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Quand la crise politique et démocratique entre en scène : doléances et tiers-lieux, un mariage de raison ?

4 juillet 2025

Une crise politique et démocratique prospère depuis 2018, dans le sillage des Gilets jaunes. Les revendications formulées dans les cahiers de doléances interrogent les lieux où la pensée citoyenne peut prendre forme. Les ronds points étant devenus muets : les tiers-lieux peuvent-ils être les nouveaux espaces de la controverse démocratique ?

Cet article a été produit dans le cadre du partenariat Média avec Horizons Publics. Cet article est republié à partir du site d’Horizons Publics. Lire l’article original.

« Et vous, quels sont les lieux où vous allez penser ? » Laurence, retraitée active dans son village du Donzeil, interpelle ainsi une demi-douzaine de personnes qui ont participé quelques mois plus tôt à la transcription des cahiers de doléances de 2019 de la Creuse. Le collectif tient réunion dans la commune de Colondannes, dans la cuisine de Manon Pengam, chercheuse en sciences du langage. C’est elle qui a décidé de faire appel au bénévolat pour lui permettre d’étudier les quelque 500 contributions de ce département rural, gardées aux archives départementales.

La question laisse sans voix la petite assemblée. En Creuse, comme dans bien d’autres territoires ruraux français, les espaces de sociabilité, d’échanges, de discussions informelles et/ou politiques ont progressivement disparu. Au fil du temps, parallèlement à la disparition des services publics, des commerces de proximité, des médecins de famille, des écoles de villages, la désertification démocratique a fini par gagner bon nombre de campagnes françaises…

Alors, quand la crise des Gilets jaunes éclate et que les gens se retrouvent sur les ronds-points, les liens se (re)nouent petit à petit et la parole revient : « Avec mon mari, nous y allions tous nos week-ends, pendant des mois, lâche Christine, gilet jaune de la première heure, éleveuse de brebis à la retraite installée à Lafat-La Coquetière. Tous les malaises, les difficultés que nous rencontrions, le mépris affiché par le pouvoir notamment depuis 2017, nous parlions de tout cela. De notre quotidien. De nos difficultés. De nos espoirs aussi. »

Pourtant, quelques semaines avant cette crise, des sonnettes d’alarme sont tirées. Déjà par les élus locaux. La lecture de la résolution générale adoptée à l’issue du Congrès des maires ruraux de France à Saint-Léger-les-Mélèzes, le 23 septembre 2018, est pour le moins prophétique : elle annonce tout simplement la grande rupture à venir. Les maires ruraux préviennent : « Ne sous-estimons pas le climat de mécontentement insurrectionnel qui couve dans les zones rurales. La responsabilité des élus est d’alerter les pouvoirs publics. C’est ce que nous faisons aujourd’hui avec gravité. Nous y opposons l’action et la révolte (sic). » « Fractures » : le mot ne s’entend qu’au pluriel aujourd’hui. Après la fracture sociale marquée en 2018 par la crise des Gilets jaunes, puis par l’importante mobilisation contre la réforme des retraites en 2023, c’est une profonde fracture politique et démocratique qui se creuse pendant ces cinq ans et qui a atteint son apogée avec les résultats des dernières élections européennes.

Fracture politique donc, mais aussi territoriale, avec des tensions entre les zones urbaines (le phénomène métropolitain) et les territoires ruraux ou périurbains ce qui alimente le sentiment d’injustice territoriale, des services publics toujours en recul et une désertification médicale non résolue. Fracture financière aussi, avec là encore des choix (sur le Code du travail, les retraites et la fiscalité) qui ont accentué les divisions entre ceux qui se sentent bénéficiaires de la mondialisation (les « premiers de cordée ») et ceux qui en sont les perdants. Fracture environnementale enfin, tant le décalage, encore, entre le discours et la réalité des politiques publiques a fini par entretenir la montée des préoccupations environnementales tandis que les enjeux environnementaux articulent des rapports de force sociaux sur l’acceptabilité des mesures individuelles et collectives face aux urgences qui surgissent : fin du monde ou fin du mois ?

Mobilisation citoyenne et repolitisation du corps social

Ainsi, quand les premiers ronds-points sont occupés le samedi 17 novembre 2018 et que les citoyens mécontents commencent à donner de la voix, l’effet de surprise ne perturbe pas les élus locaux. Après Nuit debout, expression citadine des aspirations aux changements dans le sillage des contestations contre la loi dite « Travail » (2016) L. no 2016-1088, 8 août 2016, relative au travail, à la modernisation du dialogue social et à la sécurisation des parcours professionnels., c’est donc sur les ronds-points de « province » que les citoyens revêtus de gilets jaunes fabriquent de nouvelles utopies. La mobilisation citoyenne qui nourrit une forme de « repolitisation » des consciences est en marche. Quand l’opération « Mairies ouvertes » démarre le 8 décembre 2018, les maires ruraux aspirent à jouer leur rôle d’élus de proximité, ouverts au dialogue lorsqu’une crise survient : « J’existe, c’est ce que des dizaines de milliers de Français ont commencé à exprimer dans les mairies », commente, le 14 janvier 2019, Vanik Berbérian, président, à l’époque, de l’Association des maires ruraux de France (AMRF), aujourd’hui disparu, « par cet acte, les mairies, nos maisons communes, ont permis de consigner les expressions des citoyens qui portent le germe d’un projet de société plus vivable pour les 22 millions de Français, qui vivent en milieu rural, auxquelles s’ajoutent d’innombrables contributions libres ».

Des tentatives, au niveau local comme national, de trouver des formes de renouveau démocratique, en ménageant des instances permettant aux citoyens d’exprimer leurs réalités, besoins et désirs, face aux enjeux de société. Citons les États généraux de l’alimentation (2017-2018), qui rappelons-le engageaient une réflexion sur la politique alimentaire (répartition de la valeur ajoutée, l’accès à une alimentation saine et durable et le bien-être animal) avec des citoyens, des agriculteurs, des industriels, des distributeurs et des organisations non-gouvernementales (ONG) ; la consultation citoyenne sur l’Europe (2018) qui permettait aux citoyens de donner leur avis sur l’avenir de l’Europe et les priorités de l’Union européenne ; le Grand débat national (2019) ; la Convention citoyenne pour le climat (2019-2020) et ses 150 citoyens tirés au sort chargés de formuler des propositions pour réduire les émissions de gaz à effet de serre de la France d’au moins 40% d’ici 2030, dans un esprit de justice sociale ; le Ségur de la santé (2020) qui mobilise autour des professionnels de la santé, des usagers, des patients et des représentants d’associations ; la Convention citoyenne sur la fin de vie (2022-2023) composée de 184 citoyens tirés au sort qui doivent formuler des recommandations sur la question de l’euthanasie, du suicide assisté, et plus généralement de la fin de vie en France. Pourtant, trois ans plus tôt, deux millions de contributeurs des cahiers de doléances avaient déjà dit l’essentiel. En effet, les premiers cahiers de doléances récoltés dans le cadre de l’opération « Mairies ouvertes », puis complétés par ceux noircis par les Français lors du Grand débat national montre que « tout » est déjà formulé. Cette volonté de renouveau démocratique dans les territoires achoppe sur les limites d’une concertation pensée par le haut, sondant des avis pour conforter des décisions souvent déjà prises, ou éliminer d’autres, trop complexes à mettre en œuvre, confinant bien souvent au vertige quand ces consultations ne sont pas suivies d’actes. Des modes opératoires critiqués par nombre de chercheurs, au nombre desquels Manon Loisel et Nicolas Rio dans leur ouvrage Pour en finir avec la démocratie participative Loisel M. et Rio N., Pour en finir avec la démocratie participative, 2024, Éditions Textuel, Petite encyclopédie classique. pointant les limites de ces formes scénarisées de la participation, et plaidant pour une réelle démocratisation de l’action publique. Des analyses dans la lignée de celles, plus anciennes, de la chercheuse Sherry R. Arnstein Arnstein R. S., “A Ladder of Citizen Participation”, Journal of the American Institute of Planners 1969, vol. 35. qui, dès 1969, explorait les différentes significations de la « participation citoyenne » et montrant que, dans la plupart des cas, ces dispositifs relevaient de formes plus ou moins fortes de manipulation. Du moins, que rares étaient les dispositifs ouvrant à un pouvoir effectif des citoyens dans les prises de décision relatives à leur quotidien. Autant de signaux d’un besoin pressant de refonte du fonctionnement démocratique, au prisme du local, et de l’émergence d’instances alternatives au paysage connu de la démocratie telle qu’elle fonctionne aujourd’hui.

Citoyenneté, solidarité et proximité

« Les cinq premières thématiques issues des doléances de “Mairies ouvertes” concernent la justice sociale et fiscale, l’organisation politique et territoriale, l’aménagement, les transports et les mobilités, et enfin la vie démocratique, décrit Cédric Szabo, directeur de l’AMRF. Les cinq suivantes concernent la transition écologique et énergétique, l’emploi et l’économie, les sujets internationaux, les services de proximité, le rôle de l’État dans les territoires. Et si on recherche la transversalité et la récurrence de thèmes, on retrouve en filigrane la ruralité et la commune. »

Comme dans le corpus général issu du Grand débat national, les sujets concernant l’immigration et la sécurité n’occupent pas – loin de là – le tiercé de tête, contrairement à ce que l’on peut observer dans le débat public national. La thèse développée par le sociologue Vincent Tiberj dans son livre La droitisation française. Mythe et réalités Tiberj V., La droitisation française. Mythe et réalités, 2024, PUF., qui vise à démontrer qu’il n’y a pas de droitisation des citoyens, mais de la « scène politique et médiatique » vient ici appuyer cette distorsion, entre ce que déclarent spontanément les Français quand on leur donne la parole et ce que les acteurs de cette « scène politique et médiatique » projettent dans l’expression « les Français pensent que… ». Une dystopie que ce chercheur du centre Émile-Durkheim résume par cette formule percutante : « Les électeurs votent de plus en plus souvent pour le Rassemblement national (RN), mais les citoyens, eux, sont de plus en plus ouverts à la diversité. »

Une analyse que vient également confirmer Gilles Proriol, consultant démocratie du cabinet d’étude Gognito, auteur à l’époque de l’analyse des cahiers citoyens issus de l’opération Mairies ouvertes, puis principal analyste du corpus des doléances du Grand débat national : « Les sondages comportent des biais dans la formulation des questions que les doléances, puisqu’elles sont sans contraintes initiales, ne portent pas, rappelle l’analyste. Par ailleurs, au-delà des centaines de propositions qu’avancent les cahiers de doléances, il est tout aussi important de parler des valeurs qui ressortent de l’analyse. Elles sont au nombre de trois principalement : la citoyenneté, la solidarité et la proximité. »

Tiers-lieux, espaces de renouveau du débat démocratique ?

Interroger le rôle des tiers-lieux dans un contexte de crise politique et démocratique vise finalement à se questionner sur la relation qu’entretiennent les tiers-lieux avec la politique, et, plus largement, avec la République, face à son ambition émancipatrice et universaliste. La réponse n’est pas simple, encore moins binaire, et continue de traverser les échanges entre les parties prenantes. Perçus par les politiques publiques nationales comme leviers de relocalisation de la production (manufactures de proximité), de réduction des inégalités territoriales (fabriques de territoires), de la fracture numérique (fabriques numériques de territoires), le mouvement des tiers-lieux mériterait d’être appréhendé également et avant tout – au regard de la situation actuelle et en continuité avec leurs actions quotidiennes – comme des espaces de sociabilité, permettant la rencontre entre des groupes sociaux différents, avec leur lot de frottements, mais également de débat et de réflexivité sur un monde en mouvement. À Lormes, au Relai·s des Futurs, se croisent ainsi habitants historiques, néo-ruraux, chasseurs, jeunes publics, personnes âgées, start-uppeurs et électeurs du Front national (FN). À La Soulane, dans les Pyrénées, les personnes âgées de Jézeau font du tiers-lieu leur espace de ren- contre, ouvrant une cantine accessible au plus grand nombre et aux personnes isolées. Au tiers- lieu Paysan de la martinière, à Ambierle, des débats sont organisés autour de la gestion de l’eau avec différentes parties prenantes du territoire quand, dans le Vercors, les tiers-lieux du territoire se fédèrent dans le réseau local Sentier commun pour répondre aux besoins pressants du territoire : coût du logement pour les saisonniers, déclin de l’activité des stations de ski, débats autour des projets d’infrastructures routières et des projets immobiliers de Tony Parker à Villard-de-Lans et Corrençon. Autant d’exemples du potentiel de tiers-lieux à se positionner en instances, parmi d’autres, de rencontres, de débats, d’organisation collective face aux enjeux locaux et de réflexivité face aux mutations de notre société.

Les derniers épisodes électoraux cristallisent l’affirmation d’une prise de position des tiers-lieux avant tout face aux résultats particulièrement élevés de l’extrême droite. La réalité est en effet cruelle : aux élections européennes, le RN arrive en tête dans 32 613 communes sur 35 015 en France. Certes, l’abstentionnisme pèse 48,2% de l’électorat, cependant, l’image d’une carte de « France brune » frappe les esprits. Elle sera encore forte lors du premier tour des élections législatives puisque le parti d’extrême droite arrivera cette fois en tête dans moins de communes, 24 300, mais l’impact reste tout autant puissant. Sous l’égide de l’Association nationale des tiers-lieux (ANTL), le message est clair et rejoint tous ceux formulés par l’immense majorité des acteurs de la société civile : comme lieux citoyens de proximité, les tiers-lieux s’affirment comme « incompatibles avec les propositions anti-sociales, anti-minorités et anti-écologiques de l’extrême droite ». Et d’ajouter : « Notre engagement, hier, demain et encore plus aujourd’hui, c’est d’aller toujours plus vers chaque habitant et habitante pour discuter, écouter, et rendre concrète la société du lien et du partage. »

Au quotidien l’équation n’est pas simple. Dans le Pas-de-Calais, dans l’ancien bassin minier, là où l’extrême droite prospère depuis vingt ans, l’engagement local est difficile et passe par un militantisme actif et déterminé : « On assume de parler politique avec les gens, pose simplement Renaud, responsable du tiers-lieu Liberta, à Avion, à quelques kilomètres d’Hénin-Beaumont. Nous avons toujours en nous les luttes ouvrières de 1906. Comme dans les années 1980 avec SOS Racisme, ce sont les luttes qui construisent l’Humanité. Nous nous sommes interrogés à la suite de l’élection d’un député RN dans notre circonscription. Faut-il l’accueillir ? Sur le pas de la porte, oui, car au-delà, les valeurs portées par le lieu ne sont pas les siennes. Même si nous avons sans doute des gens qui fréquentent le lieu qui ont pu voter RN. »

Le contrat d’engagement républicain en question

Au-delà d’une nécessaire acculturation à l’histoire des pensées politiques et aux luttes associées qui nourrissent l’imaginaire républicain… et anti-républicain, les tiers-lieux doivent aussi faire avec un élément qui peut aujourd’hui freiner leur tentation de s’ouvrir aux problématiques politiques locales ou nationales : le contrat d’engagement républicain (CER). Cette loi du 24 août 2021 L. no 2021-1109, 24 août 2021, confortant le respect des principes de la République., entrée en vigueur le 1er janvier 2022, porte en elle la menace de rendre responsables les dirigeants associatifs de la bonne application du CER par les bénévoles et les salariés de l’organisation : « Le CER peut engendrer des formes d’auto-censure dans les collectifs, avance Antoine Burret, sociologue spécialiste des tiers-lieux et auteur du livre Nos tiers- lieux. Défendre les lieux de sociabilité du quotidien Burret A., Nos tiers-lieux. Défendre les lieux de la sociabilité du quotidien, 2023, FYP Éditions.. Au-delà, on peut craindre aussi de voir apparaître le risque que l’administration de l’État veille à ce que les structures soutenues financièrement ou par des agréments gardent une forme de neutralité politique. Or, pour moi, les tiers-lieux sont des espaces de vie démocratique. Ils doivent embrasser les controverses et entretenir la réflexion des citoyens. La force publique doit soutenir ces lieux qui permettent de créer du sens civique… et non l’inverse. »

Maire de la commune de Saint-Loup-Lamairé (1063 hab.) dans les Deux-Sèvres, Pascal Bironneau, estime que les tiers-lieux participent bien à un renouveau démocratique : « Ces espaces peuvent, en effet, avoir le rôle de lieux ouverts à la controverse, notamment les médiathèques, avance l’élu local et par ailleurs directeur d’une structure d’insertion. Dans le tiers-lieu qui accueille un centre de ressources, un fablab et un espace de conférence, nous vulgarisons la connaissance scientifique et le savoir industriel. Nous pouvons aussi travailler sur la question de l’eau, qui, à bien des égards, est devenue un sujet très politique dans notre territoire avec les bassines. »

« Les ronds-points peuvent être assimilés à des tiers-lieux éphémères, décrit Antoine Burret. Je pense que la question politique doit beaucoup plus prendre place dans nos lieux, de façon à embarquer vraiment les citoyens. » Pour les y aider, prendre le chemin des archives départementales pour découvrir les cahiers de doléances rédigés dans les communes de leur périmètre d’intervention peut apparaître comme un très bon moyen de se relier aux revendications et propositions des citoyens.

En les magnifiant dans leurs locaux, les tiers-lieux participeraient ainsi au renouveau démocratique municipal en commençant par valoriser la parole citoyenne exprimée dans les cahiers de doléances et ainsi, petit à petit, panser une crise démocratique qui dure.

Cet article est publié en Licence Ouverte 2.0 afin d’en favoriser l’essaimage et la mise en discussion.