Les Coopératives d’Activités et d’Emploi (CAE) sont aussi bien des rassemblements de travailleurs autonomes qui administrent en commun leurs activités économiques que des entreprises partagées, autogérées, ouvertes et multi-activités au sein desquelles les “entrepreneurs-salariés” sont autonomes quant au choix de leur métier, de leurs horaires, de leurs collègues ou encore de leurs rémunérations. Objets et vecteurs de mutualisations multiples, les coopératives d’activités et d’emploi et les tiers-lieux ont des liens indéniables. De façon concrète, on peut penser notamment à l’Ouvre-Boîteshttps://www.ouvre-boites.coop/ en Loire-Atlantique et en Vendée, qui accueille les personnes entrepreneures dans des lieux hybrides à Nantes ou Saint Nazaire ou au Rucher Créatifhttps://le-rucher-creatif.org/ à Troyes qui accueille et collabore avec Synercoop, une coopérative d’entrepreneurs et entrepreneuses. Cependant, ces dynamiques ayant de nombreuses bases et valeurs communes sont aujourd’hui encore peu liées. C’est un des regrets de Stéphane Veyer, cofondateur de la première CAE d’Ile-de-France, Coopanamehttps://www.coopaname.coop/ : “ce que l’on a raté avec les tiers‑lieux, c’est de saisir qu’on pouvait travailler ensemble sur un rapport au travail post‑capitaliste”. A l’occasion de la sortie de Pirater l’entreprise, pour célébrer les 20 ans de la structure, il revient sur ce “geste manqué”.
Pirater l’entreprise : qui, quoi, comment ?
En 2003, sous l’impulsion du jeune réseau des CAE, Stéphane Veyer participe à la création de Coopaname, qui doit constituer la vitrine du mouvement à Paris. La coopérative se distingue des autres membres du réseau, notamment par sa croissance rapide, son positionnement hautement politique et son inscription quasi-immédiate dans le cadre historique de la SCOP mettant au centre les associés-salariés-entrepreneurs (et pas seulement les membres de l’équipe d’accompagnement de ces derniers) faisant de la CAE l’“entreprise partagée” de toutes et tous. De même, Coopaname a cultivé une posture d’expérimentation constante, particulièrement au niveau de la gouvernance et des pratiques de gestion. La coopérative a joué un rôle important de conceptualisation et de promotion du mouvement des CAE, avant de s’en éloigner au moment où il s’institutionnalisait avec sa reconnaissance juridique dans la loi relative à l’économie sociale et solidaire (dite loi Hamon) de 2014. Coopaname a depuis contribué à la création de la fédération des CAE.
“Nous n’avons jamais défendu un modèle. Nous avons toujours défendu une forme de dynamique, de capacité d’expérimentation.” formule ainsi Stéphane Veyer. Le fondement politique de la coopérative l’a placée en première ligne dans l’opposition à l’entrepreneuriat individuel : la coopérative n’est en effet pas constituée comme une structure d’accompagnement transitoire vers l’entrepreneuriat individuel (comme une couveuse) mais comme une voie dans laquelle on développe progressivement son activité en commun. Plus qu’un espace de mutualisation de moyens entre indépendants, Coopaname s’est rapidement constituée comme un espace d’expérimentation, d’innovation et de reconfiguration des rapports au travail. Ainsi, toujours de manière licite, la dynamique expérimentale et instituante de la CAE a consisté ces vingt dernières années à se saisir des outils juridiques existants pour créer des nouvelles manières de travailler et de co-opérer. “Pirater l’entreprise” est aussi pirater le droit, utiliser et détourner les outils juridiques au service des dynamiques que l’on veut mettre en place, tout en respectant le cadre légal et en concertation, en particulier avec les institutions publiques. Selon Stéphane Veyer, “la loi sur l’Economie Sociale et Solidaire (ESS) de 2014 a mis fin à vingt années de hacking : pour continuer de créer, il s’agit à présent de la hacker à son tour”.
Coopaname a creusé son sillon avec l’idée de “faire société”, être une structure ouverte, responsable, créant des outils adaptés pour défendre un mode de travail collectif, alternative au travail salarié “classique”, mais surtout au micro-entrepreneuriat. Il s’agissait, par exemple, de se pencher sérieusement avec des commissaires aux comptes, des juristes, des comptables, des penseurs de la coopération sur des questions très pointues d’ordre juridiques, et d’assumer face aux interlocuteurs des administrations publiques “d’emprunter des chemins de traverse, non pas pour détricoter le droit du salariat existant, mais pour le rendre accessible à des freelances”.
D’autres “gestes” forts ont notamment permis de soulever des questions sur le genre, en privilégiant par exemple l’usage du féminin dans tous les documents de la coopérative, de penser le don et la confiance, donnée d’emblée, pour permettre l’inscription de chacune et chacun dans la dynamique collective ou encore d’instituer les Instances Représentatives du Personnel (IRP) comme instance de gouvernement de l’entreprise, à contre pied des représentations classiques et afin d’expérimenter une conception coopérative de la fonction employeur.
CAE, tiers-lieux, mouvements croisés.
Les CAE et les tiers-lieux ont beaucoup en commun, notamment le fait de fournir un espace propice à l’expérimentation, à l’innovation sociale et, surtout, à la coopération. De nombreuses tentatives d’intégrer ces deux dynamiques ont vu le jour mais l’avènement de communautés de travail au croisement des deux mouvements est encore rare. Les questions de mutualisation font le lienDictionnaire Le Robert : Action de mutualiser, répartir solidairement parmi les membres d’un groupe ou de mettre en commun. ! D’un côté on mutualise des espaces, du matériel, certains services, on fait communauté à l’échelle du territoire, de l’autre on mutualise un cadre juridique et administratif, des ressources humaines et des outils de gestion pour se sécuriser dans son travail autonome. Sans que l’un ne puisse être prioritairement vu comme l’accomplissement de l’autre, ou au contraire les deux étant très complémentaires, ces deux mouvements / mode de faire ont beaucoup en commun : par exemple, ils permettent de repenser le rapport au travail, en disjoignant travail et emploi.
Comme nous le rappelle Stéphane Veyer, la question s’est posée assez rapidement chez Coopaname : “quel est donc cet objet que nous sommes en train de créer collectivement ? […] et si Coopaname était autant d’essence mutualiste que coopérative ?”. Ce concept mobilisateur de mutuelle de travail accompagne les coopanamiens et coopanamiennes depuis presque 20 ans, notamment en pensant et activant la déconnexion entre travail et emploi, en sécurisant un cadre d’emploi qui permet aux personnes de passer librement d’un travail à l’autre, tout en bénéficiant de formations, de temps libres et d’un revenu régulier. “L’emploi se borne à être le cadre juridique et social proposé par la coopérative dans lequel les personnes investissent librement le travail – les travaux – qu’elles choisissent”. Cette utopie collective est évidemment portée par nombre de tiers-lieux, dont le nombre, l’implantation et la capacité de rassembler sur un territoire permettrait de favoriser le développement de cette vision, celle du dépassement de l’activité marchande de travail.
D’après Stéphane Veyer, “une organisation de l’économie sociale ne doit surtout pas se diagnostiquer avec des outils classiques qui désintriquent les choses. […] Le projet politique et le projet économique sont intriqués, l’un nourrit l’autre”. En coopérative d’activités et d’emploi comme en tiers-lieu, on expérimente, on lutte, on se trompe, on pense, on se pense, on s’émancipe, on se réapproprie… Les projets politique et social de ces dynamiques ont au moins autant d’importance que le projet économique, et les uns ne peuvent avancer sans les autres, ni les devancer. L’implication de cet impératif catégorique n’est pas des moindres : la coopération devient une fin en soi, comme la démocratie peut l’être à l’échelle de nos institutions. Ainsi, elle n’est pas, en elle-même, un moyen servant d’abord l’activité économique de la structure, comme on pourrait l’observer dans l’économie capitaliste et même dans plusieurs coopératives de travail. La représentation et l’intrication de ces dimensions est essentielle, et comme nous le dit Stéphane : “la coopération ne se figure pas que dans les instances, elle est dans la manière d’être et de faire, elle est partout”.
La solidarité, l’accueil inconditionnel et l’ouverture font partie de l’ADN de ces mouvements, de leur projet politique émancipateur. Même si cela n’est pas toujours aisé à assurer, même s’il existe des phénomènes tels que l’auto-sélection qui font qu’une porte ouverte ne suffit pas à accueillir une diversité de public, la mise en place de tels mécanismes ne peut, au sein de ces deux mouvements, être permise que grâce à l’activité de ces structures. Ainsi, les outils classiques de gestion, qui ont tendance à désintriquer les choses, ne sont bien souvent pas adaptés. Les coopanamiens ont dû faire l’effort, régulièrement, de construire leurs propres outils leur permettant de ne pas diagnostiquer et analyser l’activité seulement sous l’angle économique. L’approche des amarres de l’organisation que Stéphane Veyer a co-construit avec Christelle Baron à la Manufacture Coopérative est d’ailleurs un outil indispensable pour interroger et construire ces intrications, et il peut être particulièrement utile à de nombreux tiers lieux.
Enjeux et perspectives
Face à ce regret, à ce “geste manqué”, quant au rapprochement entre les dynamiques des CAE et des tiers-lieux, il apparaît essentiel de redoubler d’effort sur l’organisation d’un tel rapprochement. D’une part car l’une apparaît bien souvent incomplète sans l’autre et d’autre part car il semble nécessaire aujourd’hui de “faire mouvement” face aux dangers qui pèsent sur la pérennité des structures de l’Économie Sociale et Solidaire. Cela se mesure notamment par la baisse de moyens accordés par la puissance publique et l’invisibilisation des difficultés du travail dans l’économie sociale. Stéphane Veyer appuie l’idée que les dynamiques de l’économie sociale se doivent de se rapprocher de leurs utopies fondatrices et de s’assumer comme constituantes d’un projet politique fort : la coopération.
“Nous avons à revendiquer à nouveau nos projets politiques et qu’ils s’opposent, dans tous les cas, à la marchandisation et au saccage de tout ce qui nourrit le lien social”. Pour cela, Stéphane Veyer rappelle l’intérêt de la coopération inter-mouvement et de l’expérimentation collective. Il a pu lui-même participer à la constitution de BIGRE! réunissant les coopératives Coopaname, Smart et OxalisSmart et Oxalis sont deux coopératives emblématiques, la première s’étant développée autour des métiers artistiques et créatifs, la seconde s’organisant en pôles territoriaux et thématiques pour accompagner des projets ancrés localement et socialement engagés. avec pour objectif de tendre, collectivement, vers la mutuelle de travail. Des tiers-lieux et représentants de tiers-lieux se sont connectés à cette dynamique mais il reste encore beaucoup à faire pour renforcer les coopérations et ambitions partagées qui pourraient prendre la relève des communautés de travail telles que véhiculées dans les utopies fouriéristesFourier, C. (1846). Théorie des quatre mouvements et des destinées générales (Vol. 1). Lib. Sociétaire. ou par BoimondauGourgues, G., Lallement, M., Vivet-Maladry, E. (2026 – à paraître) L’émancipation par le travail : Les leçons de la communauté de travail Boimondau (1943-1953), éditions de l’atelier (Paris).
Un point principal reste de véhiculer largement un imaginaire convoquant une utopie concrète, des espérances mobilisatrices et fédératrices, capables de porter une autre vision du travail, de créer des espaces d’échange et de coopération et de revendiquer qu’il existe toujours des alternatives concrètes.
Pour aller plus loin
https://www.lespetitsmatins.fr/collections/essais/mondes-en-transitions/341-pirater-lentreprise.html
https://movilab.org/wiki/Atelier_CAE_et_Tiers-lieux
Cet article est publié en Licence Ouverte 2.0 afin d’en favoriser l’essaimage et la mise en discussion.