Prix libre ? La fixation du prix par l’acheteur d’un bien ou d’un service, selon d’autres référentiels que ceux pratiqués quotidiennement, ouvrant ainsi à de nouveaux paradigmes où la transaction économique se double d’un échange sur le prix des choses, les inégalités sociales, le sens du don et de la réciprocité. Que ce soit pour renforcer leur accueil inconditionnel, remettre la relation au centre, éviter que le prix devienne un seuil supplémentaire pour des personnes plus précaires, pour être davantage inclusifs, solidaires, accessibles ou encore pour sensibiliser à des paradigmes alternatifs au système capitaliste, de nombreux tiers-lieux expérimentent des formes plurielles de ce que l’on pourrait désigner sous l’appellation générique de “prix libre”. Mais quelles intentions motivent ces expérimentations ? Comment se pratique “le prix libre », sur quels périmètres ? Quels modes de sensibilisation à ces modes de faire ? Enfin, quelles sont les limites et les points de vigilance ? Une enquête sur le prix libre à la rencontre de tiers-lieux qui le pratique : la Flèche d’Or (Paris), l’ECREVIS (Annecy), Les Petites Cantines (Lyon), le Musée Sauvage (Argenteuil), Les Amarres (Paris), La Tréso (Malakoff) et l’Oasis du Coq à l’Âme (Choisy-en-Charente).
Prix libre, prix conscient ou co-responsabilité financière ?
Mais de quoi le prix libre est-il le nom ? Ou plutôt, derrière ce vocable générique, quelles sont les formes plurielles qui s’expérimentent en tiers-lieux ? Là où le prix libre laisse le contributeur seul juge du prix juste, le prix conseillé suppose un accompagnement et une pédagogie supplémentaire sur le montant, tandis que le prix conscient engage une réflexivité et une forme de responsabilisation du consommateur par rapport au lieu, et donc un effort de compréhension de sa réalité économique, au-delà du bien et/ou du service. Pour Juliette au Musée Sauvage à Argenteuil (95), il vient désigner le fait de laisser au public des concerts du café associatif le choix du montant à payer et, au public des ateliers (yoga, pratiques artistiques…) le choix parmi trois tarifs (mini / soutien / donateur) censés s’équilibrer. Aux Amarres, à Paris, il se traduit par la pratique du chapeau sur les événements, et sur le recours à des “cafés suspendus” au bar. A la Tréso à Malakoff (92), c’est une tarification différenciée qui est mise en place en faisant également le pari de l’équilibre final, permettant ainsi des péréquations entre prix majoré et minoré, pour une accessibilité à tous les publics. A l’ECREVIS à Annecy, on parle plus volontiers de “prix libre et conscient”, mettant en avant le fonctionnement d’autogestion de la part de l’ensemble des contributeurs et contributrices du lieu. A l’Oasis du Coq à l’Âme (Loir-et-Cher), cet habitat collectif situé dans un hameau, on refuse le terme de prix libre – qui laisserait penser faussement que l’on serait libre de payer ce que l’on veut – en lui préférant le terme de “co-responsabilité financière”. La formulation induit une participation de chacun et chacune à un projet collectif, qui s’applique à la gestion quotidienne du lieu entre ses colocataires, mais également aux voisins et voisines à qui l’on vend du miel, du fromage et du pain comme aux stagiaires de séjours immersifs et formations. “Cela redonne du vrai sens à ce qu’est le coût” souligne ainsi Marc Saumagne, habitant de l’éco-lieu.
Le prix libre, en pratique
Sur quels périmètres s’appliquent ces différentes formes de prix libre ? Aux Grands Voisins, explique Suzanne, responsable du pôle alimentation de l’association Yes We Camp, le prix libre était expérimenté sur les repas. Dans un autre lieu ouvert plus tard à Paris par l’association, le prix libre s’applique à l’Académie du Climat, sur la programmation culturelle en 2022, tandis qu’aux Amarres, un tarif différencié est mis en place sur les consommations au bar. Pas de segmentation en revanche au Musée Sauvage où le prix libre s’étend à l’ensemble des activités : concerts, produits du café associatif, mise à disposition d’espaces. En revanche, après une année d’expérimentation, les ateliers (yoga, pratiques artistiques) ne sont plus en prix libre, afin de conserver une juste rémunération pour les intervenants. Trois salles sont également mises à disposition des associations du territoire, gratuitement ou jusqu’à 2 euros par jour par personne en fonction de certains critères. A l’ECREVIS, le fonctionnement se complexifie avec un large panel de fonctionnements selon les périmètres : la friperie est à prix libre avec des tarifs indicatifs affichés, la récupération alimentaire à prix libre, le bar oscille entre prix libre sur certaines boissons et prix conseillé sur d’autres, les concerts sont rémunérées via des participations au chapeau, l’espace de coworking et les salles de réunion sont à tarifs différenciés tandis que l’ensemble des activités accueillies (formations, ateliers…) doit être adressé à prix libre au public. Ainsi, c’est sur l’ensemble des activités de ces tiers-lieux, de la restauration à la mise à disposition d’espace, en passant par la programmation culturelle ou les ateliers et formations, que s’expérimentent différentes formes de prix libre. Au cœur de ces initiatives, la recherche de “péréquations vertueuses entre activités rentables et activités non rentables choisies” formule ainsi Aurélien à propos de La Tréso qui a mis en place, sur le restaurant, trois types de tarifs illustrant cette recherche permanente d’équilibre et d’accessibilité : le tarif “juste” permettant d’atteindre l’équilibre économique, le tarif “pomme” (- 3€ – sous-titré “En saison sèche ? Demandez le tarif accessible, sans justificatif) et le tarif “fraise” (+3€ – sous-titré quant à lui “En saison d’abondance ? Soutenez toute la dynamique, l’énergie et les nouveaux projets de La Tréso). Une manière d’assumer les fluctuations des modèles économiques de chacun et chacune, de ne pas stigmatiser les plus précaires à un instant T, et de rendre visible ce que chaque montant vient financer.
“Le prix libre est une culture.”
A quoi répond le prix libre ?
A La Tréso, ce fonctionnement permet en outre de sortir d’une pratique répandue dans nombre de tiers-lieux : celle des cafés ou repas suspendus où des clients et clientes paient un café ou un repas supplémentaire pour une personne suivante, plus précaire. Aurélien préfère “créer des consciences différenciées de la valeur en fonction de l’endroit économique et social de chacun et chacune, au-delà de la générosité, pour sortir d’une charité bien pensante”. Ainsi, dans les lieux interrogés, le prix libre permet de sortir du seul référentiel de la solidarité, en axant sur la contribution (et la volonté de rendre visible, à travers le coût, les contributions monétaires comme non monétaires), la confiance, la co-responsabilité, l’accessibilité (garantir l’accès au lieu sans que le prix ne constitue un frein) et, au-delà, l’affranchissement de l’usage du lieu des logiques marchandes. Suzanne parle ainsi d’une “égalité dans l’assiette”. “Quel que soit le prix payé, on ne changera jamais le contenu de l’assiette. Le prix libre est vecteur de dignité”.
Le prix libre est à l’ECREVIS au service des valeurs d’autogestion et d’indépendance du lieu. Alexis, bénévole, évoque ainsi un “idéal politique de dé-consommation” quand Céline, salariée du lieu, entend par le prix libre “défendre un nouveau projet de société”. A La Tréso, on s’inspire ainsi d’une culture des précédents (les mutuelles, la sécurité sociale…) afin de, selon Aurélien, “générer une rencontre pour que tout le monde puisse accéder à un service en fonction de sa situation, et ainsi abolir la dualité de ceux qui travaillent VS ceux qui utilisent. L’idée est de trouver un système qui permet de fournir le même produit à des publics différents.” Un écho certain à Juliette, coordinatrice du Musée Sauvage, pour qui le prix libre est à la fois “un outil et un idéal, qui vient redéfinir certaines normes et permettre de conscientiser une valeur là où on ne le fait plus”. Au-delà, en articulant usage du prix libre et solidité financière du lieu, le Musée Sauvage entend également essaimer en “démontrant une viabilité de ce genre de modèle” afin que celui-ci ne reste pas à la marge. A L’Oasis du Coq à l’Âme, et peut-être parce que ce questionnement autour de la valeur s’invite jusque dans l’habitat, Marc va plus loin encore : “Nous n’avons pas les mêmes capitaux, ni les mêmes ressources ou besoins. Il s’agit de permettre à cette diversité de cas d’avoir l’usage partagé d’un espace malgré des ressources différentes. Au-delà de nous, on a envie de proposer aux personnes qui viennent ici, pour une formation ou un workshop d’expérimenter ces valeurs. On veut faire comprendre au public que l’on a des besoins, et être transparents sur ceux-ci. Idéalement, cette transparence devrait s’étendre à l’ensemble des champs économiques mais, en faisant cela, les entreprises devraient rendre visibles les marges, les rémunérations des actionnaires.”
Accompagner le prix libre
Cependant, en venant rompre avec des réflexes et des habitudes établies, l’usage du prix libre peut être vecteur de vertige ou d’inconfort. Ainsi est-il primordial de l’accompagner, par une pédagogie du quotidien, en proposant des référentiels sur lesquels baser l’appréciation du juste coût, en visibilisant l’ensemble des composantes, monétaires comme non monétaires constitutives du prix, et en explicitant les équilibres et péréquations à l’échelle d’un lieu ou d’une organisation. Cela passe autant par la signalétique dans l’espace, des documents informatifs mais également des discussions à la caisse. Comme à La Tréso et ses tarifs “Pomme” et “Fraise”, l’ECREVIS expérimente ainsi sur sa salle de réunion un prix indicatif, un prix soutien (engagement à donner plus pour soutenir l’économie du lieu) et un prix solidaire (correspondant au prix coûtant). À la Flèche d’Or à Paris nous explique Mika son coordinateur, “à partir du prix moyen nécessaire pour que l’activité tourne, l’on définit en commission des paliers pour des coûts symboliques pour différents publics. Ces paliers sont explicités : à qui cela s’adresse, pourquoi l’on fait ça. Tout est affiché et les personnes au bar ou à l’entrée sont là pour sensibiliser le public”. A propos des Amarres ou encore de Coco Velten à Marseille, Suzanne explique : “On raconte beaucoup dans nos bars où va l’argent, comment fonctionne le modèle global, afin de montrer que les entrées viennent financer un projet bien plus vaste, au service de l’intérêt général.” Elle ajoute également que la pédagogie se fait également avec les fournisseurs, en négociant des prix plus bas par la sensibilisation aux réalités des publics des Amarres. Pour Juliette au Musée Sauvage, la signalétique (avec des phrases telles que “Par ce prix tu nous aideras à maintenir une programmation toute l’année”) est un levier mais ne remplace pas l’échange humain nécessaire pour accompagner le public dans ce changement de perspective. A l’ECREVIS, nous glisse Céline, les moyens sont complémentaires : la signalétique sur le bar et la friperie croisent une explicitation systématique du fonctionnement économique du lieu à chaque visite, quand les campagnes annuelles de financement participatif permettent de détailler le modèle économique et la part du prix libre dans celui-ci. “On aimerait faire plus mais cela demande du temps” formule néanmoins Céline. Aurélien évoque quant à lui l’économie de l’attention des publics : “Toute la question est comment faire évoluer l’usager vers une compréhension du modèle, en y allant progressivement, sans trop prendre son énergie ou son attention en première intention. Arrivé à la caisse, comment lui faire comprendre l’esprit du modèle sans lui faire peur ?”
“Les deux mon capitaine” répond Marc à la question de l’usage de la signalétique ou de la discussion pour sensibiliser au prix libre. A l’Oasis du Coq à l’Âme, on prend le temps qu’il faut et on pousse l’effort de pédagogie jusqu’à développer un outil. Le valorimètre permet de déterminer collectivement le prix d’un bien ou d’un service au sein du lieu : “Le prix libre consisterait à renvoyer la balle au consommateur pour déterminer ce qui est le prix juste, mais ces personnes ne connaissent pas forcément le contexte, le montage économique et les coûts cachés. Notre outil donne des indications pour que des personnes puissent se positionner et avoir des repères sur 1) le besoin (ce qui revient à donner un prix, le prix juste que l’on estime nous, un point de repère de ce que l’on estime à partir de notre besoin – on explique comment on est arrivé à ce prix là en donnant les différents coûts), 2) le prix plancher (le coût, justifié par des dépenses réelles, donc a priori il ne peut pas y avoir de discussion en-dessous : sauf exception, 3) le soutien (montant plus haut pour soutenir à la fois les personnes qui donnent moins, et également pour soutenir le projet lui-même). Systématiquement les personnes mettent plus, et quand elles mettent moins c’est qu’elles ne peuvent vraiment pas. Le valorimètre permet la discussion. A la remarque “elle est chère votre bière”, on répond “pas de problème on en parle” et l’on sort le valorimètre. Cela permet de justifier nos choix, de rendre visible comment on est arrivés à ce montant là, et de visibiliser les péréquations en donnant à voir les marges, qui peuvent permettre de baisser les prix sur d’autres choses. Le prix libre est une culture.”
Les plafonds du prix libre
Mais si le prix libre est une culture, il nécessite une acculturation et peut provoquer, pour nombre de personnes non initiées, un sentiment d’inconfort face à la non maîtrise de codes culturels, stigmates venant potentiellement se superposer à une situation de précarité. Au Musée Sauvage confie Juliette, des questionnaires ont permis de percevoir que le prix libre pouvait générer pour certains et certaines du malaise et de la charge mentale. Pour d’autres, il vient générer des formes de vertige ou de culpabilité quand, à la fin, les charges et fournisseurs restent à payer en fin de mois. Et cette fois, pas à prix libre. Marc de l’Oasis du Coq à l’Âme le résume en ces termes : “le prix libre peut être une mesquinerie. Tu es libre d’être mesquin mais je suis libre de te dire non”. Alexis souligne ainsi comment, à l’ECREVIS, l’usage du prix libre peut déstabiliser certains bénévoles ayant besoin d’être accompagnés pour déconstruire ce vertige quand, Juliette, au Musée Sauvage confie devoir ponctuellement “gérer la frustration de bénévoles ou de salariés en incompréhension devant certains abus”. Pour Mika à la Flèche d’Or : “il est irritant de voir que le contrat n’est pas respecté quand, parfois, certaines personnes ne jouent pas le jeu. Cela peut décourager à terme de mettre en place ce genre de dispositif, mais l’on a quand même envie de faire confiance aux gens”. La principale difficulté est celle de l’équation “prix libre x charges fixes” et ainsi, comme le formule Juliette du Musée Sauvage, de “pérenniser une activité sur ce modèle, sereinement, et de regarder à plus long terme pour envisager des scénarios économiques sur les années à venir”. Même son de cloche du côté de La Tréso avec Aurélien confiant : “On doit payer nos fournisseurs, c’est la limite de l’expérimentation. En tant qu’employeur, on doit présenter des planifications économiques équilibrées pour rémunérer le travail. Le prix libre ne doit pas occulter le travail, l’invisibiliser, le déprécier.”
Revenir du prix libre, pour mieux y retourner : démarches itératives
Si l’expérimentation a permis d’identifier les limites du prix libre, ses différentes itérations et les apprentissages qui en découlent, permettent d’ajuster chemin faisant le prix libre au contexte économique du tiers-lieu. Au Musée Sauvage, si le prix libre faisait consensus comme pilier du modèle économique au service d’une volonté politique du collectif, il a fallu procéder à des ajustements pragmatiques et faire évoluer le modèle sur les ateliers. A l’ECREVIS, lieu à l’ADN militant et anticonsumériste déployant le prix libre initialement à l’ensemble de ses activités, le rachat du bâtiment et l’embauche de 2 salariées a mené à une réflexion sur des adaptations du même ordre. À La Tréso, avec l’augmentation du coût de la matière, il a fallu augmenter le prix du repas de 1 euro, et équilibrer cette hausse en passant d’un différentiel de 2 € entre le tarif “Fraise” et le tarif “Pomme” à un différentiel de 3 €. Avec un tel delta, il est devenu plus complexe de maintenir ce fonctionnement avec en 2024, une centaine de tarif soutien pour 300 demandes solidaires. Un delta pour le moment assumé par la coopérative. Un constat partagé par la Flèche d’Or avec Mika : “Le cœur du projet est celui de l’accessibilité du lieu et de ses activités au plus grand nombre, et le prix libre venait jouer ce rôle. Mais à mesure de l’expérimentation, on réalise que cela ne fonctionne pas. Depuis fin 2023, le prix libre est ainsi remplacé par une tarification différenciée avec des prix palier, en fonction des revenus des personnes (par auto-définition). Pourquoi ? Parce que le prix libre ne génère tout simplement pas les mêmes revenus que les prix fixes. Il nous a fallu nous baser sur d’autres indicateurs que le prix de revient. Cela permet à la fois de conserver notre idéal de mixité et de consolider le modèle économique.” Et même à l’Oasis du Coq à l’Âme, le valorimètre ne résout pas tout, chaque situation est à apprécier dans sa singularité : “quand une entreprise ou une université viennent pour des formations, elles ne sont pas familiarisées avec le prix libre et même lorsque l’on explique le fonctionnement, la comptabilité de ces organisations ne peut pas répondre à ce fonctionnement. On donne donc le prix “besoin”.”
Vers une économie de la relation
Malgré ces adaptations nécessaires au contexte économique des lieux, et ce pari de tous les instants de défendre une alternative au système dominant régi par des logiques marchandes tout en y étant soumis dans une économie de marché, l’usage du prix libre dans les lieux interviewés sert un projet de société plus large, où le moment de paiement coïncide avec un instant de reconnaissance et de lien, de déconstruction d’un réflexe de consommateur et d’échange, et ouvre à une culture de la contribution, où chacun et chacune donne en fonction de ce qu’il ou elle a reçu, et non en fonction d’un prix à payer. Comme le souligne Marc de l’Oasis du Coq à l’Âme “le prix libre part de nous, de nos valeurs d’entraide, de ce que l’on a envie de vivre”.
Dans son livre Comme à la maison (Actes Sud, 2024) au carrefour du roman et de l’essai, Diane Dupré de la Tour, fondatrice de l’association Les Petites Cantines qui pratique le prix libre, évoque celui-ci comme une “stratégie tarifaire relationnelle” ayant le potentiel de remettre l’économie au service de la relation, une économie, glisse-t-elle en interview, qui nous interpelle moins sur notre rapport à la solidarité que sur notre rapport à l’incertitude : “Il nous a fallu du temps pour apprendre à mettre en place un prix libre qui soit vraiment libre. De mon côté, j’ai dû apprendre à dompter mes appréhensions et faire face à l’incertitude. La seule chose qui était sûre, c’est qu’en fin de mois, il faudrait payer le loyer, le salaire, l’approvisionnement, l’eau et l’électricité. Du côté des convives, ils ont d’abord été déstabilisés par le prix libre, ils ont eu un peu de mal à désapprendre les réflexes inculqués par la société de consommation”. En effet, le prix libre est une expérimentation qui vient bousculer les référentiels en place, déconstruire des habitus, tout en ne pouvant s’extraire de considérations matérielles et économiques (le loyer, la rentabilité d’une organisation). Il permet en revanche de poser collectivement la question de la valeur que l’on porte aux choses, et de dépasser la figure du consommateur. “Ce que j’aime avec cette stratégie tarifaire, c’est que tout le monde peut participer. Elle offre à tous les visages qui composent une société le précieux rôle de contributeur. Ce n’est pas rien, de pouvoir contribuer. Cela confère en soi un statut social, peut-être le plus important de tous : je donne, donc je suis. De fait, le prix libre fonctionne parce qu’il ne s’adresse ni à l’individu – littéralement, celui qui ne partage pas – ni au collectif anonyme, mais à la personne” peut-on ainsi lire dans Comme à la maison.
Plus loin dans le livre, on trouve dans les mots de Diane Dupré de la Tour une synthèse de ce cheminement, par l’usage du prix libre, vers d’autres modes de relation : “Chacun se demande si les autres jouent le jeu. Il ne s’agit pas que peu donnent beaucoup, mais que beaucoup donnent un peu. Le principal levier économique du restaurant est donc la fréquentation. Ensuite, j’ai dû me désintéresser du montant encaissé pour concentrer mon attention sur les relations. C’est ainsi paradoxalement que le tiroir-caisse se remplit, qu’il commence à résonner, à devenir une caisse claire, le plus bel instrument de la fanfare (…) Ce n’est plus une vulgaire caisse, c’est une caisse de résonance. (…) Aujourd’hui, les citoyens délèguent leur autorité à des représentants dans lesquels ils n’ont plus confiance parce que ces derniers ne compagnonnent plus avec eux. Ils n’ont plus de qualité de présence et d’attention qui permet de dire : il était en ma compagnie. Il n’y a plus cette dynamique de réciprocité qui relie deux compagnons, qui étymologiquement partagent le même pain. Il y a désormais des cercles d’experts, mais plus de cercles communs. (…) C’est un acte qui permet de replacer la relation au centre, au lieu de s’appuyer sur une injonction morale. Une démocratie sans fondement sur la confiance s’écroule sur elle-même, perd sa crédibilité..” De quoi faire des tiers-lieux qui expérimentent le prix libre des laboratoires d’autres modes d’interactions économiques et relationnelles, organisant des péréquations entre des personnes plus aisées et des personnes plus précaires, et formaliser ce fonctionnement vers des caisses communes dont les règles seraient fixées par la communauté.

Cet article est publié en Licence Ouverte 2.0 afin d’en favoriser l’essaimage et la mise en discussion.