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Quelle place pour les collectifs “tiers-lieux – organismes de formation – acteurs de l’emploi” dans l’innovation pédagogique ?

Des lieux apprenants aux territoires apprenants ?

17 novembre 2025

58% des tiers-lieux développent des actions de formation et d’apprentissage quand 49% d’entre eux proposent des activités de formation professionnelle. Organismes de formation, entreprises, Missions Locales, Agences France Travail, structures d’insertion professionnelle, ESAT, universités, lycées professionnels…, les partenariats des tiers-lieux s’articulent à une grande diversité d’acteurs du territoire. Pour des impacts nombreux : relocalisation de filières et de métiers au sein de bassins d’emploi ; montée en compétences et accès à de nouveaux métiers en lien avec un monde du travail en mouvement ; essaimage de modes pédagogiques alternatifs et centrés sur le faire ; capacité à adresser une offre de formation à des publics éloignés de l’emploi et à renforcer, par une application concrète et située, leur désirabilité.

Enfin, et surtout : des formations pensées en commun par une diversité d’acteurs d’un même territoire au sein de consortium agrégeant des compétences, générant un langage commun et des alliances et essaimant des modes de faire et d’apprentissage propres aux tiers-lieux. De quoi penser les tiers-lieux, outre des lieux apprenants, comme des chevilles ouvrières de “territoires apprenants” qui génèrent un nouveau réseau, et maillent un même territoire de nouveaux nœuds propices aux apprentissages et à l’innovation pédagogique.

Compte rendu des échanges entre Aude Schaeffer, Manufacture Circulaire du Cotentin (Co-fondatrice & Directrice), Maé Bridier, Association Nationale Compagnons Bâtisseurs / L’Atelier à Saint-Martin, Guadeloupe (Directrice de l’établissement), Elodie Escusa, Association Nationale Compagnons Bâtisseurs (Responsable partenariats et innovation), Melpomeni Papadopoulou, Université de Tours (Maîtresse de conférence et vice-présidente de l’Université de Tours en charge de l’innovation pédagogique) et Alexis Durand-Jeanson, Prima Terra (Directeur).

L’innovation pédagogique peut se lire dans la manière dont les tiers-lieux, comme configurations apprenantes pour imaginer d’autres modes d’apprentissage, entrent en dialogue avec d’autres parties-prenantes sur leurs territoires, qu’ils soient acteurs de la formation ou entreprises, services publics. Mais pourquoi les tiers-lieux s’intéressent-ils à la formation et pourquoi les acteurs de la formation s’intéressent-ils aux tiers-lieux ? Quelles intuitions dans ce rapprochement ? 

Les tiers-lieux semblent pouvoir se positionner en leviers d’un contexte d’apprentissage renouvelé (apprentissage situé), pour renforcer l’accessibilité et la désirabilité des formations, ainsi que l’essaimage vers des profils éloignés de l’emploi. Un constat partagé par Aude Schaeffer à propos de la Manufacture Circulaire du Cotentin qui collabore avec le Lycée voisin Alexis de Tocqueville, en partenariat avec le GRETA et l’Éducation Nationale, autour d’un CAP “Métiers de la mode et vêtements flous” :

Ce n’est pas nous qui nous sommes intéressés à la formation professionnelle. C’est un peu elle qui est venue à nous. Assez vite, le tiers-lieu a eu beaucoup de demandes de stages venant d’élèves du lycée. C’est parce qu’on a très vite eu des personnes qui venaient vers nous, qui avaient suivi une formation en ligne – métier de la mode – mais qui n’avaient aucun temps en présentiel ni d’accès à une machine professionnelle, que nous avons pensé cette formation. Il y a des personnes qui vont rentrer chez nous, découvrir les métiers du textile. Ils vont ensuite pouvoir se former.
Aude Schaeffer, cofondatrice et directrice de la manufacture Circulaire du Cotentin

En effet, le partenariat s’augmente également d’une coopération avec la Chambre des métiers et de l’artisanat afin de pouvoir déboucher à un soutien à la création d’entreprises.

Apports réciproques entre tiers-lieux et acteurs de la formation

Dans ce partenariat entre un lycée et un tiers-lieu, les transferts de compétences sont réciproques, tandis que le tiers-lieu est apparu comme un espace propice à l’expérimentation, plus souple, plus agile que l’institution scolaire elle-même, comme le souligne Aude Schaeffer : “Certains projets ont du mal à naître du côté du lycée – comme par exemple le tournage des vidéos pour la numérisation de la formation que l’on a finalement tourné chez nous, ce qui était plus simple – à cause des normes. Il y a chez nos partenaires une certaine satisfaction de pouvoir travailler de manière plus flexible. A l’inverse, le lycée nous apporte une expertise technique, un réseau avec tous les acteurs de l’emploi (le GRETA, France Travail, les entreprises…) Des avantages de part et d’autre, c’est vraiment un partenariat gagnant-gagnant avec la flexibilité du tiers-lieu et la force de l’éducation nationale.”

Une situation qui fait écho à celle des Compagnons Bâtisseurs et du tiers-lieu l’Atelier à Saint-Martin en Guadeloupe, au travers du témoignage de Maé, directrice des Compagnons Bâtisseurs Saint-Martin : “On a une histoire un peu particulière puisqu’il y a bientôt deux ans, les services de la DDETS nous ont approchés pour nous proposer de nous positionner sur l’appel à projets Deffinov, considérant en fait que nos activités et nos grands principes d’intervention qui sont “faire, faire avec et faire ensemble”, correspondaient parfaitement aux objectifs et à la vocation de ce programme. On a créé un consortium avec cinq autres partenaires, l’ACCI, deux organismes de formation et deux autres associations. Depuis un an et demi, nous déployons des ateliers, ateliers pratiques, ateliers manuels, initiations au métier du BTP, ateliers artisanaux, considérés comme des vecteurs de remobilisation sociale et professionnelle, qu’on vient aussi valoriser avec le système d’Open Badge et donc la micro-certification. On est venu proposer également, en termes d’innovation pédagogique, de renforcer une formation existante d’illettrisme, contextualisé en milieu professionnel dans le milieu du BTP, par un temps d’immersion complémentaire sur le plateau technique qu’on propose pour constituer un sas préparatoire pour les stagiaires avant de passer en immersion en entreprise. Un sas qui peut être un peu plus sécurisant et qui permet de libérer la parole et de permettre aux stagiaires et aux apprenants de se sentir libres d’exprimer qu’ils ne comprennent pas, qu’ils ont besoin d’être accompagnés.”


Cette entrée par le contexte, et les besoins spécifiques de personnes éloignées de l’emploi, est l’une des clés pour comprendre l’intérêt des organismes de formation pour un rapprochement avec des tiers-lieux, comme l’exprime Alexis Durand-Jeanson, directeur de l’agence Prima Terra, au sujet de différents consortiums sur lesquels l’agence est mobilisée : “L’intérêt de ces tiers-lieux et en l’occurrence des ateliers de quartier qui peuvent être implantés dans des tiers-lieux, c’est la proximité, c’est d’être au cœur d’un quartier prioritaire de la politique de la ville par exemple, en contact direct avec les habitants. Les tiers-lieux sont des lieux où l’on fait ensemble, où l’on produit quelque chose de concret. Je pense que ça génère tous les effets qu’on connaît de pouvoir apprendre et même susciter un dialogue assez facilement quand on est autour d’une même table à faire ensemble. Et puis enfin, c’est la coopération facilitée par des lieux où l’on trouve des complémentarités entre des acteurs qui vont pouvoir amener ce que nous, nous n’avons pas, que ce soit le numérique ou l’accompagnement vers un parcours de création d’entreprise. Même constat pour l’éducation nationale, on est dans un système scolaire, un environnement pas forcément accueillant pour l’ensemble des apprenants, avec le besoin de sortir de ces méthodes un peu descendantes parfois, basées sur des contenus à transmettre. Il me semble que les tiers-lieux sont d’excellents espaces pour vivre des expériences, mais surtout des espaces où on peut parler de ses expériences, qu’elles soient professionnelles, personnelles, associatives, informelles, et les socialiser, les narrer, les questionner. Dans ce tiers-lieu, l’idée est aussi d’aller accompagner les personnes qui ne sont pas forcément en confiance, pour leur dire, écoute, quand tu arrives ici, tu n’es pas un tableau blanc, tu as vécu des choses qui ne sont peut-être pas scolaires, mais tu as d’autres expériences. Ces expériences-là t’ont permis d’avancer, de développer des compétences. Donc, travaillons ensemble et songeons ensemble pour t’aider à conscientiser ce que tu sais déjà pour te mettre en confiance.” Ou les tiers-lieux comme espaces de sociabilité et de réflexivité individuelle et collective sur les compétences et expériences de chacune et chacun.

Innovation pédagogique : “sortir du cadre” ?

Ces programmes de formation associant différents partenaires mobilisent ainsi les complémentarités de leurs membres, en termes de compétences, modes opératoires, positionnement auprès des bénéficiaires. A Aude Schaeffer de formuler : “À mesure, le fait de rentrer dans le programme Deffinov et de travailler avec le lycée nous a permis, comme tiers-lieu, de nous ouvrir l’esprit sur la question de la formation. Le fait d’être en partenariat avec le secteur de la formation / éducation nous permet de prendre conscience de nos pratiques.” 

Comme le glisse Alexis Durand-Jeanson, les tiers-lieux sont également les leviers d’un “décalage” bénéfique pour augmenter l’offre existante de formation, en cohérence avec leur contexte territorial et les attentes des participants :

Le tiers-lieu permet de sortir du cadre, ponctuellement d’abord, pour aller jusqu’à l’idée de conventionner avec les territoires pour qu’un tiers-lieu devienne le plateau pédagogique grandeur nature d’une offre de formation.
Alexis Durand-Jeanson, directeur de Prima Terra

L’innovation pédagogique comme jeu de décadrage avec les référentiels institués. Quelles autres approches de l’innovation pédagogique au travers des différents exemples traités ? L’innovation pédagogique doit-elle se penser systématiquement en dialogue avec les nouvelles technologies ? La Manufacture Circulaire du Cotentin travaille par exemple à la digitalisation d’une formation existante. Comment définir l’innovation pédagogique depuis les pratiques investiguées par ces différents consortiums ? Melpomeni Papadopoulou, Maîtresse de conférence et vice-présidente de l’Université de Tours en charge de l’innovation pédagogique à l’Université de Tours, définit ainsi l’innovation pédagogique comme “un processus collectif pour apprendre autrement. Les tiers-lieux permettent cela : focaliser non pas sur l’outil mais sur l’innovation sociale, c’est-à-dire ce que produisent les outils et les espaces en termes d’apprentissage collectif et de socialisation”. 

Pour Elodie Escusa, responsable partenariats et innovation des Compagnons Bâtisseurs, l’innovation pédagogique puise ainsi dans l’éducation populaire et invoque un pacte pédagogique renouvelé, au prisme de la relation et de l’horizontalité : “Pour nous, l’innovation pédagogique, c’est renverser ces positions et mettre la personne dans la position où elle a aussi des choses à nous apprendre. Ça ne sera jamais une innovation technologique mais cela répond à un besoin social d’une façon qui n’a peut-être pas encore été proposée”. Elle conclut ainsi : “L’innovation pédagogique est avant tout une innovation sociale”. Un constat qui fait écho à l’idée d’une capacité des tiers-lieux à permettre des formes de “parité relationnelle” dans l’apprentissage, en miroir des dynamiques réciprocitaires qui s’incarnent au quotidien dans nombre de tiers-lieux. 

Faire essaimer ces innovations pédagogiques ?

Mais ces innovations pédagogiques ont vocation à venir essaimer, au-delà des expérimentations permises par le programme Deffinov, au sein des formations existantes et à faire évoluer les contenus comme les modes pédagogiques des organismes de formation. Elodie Escusa explique ainsi comment les formations développées à l’Atelier sont documentées, notamment au travers des observations d’un chercheur en contrat CIFRE, pour ensuite être diffusées via des formations internes. “L’Atelier est un laboratoire d’expérimentation, plutôt isolé pour le moment. Le but est d’échanger sur les pratiques et de capitaliser sur ce qui se passe à Saint-Martin pour le faire essaimer. L’enjeu est de capitaliser avec l’aide de partenaires extérieurs qui nous aident à documenter et modéliser également au niveau économique pour que cela puisse être le plus pérenne possible. Ensuite, cet organisme de formation nous permet de former nos salariés, puisqu’on est quasiment 500 aujourd’hui dans le mouvement des Compagnons Bâtisseurs, et, grâce au partage d’expérience, de faire témoigner les collègues qui sont à l’origine d’un projet, de nous former entre nous en diffusant ce qui se passe dans le réseau.” 

L’essaimage n’est pourtant pas aussi intuitif qu’il pourrait le sembler, comme le souligne Aude Schaeffer à propos d’un lieu voisin dans lequel elle est également mobilisée et qui ne s’approprie pas de la même manière que la Manufacture Circulaire du Contentin ces enjeux. “Il manque des modes d’acculturation à cette innovation pédagogique. Alors que dans le conseil d’administration, on a des enseignants. Donc, comme quoi, ce n’est pas forcément parce qu’on vient du secteur de la formation qu’on voit très bien comment on peut le traduire dans un lieu. C’est un constat, je n’ai pas forcément de réponse. Nous c’est apparu de façon très pratico-pratique. A un moment, on a mis les pieds dedans, on a commencé à s’acculturer à ce secteur-là. Est-ce que ça ne peut pas être une piste : partir de façon très pragmatique et petit à petit, s’acculturer au secteur de la formation et de l’innovation dans la formation, par le faire et le projet ?”

La route est encore longue pour passer du cas d’usage au cas d’école, de l’expérimentation isolée à l’essaimage massif de ces innovations pédagogiques dans les cadres d’intervention des partenaires rassemblés, qu’ils soient tiers-lieux ou acteurs de la formation. « Comment reste-t-on tiers-lieu ? C’est-à-dire un espace de possibles, un contre-espace. Est-ce qu’on veut être une institution ou un espace qui invente les institutions futures ? À mon sens, la clé est d’externaliser et de mutualiser, de coopérer avec des acteurs qui assument cette composante institutionnelle et de continuer à inventer d’autres modes d’apprentissage pour que demain, ils intègrent l’institution », explique Alexis Durand-Jeanson :

Avec ce programme Deffinov, on observe un glissement : la politique publique permet au tiers-secteur de s’organiser sur les territoires et de donner forme à des partenariats en commun sur des choses qui dépassent la puissance publique et son mode de planification. On a là un changement de paradigme important dans les échelles de territoire par un processus qui vient questionner ce qui fait norme commune et autorité. On part d’une politique de l’emploi et de la formation sur des filières prioritaires pour aller vers d’autres formes de pensée et d’organisation.
Alexis Durand-Jeanson, directeur de Prima Terra

En réponse à des rebonds ou questionnements du public, dont le RoseLab à Toulouse (Antoine Ruiz), la Colporteuse à Argentonnay (Mattieu Bernardin) et la Matière à la Rochelle (Julien Duranceau) quant à l’incertitude sur la continuité des financements permettant d’expérimenter pour structurer ces innovations pédagogiques, les risques liés à la course à l’innovation ou encore la captation de la valeur, une fois que ces modes d’apprentissage ont fait leur preuve, par les acteurs de la formation en place, correspondant pour les tiers-lieux à une perte de marchés, Alexis Durand-Jeanson conclut : “Comment reste-t-on tiers-lieu ? C’est-à-dire un espace de possibles, un contre-espace. Est-ce qu’on veut être une institution ou un espace qui invente les institutions futures ? À mon sens, la clé est d’externaliser et de mutualiser, de coopérer avec des acteurs qui assument cette composante institutionnelle et de continuer à inventer d’autres modes d’apprentissage pour que demain, ils intègrent l’institution. Avec ce programme Deffinov, on observe un glissement : la politique publique permet au tiers-secteur de s’organiser sur les territoires et de donner forme à des partenariats en commun sur des choses qui dépassent la puissance publique et son mode de planification. On a là un changement de paradigme important dans les échelles de territoire par un processus qui vient questionner ce qui fait norme commune et autorité. On part d’une politique de l’emploi et de la formation sur des filières prioritaires pour aller vers d’autres formes de pensée et d’organisation.”

Cet article est publié en Licence Ouverte 2.0 afin d’en favoriser l’essaimage et la mise en discussion.