déployer un archipel de micro-usines distribuées : dispositifs existants, espoirs et limites

Rien de plus attirant en effet que cette idée, digne d’Alphonse Allais, d’usines à la campagne. Ne lui attribue-t-on pas l’adage : « il faudrait installer les villes à la campagne, l’air y est plus sain »  Jean-Louis-Auguste Commerson, Petite Encyclopédie bouffonne, Paris, Passard, 1860

Dès l’après-guerre, diverses études soulignent les risques systémiques de l’hypertrophie parisienne Georges P., « Nécessités et difficultés d’une décentralisation industrielle en France », Annales de Géographie, 1961 70-377, p. 25-36; Gravier J.-F., Paris et le désert français, Paris, le Portulan, 1947 et au début des années 1960, la DATAR (désormais ANCT) est créée dans le souci de garantir un certain équilibre (économique, démographique, d’équipement) entre territoires. Au fil des décennies, différentes mesures et dispositifs sont imaginés pour promouvoir (jusqu’au premier choc pétrolier), sauvegarder (jusqu’aux années 1990) puis restaurer le tissu productif dans les zones rurales Poulot M., « Aménagement du territoire, politiques industrielles et milieu rural », Pour, 2016/1 (N° 229), p. 109-119.. On peut citer pêle-mêle les zones de revitalisation rurale, les lois montagne successives, les systèmes productifs localisés, les pôles d’excellence rurale, certains pôles de compétitivité implantés dans des territoires ruraux, etc. C’est dire si la réflexion et la pratique de la décentralisation est riche d’une longue histoire. La prime aux projets ascendants et à la diversité est devenue une constante au tournant des années 2010 même si la multiplication des guichets et des dispositifs n’a pas forcément simplifié l’orientation des acteurs de terrain et a pu favoriser des territoires déjà dotés des ressources leur permettant d’émarger de manière efficace. 

L’espoir de voir émerger un archipel de micro-usines pouvant répondre aux besoins locaux de manière (écologiquement) sobre et (économiquement) efficace, en s’appuyant sur un ensemble de ressources gérées en commun (les brevets et processus de fabrication, les compétences, pourquoi pas l’énergie et les matières premières) est à analyser dans le prolongement de la complémentarité avec ces différents dispositifs. Est-il possible d’imaginer des unités de production judicieusement réparties qui seraient en mesure de répondre à la plus grande partie des besoins locaux en produits manufacturés, voire de prendre le relais pour compenser la défaillance éventuelle des unités de production voisines ? Si oui, à quelle échelle spatiale mais surtout temporelle ? Quelles seraient les principales modifications à opérer dans le modèle actuel de fonctionnement pour rendre ce mode d’organisation possible ? 

Comme nous allons nous employer à le démontrer, la route est encore longue pour transformer ce mouvement émergent en système fonctionnel. Si la fabrication distribuée est un modèle économique à l’efficacité démontrée (notamment dans l’industrie automobile), ses bénéfices sont majoritairement accaparés par les constructeurs, seules entités disposant de la capacité de coordonner la production et de commercialiser le produit fini à un prix et à une échelle qui rende le modèle économique viable. La conséquence la plus évidente : les petites unités de production locales sont à la merci de la marque, et celle-ci, dotée de capitaux mobiles, peut choisir de recourir à différents centres de production au gré des fluctuations de la situation économique (coût de la main d’œuvre, des fournitures, du transport et présence de subventions ou incitations à l’investissement).

Par ailleurs, les vertus du circuit court s’épuisent au croisement des capacités de production et des capacités d’absorption du marché. En zone rurale, par définition peu dense, si l’unité de production est performante, elle aura tôt fait de satisfaire la demande de la faible population locale si elle produit seulement un type de bien; le caractère hétérogène et variable de la demande  lui impose d’être polyvalente et d’adapter en permanence un parc de machines extraordinairement diversifié et manœuvré par une petite équipe extraordinairement qualifiée. Ce type d’organisation devra se consacrer non seulement à la production, mais aussi à la réparation, au recyclage, à l’expérimentation et à la formation pour être rentable. Un véritable espace du faire aux possibilités diversifiées, modulable et adaptable en permanence aux modifications de son contexte d’exercice.  Voilà déjà une première condition de faisabilité essentielle.

Par la suite, si l’unité de production dégage du stock, ne court-on pas le risque de voir se développer des stratégies de développement commercial qui aboutiront à terme à l’absorption (et à la fermeture) des unités les moins performantes et à une re-concentration organisationnelle ? Ne verra-t-on pas émerger à nouveau une mise en concurrence entre les territoires ? Peut-on y parer grâce à la formalisation a priori d’un réseau garantissant la gestion « en commun », et si oui, à quelle échelle ? Pour éviter d’un côté l’aberration de la surproduction dans un contexte de transition écologique ou à l’inverse de la défaillance, et de l’autre la captation de la valeur ajoutée par une superstructure technocratique chargée de l’administration et de la coordination de l’activité des différentes composantes de l’archipel, il importe de travailler à l’élaboration d’instances de gouvernance des communs de production véritablement partagée et démocratique. Voici la seconde condition de faisabilité, simplement esquissée, le cadre du présent texte ne permettant pas de préciser en détail en quoi consisterait une telle instance de gouvernance en commun.  

En admettant l’existence d’unités de production polyvalentes bien réparties et coordonnées, il faut aussi s’interroger sur les conditions d’existence de leurs opérateurs : un parc de machines diversifié implique un investissement important donc un temps d’amortissement conséquent. Pour le garantir, il faut s’assurer des débouchés, mais également de la disponibilité des ressources humaines. Faire tourner un parc de machines polyvalentes pour une grande diversité de besoins requiert des compétences pointues (donc longues à former), et cette dimension est très souvent dans l’angle mort des promoteurs de réindustrialisation dont l’intérêt immédiat (de vente de machines) l’emporte souvent sur l’intérêt général. 

Rappelons une loi élémentaire du marché : les compétences, longues à acquérir, ont d’autant plus de valeur qu’elles sont rares. Si elles sont rares (et chères), les unités de production seront forcément moins densément réparties, elles produiront des objets à forte valeur ajoutée et en quantité suffisante pour garantir l’amortissement, mais nous serons sortis de la production locale (tout dépend de l’extension du périmètre définissant le qualificatif « locale »). Par ailleurs, les détenteurs de ces compétences auront plus de capacités à décider de leurs conditions d’exercice, notamment le choix de leur lieu de vie. Ce qui exposera l’écosystème au risque de voir apparaître une nouvelle concentration au fil des déménagements des détenteurs de ces compétences. A l’inverse, si les unités de production sont plus densément réparties (le nombre de spécialistes suffisamment élevé, les investissements en matériel plus importants), les volumes produits et leurs prix ne garantiront plus un amortissement optimal, et nous sortirons des objectifs de sobriété que la transition écologique et la rationalité économique nous imposent. 

Voilà donc quelques éléments de la problématique à résoudre, sans préjuger de son insolubilité. Si nous pouvons envisager les communs comme un élément de la solution, on ne peut évidemment pas souscrire à la thèse selon laquelle ils seraient spontanément un « accélérateur ». Dans le cas présent, la fabrication, les communs ne sont pas une ressource naturelle, mais un ensemble articulé de ressources organisationnelles. Leur articulation doit être collective, légitime et révisable pour correspondre aux critères définissant un commun. Pour finir ce texte, évoquons quelques pistes à notre avis fécondes pour alimenter la réflexion. 

Dépasser les obstacles « en commun » : une longue marche et quelques pistes de réflexion

Reprenons schématiquement la liste des facteurs de production qui peuvent faire l’objet d’une gestion « en commun » : (1) le site de production, (2) l’équipement, (3) l’énergie nécessaire pour le faire fonctionner, (4) les matières premières, (5) les compétences, (6) le cycle logistique de la distribution à la récupération pour réparation, recyclage ou pour fin de vie. 

Admettons que la gestion en commun s’interdise par principe « d’aplatir » le territoire en y répartissant par exemple un ensemble standard de machines par unité équivalente de surface ou d’habitants. Il va de soi alors qu’il faut concevoir l’outil de production en tenant compte à la fois des caractéristiques physiques et humaines de la zone. Il y a des endroits où certaines ressources seront plus accessibles et où certains besoins seront plus impérieux. Les deux ne coïncidant pas, il faut se résoudre à « ré-inventer » les avantages compétitifs et la spécialisation régionale. Il sera aussi indispensable de superposer les niveaux d’intervention : les ateliers devraient-ils être au plus près de la source de matière première, du filon de compétences ou du site de production d’énergie ? Une fois le choix effectué, comment assurera-t-on le lien avec les ressources ou débouchés les plus éloignés ? 

Peut-on laisser la structuration de cet écosystème à la charge d’un supposé ordre spontané ? L’expérience montre que si à long terme et vu de loin, le système est à l’équilibre, au quotidien et dans son application concrète, son maintien ne va pas sans pertes, décisions irrationnelles et diverses autres petites catastrophes (“à long terme, nous serons tous morts” John Maynard Keynes, “Ces penseurs qui ont fait de l’économie une science”, Capital 2007. , disait Keynes). Nous voyons ainsi la complexité du cahier des charges multifactoriel d’une instance (il faudrait dire d’une cascade d’instances) de régulation en commun de la fabrication locale distribuée (un des enjeux des Fab Cities, Fab Régions et autres collectifs de ce type). 

Si l’idée d’implanter une myriade d’usines à la campagne semble être assez difficile à réaliser (de manière économiquement viable), d’autres pistes pour optimiser les activités productives en zone rurale pourraient être fécondes, se basant sur une analyse précise des caractéristiques de leurs activités. Le modèle économique de la vie rurale combine trois dimensions complémentaires : une activité d’extraction (agriculture, sylviculture, minerais…), une activité touristique saisonnière et une économie résidentielle spécifique aux zones peu denses (impliquant la nécessité d’une mobilité intense, consommatrice de temps et d’énergie). 

Toute construction de communs locaux doit envisager la superposition de ces constituantes, en observant où se situent les conflits d’usages (pensons aux polémiques opposant les sylviculteurs sur un territoire propre à alimenter la filière bois et les défenseurs de l’environnement et de la randonnée en plein air), s’il existe des sources de profit mutuel ignorées (permettant de réduire par exemple le volume total de trajets effectués), s’il est possible de concevoir un service collectif répondant aux problèmes les plus fréquents et les moins bien traités des acteurs locaux (pensons notamment, dans des zones à faible densité d’artisans du bâtiment, à un service de récupération et de valorisation des déchets, ou à des services mobiles de réparation ou de production d’objets spécifiques, sur-mesure, adaptés à des besoins hétérogènes). 

De tels services existent dans la plupart des zones rurales, de manière formelle ou informelle, mais le plus souvent à une échelle tout juste suffisante, voire nettement inadaptée (quiconque a déjà eu besoin d’avoir recours aux services d’un artisan dans une zone peu peuplée en a fait l’expérience). Le problème est difficilement soluble : les clients sont éloignés les uns des autres, leurs besoins peu prédictibles, et il est délicat de constituer une armée mexicaine artisanale qui sera probablement inemployée la plupart du temps. La tendance rationnelle est donc au sous-équipement, les artisans disposent d’un temps limité hors de leur activité de production et n’ont par conséquent guère le loisir de participer à des instances de délibération collectives qui permettraient de mieux organiser « en commun », l’écosystème. 

En revanche, ils sont pour la plupart équipés de toute la panoplie nécessaire à l’exercice de leur métier et à la réparation de leurs outils, sinon ils sont intégrés dans un système autochtone et fortement routinisé d’échanges dans lequel il peut être difficile de s’intégrer. L’espoir repose sur les besoins inhérents de socialisation d’une population éclatée qui ressent d’autant plus la nécessité d’une réorganisation que son activité est impactée par les exigences de la transition écologique, les contraintes de la désertification, la difficulté de trouver des repreneurs pour leurs activités. Quelques initiatives intéressantes peuvent être évoquées ici, indispensables à intégrer pour assurer la réussite de la démarche, tant il est vrai que toute configuration en tiers-lieu doit pour être opérationnelle intégrer l’existant et s’appuyer sur ses ressources pour accompagner sa transformation. 

Les CUMA (coopératives d’utilisation de matériel agricole) existent depuis la fin de la dernière guerre mondiale. Leur fédération constitue une instance possible d’expérimentation de modèles originaux d’organisation, surtout si on y associe des initiatives émergentes comme l’Atelier Paysan, qui met à disposition, en commun, des méthodes de fabrication de matériel agricole. Les espaces du faire ruraux pourraient opportunément être des terrains de rencontre entre cette structure existante et d’autres démarches innovantes dans le domaine. On peut penser à toutes les solutions recensées par le “Low-tech lab”, notamment celles destinées à optimiser la performance énergétique des habitations et des moyens de locomotion, qui gagneraient à être diffusées dans des structures articulant des espaces du faire (incluant l’atelier de mutualisation d’outils, centrale d’achat de matières premières, d’énergie et d’autres fournitures, mais aussi centre de formation), des recycleries et des centres de traitement des déchets.    

Proposer, dans chaque bourg d’une certaine taille, un espace de mutualisation des dispositifs nécessaires à la production locale, et à la reproduction de l’outil de travail des artisans et des agriculteurs peut donc faire sens à condition seulement de les convaincre de mettre en commun une partie de leurs machines et de leur clientèle, donc de mettre en place des règles évitant les conflits d’usages, et garantissant une coordination heureuse. Dans le cas où les professionnels refuseraient de participer à une telle mutualisation, il faudra être en mesure de documenter et de valoriser les intérêts des dynamiques de communs de production locale, pour parvenir à convaincre les uns et les autres de leur intérêt. L’alternative serait d’établir un système concurrent assez efficace pour aspirer une partie significative des clients pendant assez longtemps, pour contraindre les réticents à se joindre à la structure (ce qui ne va pas évidemment sans poser des problèmes éthiques et politiques). 

On le voit, la route est longue avant de pouvoir évaluer des impacts territoriaux de ces initiatives et il faut garder présentes à l’esprit les difficultés structurelles de ce que cette révolution culturelle implique, pour éviter d’éventuels effets néfastes d’un tel programme conduit selon la méthode du « grand bond en avant ».  Pour toutes ces raisons, il est essentiel que les lauréats du programme évoqué en introduction et les structures chargées de leur supervision soient attentifs à ces dimensions, documentent avec exactitude les différentes options adoptées face aux obstacles successifs et évaluent les résultats avec l’aide de la communauté de chercheurs et de praticiens investie dans l’étude de cet écosystème.

Cet article est publié en Licence CC By SA afin d’en favoriser l’essaimage et la mise en discussion.