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Quand les collectivités publiques créent le tiers-lieu : quels nouveaux métiers pour les accompagner ?

Comment certains métiers de la fabrique urbaine accompagnent les collectivités dans l’ingénierie de projet

14 avril 2025

Des nouvelles assistances à maîtrise d’ouvrage (AMO) apparaissent pour répondre aux manques d’ingénierie des collectivités dans la création des tiers-lieux et l’occupation d’espaces vacants. Cet article propose de dresser un portrait des pratiques et méthodes de ces AMO à travers des exemples de tiers-lieux temporaires et pérennes. Si les tiers-lieux sont souvent des espaces créés à l’initiative de citoyens soucieux de répondre aux enjeux de leurs territoires, certains sont également développés à l’initiative des collectivités territoriales. Il peut arriver que ces dernières aient besoin d’accompagnement en ingénierie de projet par des structures en capacité de les assister. En témoigne l’appel à projets dédié à l’appui des collectivités territoriales ayant des projets de tiers-lieux lancé en 2023 par l’Agence Nationale de la Cohésion des Territoires, auquel a notamment répondu le consortium réunissant l’association Yes We Camp, l’agence Ancoats, la foncière solidaire Bellevilles et l’agence d’architecture Encore Heureux pour la Région Auvergne Rhônes-Alpes. Cet article propose d’explorer les méthodes mises en œuvre par ces métiers d’accompagnement appelés “assistances à maîtrise d’ouvrage (AMO)”.

À partir de la fin des années 2010, si la majorité des tiers-lieux continuent de se développer indépendamment des collectivités territoriales et des politiques publiques dédiées, d’autres se sont développés à l’initiative des collectivités. Depuis le programme “Nouveaux lieux, Nouveaux liens” lancé par l’Agence nationale de la Cohésion des Territoires en 2019, des appels à manifestation d’intérêt ambitieux accompagnent financièrement les projets en cours d’installation et/ou de développement. Ce programme favorise le développement de projets en milieu rural ainsi que dans les quartiers politiques de la ville. Dans un contexte de désertification des services publics et d’assèchement des dotations de l’État aux collectivités, ces tiers-lieux sont vus comme potentiel de redynamisation des territoires délaissés à travers leurs modèles économiques hybrides (Nadou et al., 2023). 

Cependant, les collectivités territoriales qui bénéficient de ces subventions ont souvent des difficultés à appréhender la dimension “partagée” de ces espaces hybrides. Elles font ainsi naturellement appel aux métiers de l’assistance à maîtrise d’ouvrage (AMO) qui les accompagnent habituellement dans l’élaboration d’un projet architectural sur des questions majoritairement financières, administratives et techniques (CEREMA, 2017). Notons que le qualificatif d’AMO recouvre une grande diversité de métiers et de compétences, puisque certaines peuvent intervenir dans la préconception du projet (étude de faisabilité) ; d’autres dans les phases de conception (programmistes) ; pendant le chantier (planificateur OPC) ou lors de la mise en service de l’équipement. Elle se différencie ainsi du rôle de l’architecte, qui assure la maîtrise d’œuvre (MOE), c’est-à-dire la construction du projet et le contrôle de la bonne réalisation des travaux. 

Aujourd’hui, de “nouvelles” AMO répondent aux besoins particuliers requis par les collectivités, puisque au-delà des particularités programmatiques propres aux tiers-lieux (mixité des usages, modularité des espaces, gestion partagée, financements hybrides, etc.), c’est la coopération des collectivités avec les acteurs locaux qui est déterminante. Par le déploiement d’outils de participation citoyenne, ces AMO interviennent dès le début du projet, alors que le collectif se forme et que la gouvernance s’installe. Elles sont ainsi un intermédiaire capable d’impulser un élan citoyen tout en ayant les compétences nécessaires au montage de projet, souvent techniquement et financièrement complexe. Différentes configurations  sont alors observées, nous en proposons ici un tour d’horizon. 

Des AMO pour co-construire les tiers-lieux pérennes

Lorsque les AMO possèdent des compétences d’architecture et d’urbanisme, elles sont en capacité de réaliser des études de faisabilité complètes, intégrant des scénarios programmatiques, tout en accompagnant la fabrication d’une gestion partagée avec les acteurs locaux impliqués. Plus encore, l’étude de faisabilité et la construction d’un collectif en capacité d’assurer la gestion du lieu se construisent par des aller-retour permanents, l’une nourrissant le travail réflexif de l’autre. 

L’un des cas de figure exemplaire en la matière est le travail de Sophie Ricard dans le cadre de sa permanence architecturale à l’Hôtel Pasteur de Rennes. L’architecte et son équipe sont parvenus à réaliser une étude de faisabilité pour la transformation d’une ancienne université en tiers-lieu à partir des préfigurations d’usages menées par les acteurs locaux. Par ailleurs, grâce à son ancrage local et son implication sur le temps long, l’architecte a structuré la gestion partagée des lieux, tout en convaincant la municipalité de la pertinence de ce mode d’organisation démocratique. On retrouve des pratiques similaires dans le travail du collectif d’architectes ETC, sur le projet de La Place des Possibles dans la Drôme. Celui-ci cumule les compétences d’assistance à maîtrise d’ouvrage, de préfiguration d’usages, d’aide à la mise en place d’une gouvernance partagée tout en étant eux-mêmes, acteurs du lieu. 

On observe également la création de groupements dans lesquels plusieurs structures viennent agréger leurs compétences. Souvent, des AMO collaborent pour créer les conditions favorables à l’émergence d’un tiers-lieu. C’est par exemple le cas à Mimizan-Plage (40) où le tiers-lieu La Smalah, implanté à une vingtaine de kilomètres depuis 2013, a été mandaté par la mairie pour assurer la coordination et la préfiguration d’usages pour un nouveau projet. La mission d’AMO est ainsi confiée à des tiers-lieux “seniors” qui accompagnent le développement d’une initiative voisine. La Smalah étant davantage experte en usages qu’en projet architectural, elle a choisi de collaborer avec l’architecte Nicole Concordet et le collectif Cmd+O pour mettre en œuvre un chantier participatif et des tests grandeur nature sur site. Leurs compétences agglomérées en phase de préfiguration permettent une AMO globale, du projet architectural à la définition d’usages et passant par la faisabilité technique et financière.

Il arrive aussi que la collectivité ne missionne aucune AMO pour l’accompagner. Dans certains cas, souvent en territoire rural, il n’est pas rare de voir les architectes du projet de réhabilitation assurer une forme partielle d’AMO pour garantir la réussite du projet. Si ceux-ci acceptent d’ajouter quelques cordes à leur arc, parfois bénévolement, c’est parce qu’ils y voient l’opportunité de développer leurs compétences et de renouveler leurs méthodes. En omettant la question de la rentabilité financière de leur travail, ils s’inscrivent ainsi dans la famille des architectes engagés dans la transformation de leur métier. 

Enfin, il arrive que les nouvelles AMO ne soient que la caution participative de la collectivité, qui se dédouane ainsi des accusations d’une prise de décision unilatérale. Le tiers-lieu, s’il en a le nom, n’est alors le fruit d’aucun dispositif de participation citoyenne. C’est par exemple le cas lorsque la mission de l’AMO est limitée à quelques réunions de concertation, ne prenant alors jamais la forme d’un travail d’arpentage de terrain. 

Accompagner la création de tiers-lieux temporaires 

Cette dimension essentiellement communicationnelle du tiers-lieu est souvent attribuée aux projets qui se logent dans des interstices spatiaux et temporels de l’urbain. En métropole notamment, les pressions foncières sont telles que ces îlots d’expérimentations ne durent souvent qu’un temps. Deux ou trois ans de vacances permettent de créer un espace de liberté : un tiers-lieu temporaire. Il se caractérise par l’occupation d’un délaissé urbain le temps que les différentes phases d’études du projet qui se construira sur l’emprise foncière, aboutissent. 

Ces lieux constituent alors un espace-temps d’expérimentation et de respiration, accueillant une programmation festive et conviviale. Les locaux sont occupés par des acteurs de l’économie sociale et solidaire (ESS), qui acceptent de travailler dans des conditions parfois précaires en échange de loyers à bas coûts. Il arrive que ces lieux accueillent également de l’hébergement d’urgence et de l’accueil de jour qui manquent cruellement d’espaces dans les métropoles. En somme, les tiers-lieux temporaires répondent aux besoins des populations précarisées à différentes échelles.

Ces projets se construisent très rapidement, afin que l’exploitation de la vacance puisse être la plus efficace possible. Les AMO assurent alors la construction de l’occupation temporaire sur le plan juridique, économique, administratif et technique, en dirigeant notamment la mise aux normes des espaces. S’il arrive qu’elles deviennent gestionnaires de l’occupation temporaire, elles assurent plus souvent la formation de gestionnaires extérieurs. Parmi ces AMO, on retrouve des structures emblématiques de la gestion de l’occupation temporaire, à l’image de l’association Yes We Camp ou de la coopérative Plateau Urbain, qui, après avoir fait leurs preuves dans le projet des Grands Voisins, ont créés des pôles d’études et se sont spécialisées dans l’assistance à maîtrise d’ouvrage.

Parfois, ces occupations temporaires influencent le projet architectural ou urbain qui s’implante après son passage. C’est notamment le cas lorsque ces AMO font partie du futur groupement de maître d’œuvre, en charge du projet pérenne. Cette incidence n’est pas le fruit du hasard. Elle est mise en place grâce aux compétences en architecture et urbanisme de certaines AMO qui savent semer les graines d’une préfiguration d’usages, sans effrayer les maîtres d’ouvrage attachés à la solidité du modèle technico-économique du projet pérenne. L’un des exemples les plus emblématiques est le projet des Amarres à Paris, où l’occupation temporaire portée par Yes We Camp et l’association Aurore a mené à la pérennisation du plus grand accueil de jour de la capitale.

Pour autant, bien que ce type de tiers-lieu soit créateur d’une valeur d’usage, le collectif qui s’y crée n’est souvent pas de nature à construire une gestion partagée d’un espace sur le temps long. C’est un collectif nomade, qui se délie à l’issue de chaque occupation temporaire pour se reconstruire à l’ouverture d’une nouvelle. Les compétences mobilisées par les AMO sont alors majoritairement d’ordre technique, les outils participatifs étant plutôt développés dans les projets de tiers-lieux pérennes. Mais il arrive que les frontières se floutent, l’occupation temporaire ayant finalement préfiguré les usages pérennes du projet d’architecture. 

Vers une réinvention des assistances à maîtrise d’ouvrage ?

Nous l’avons vu, les métiers de l’AMO ont la particularité de s’adapter à l’évolution des processus de conception des projets, additionnant les compétences pour répondre aux besoins de leurs commanditaires. Cette adaptabilité est au cœur de ces métiers, nées d’une profonde transformation du processus de conception du projet architectural, advenue lors de La Reconstruction de la France après la Seconde Guerre mondiale. La rationalisation des procédés constructifs et la complexification des procédures ont mené à une « ingénierie séquentielle », ou chaque pan du projet est l’apanage d’experts dédiés (Hochschied, 2021). L’externalisation des compétences techniques en divers bureaux d’étude, a ainsi profondément modifié l’organisation du travail. 

Cet éclatement des professions de la fabrique de la ville s’est renforcé à partir de la directive du 8 octobre 1973 Puis avec la loi MOP de 1985, instituant une dissociation claire entre maîtrise d’ouvrage et maîtrise d’œuvre. L’architecte ne pouvant plus accompagner le donneur d’ordre dans la construction de son projet, les métiers de l’AMO se sont substitués pour assurer ce(s) rôle(s). Ainsi, la construction du projet architectural s’est organisée de manière très verticale et cloisonnée. À chaque expert sa discipline, l’ensemble régi par le cahier des charges édicté par le maître d’ouvrage.

En 2000, le sociologue Olivier Chadoin a proposé une catégorisation en quatre pôles des missions d’assistance à la maîtrise d’ouvrage. D’abord, il existe des AMO aux compétences technico économiques dédiés aux calculs des coûts de chaque phase de l’opération. Un second pôle a pour mission d’accompagner la maîtrise d’ouvrage pour monter le projet afin de « faire tenir ensemble économie de projet et gestion du processus », avec des compétences à la fois managériales et économiques. Un troisième pôle se caractérise par les études en amont du projet, centrées sur la définition des besoins et correspondant au métier de la programmation architecturale. Le dernier pôle s’inscrit quant à lui dans les demandes des populations à davantage de démocratie participative, en progression depuis les années 1990. Dans les faits, ce dernier pôle se traduit uniquement par des compétences managériales et communicationnelles appliquées dans des dispositifs de consultation et d’information à la population (Chadoin, 2000).

Mais de nouvelles formes d’AMO émergent depuis quelques années et cherchent à déconstruire ces cloisonnements. Elles se dotent de compétences similaires aux AMO classiques – juridiques, économiques, techniques et administratives – tout en développant des compétences de médiation privilégiant la transversalité. Bien que ces métiers aient la maîtrise de compétences spécifiques, ce sont leur capacité à médier les débats qui leur permettent d’approcher une transformation des pratiques. L’importance et la nécessité de cette posture de médiateur est identifiée et analysée par la recherche depuis les années 1970. Elle est développée aujourd’hui par ces AMO – dont les pratiques ne sont finalement pas si nouvelles – qui valorisent une posture de tiers permettant de faciliter la prise de décision collective à partir d’une méthodologie ancrée, en prise avec les enjeux sociaux et écologiques des territoires.

Pour autant, si l’on identifie très clairement la portée transversale de leurs compétences dans leurs éléments de communication, leurs qualifications liées à la l’implication des usagers et des habitants semblent relativement modestes. Elles se distinguent ainsi des assistances à maîtrise d’usage (AMU), métiers dédiés à la participation citoyenne, travaillant sur un « empouvoirement » des habitants (Bacqué, Biewner, 2013). Ces pratiques, encore peu sollicitées, ont été créées pour des projets d’aménagement urbain et d’habitat participatif avant de se déployer sur d’autres typologies de bâti (Legleye, 2021). 

On peut également mentionner les métiers du design urbain, qui développent des outils de participation citoyenne dans une perspective de co-construction du projet (Jolivet-Duval, et al., 2021) On pense par exemples au travail de l’agence Vraiment Vraiment. Empruntant à l’éducation populaire, l’AMU a pour vocation de porter attention aux savoirs vécus des habitants, considérés comme les experts de leur lieu de vie. Ainsi, pour Alain Vulbeau, « la maîtrise d’usage est un moyen de donner une place active et décisive aux usagers en postulant que la pratique génère un savoir » (2014). 

Ces métiers viennent transformer en profondeur l’organisation du projet architectural, dans la mesure où les décisions sont prises de façon ascendante, à partir d’un diagnostic co-construit avec usagers et habitants. Bien que leurs compétences diffèrent, il semblerait que certaines nouvelles AMO cherchent à emprunter quelques outils développés par ces AMU afin d’être en mesure de renouveler leurs pratiques vers davantage de participation citoyenne dans les phases de (pré)conception du tiers-lieux. 

Les nouvelles assistances à maîtrise d’ouvrage peuvent revêtir des réalités au moins aussi diverses que celles des tiers-lieux.

Transformer la commande publique par les tiers-lieux ?

On peut s’entendre sur le fait que les nouvelles assistances à maîtrise d’ouvrage peuvent revêtir des réalités au moins aussi diverses que celles des tiers-lieux. Au cœur de leur pratique, on observe la volonté prédominante de transformer les processus de décision et de conception de projet architectural vers plus d’horizontalité. Pour y parvenir, la mise en place d’outils de participation citoyenne est essentielle et se base sur l’ancrage territorial, sur le temps long, sur la connaissance des acteurs locaux, sur « l’encapacitation » et la coopération grâce à la gestion partagée. 

Ces méthodes vont donc bien au-delà de l’information et de la consultation des habitants. Pour autant, ces AMO restent contraintes par les conditions posées par leurs commanditaires. Certaines font la promesse que les usages expérimentés dans les tiers-lieux ne dureront qu’un temps, pour mieux convaincre les collectivités craintives. D’autres, s’organisent en groupement afin de cumuler les compétences pour avoir plus de légitimité auprès des commanditaires. Parfois enfin, ce sont les maîtres d’œuvres qui mettent en place des méthodologies participatives, jouant ainsi à la frontières de la dissociation claire entre leurs compétences et celles du maître d’ouvrage. 

Souvent cependant, les AMO se limitent à des interventions techniques sans parvenir à créer les conditions effectives d’une fabrique urbaine démocratique. C’est alors la contrainte financière du budget du maître d’ouvrage qui va jouer un rôle essentiel dans la marge de manœuvre de l’AMO. Les missions décrites plus haut comme “exemplaires” sont très chronophages et donc coûteuses pour la collectivité. On peut ainsi comprendre pourquoi certains projets se restreignent, plus par contrainte que par méconnaissance ou rejet.

Pour aller plus loin, on peut se demander si la mission de l’architecte régie par le code des marchés publics est quant à elle réellement adaptée aux projets de tiers-lieux. Les dispositifs légaux et les habitudes institutionnelles semblent freiner une véritable co-conception du projet. Le tiers-lieu pourrait ainsi être un lieu d’expérimentation de nouvelles pratiques vers une transformation de la commande publique. Les nouvelles AMO et les architectes  jouent ensemble un rôle clé pour accompagner ces mutations. 

Cet article est publié en Licence Ouverte 2.0 afin d’en favoriser l’essaimage et la mise en discussion.