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Quelle reconnaissance du mouvement des tiers-lieux ?

Recherche d’autonomie et liens avec les pouvoirs publics

31 janvier 2024
Crédits - Eric Leleu

Il est de plus en plus commun de parler du mouvement des tiers-lieux. Pour autant, pouvons-nous l’assimiler à un mouvement social ? Il convient d’apprécier la nature de ce mouvement et d’interroger les rapports entre les initiatives citoyennes et la puissance publique pour caractériser leur portée sociale et économique.

Tout d’abord, nous interrogerons le mouvement des tiers-lieux au prisme des caractéristiques reconnues des nouveaux mouvements sociaux. Puis nous examinerons les régulations publiques qui se sont construites historiquement pour reconnaître des mouvements ayant une portée sociale mais aussi économique. Enfin, nous examinerons l’économie des tiers-lieux et les possibilités de collaboration, voire de coopération, du mouvement des tiers-lieux avec les pouvoirs publics dans une perspective permettant de reconnaître leur dimension citoyenne.

Le mouvement des tiers-lieux, un mouvement social ?

Alain Touraine, sociologue français de l’action sociale et des mouvements sociaux, définit le mouvement social Touraine A., 1978, La voix et le regard, Paris, Ed. du Seuil pp. 108-110. comme une action collective en vue d’un changement social porté par des acteurs visant le contrôle des orientations sociales de leur environnement. Ce phénomène doit reposer sur trois principes : une opposition des acteurs envers d’autres acteurs même si avec les nouveaux mouvement sociaux ces derniers sont moins identifiés ; une revendication collective « totale » et enfin l’identité particulière des acteurs. Si on tient à cette définition, l’approche du mouvement des tiers-lieux comme un mouvement social semble exagérée et demande d’approfondir les tiers-lieux sous l’angle des caractéristiques des mouvements sociaux.

L’opposition d’acteurs envers d’autres pour un changement social apparaît limitée. Au contraire, les tiers-lieux avancent souvent sur des approches partenariales associant public, privé et citoyens sans que la conflictualité n’apparaisse dans leur projet. Des guides sont ainsi construits afin de renforcer cette coopération entre tiers-lieux et collectivités pour « faire ensemble ». La coopération peut toutefois être conflictuelle avec les instances publiques pour mieux faire reconnaître les initiatives, dépasser des politiques régionales ne les appréhendant que sur le numérique, prendre en compte la nécessité d’un appui public dépassant des appels à projets limités dans le temps et coûteux en énergie dans les réponses pour les acteurs… Ce forum de l’Association Nationale des Tiers-Lieux montre la vivacité des débats à ce sujet : https://forum.tiers-lieux.org/t/quelles-suites-pour-la-politique-tiers-lieux-du-ministere-de-la-cohesion-des-territoires/3614 

L’identité des acteurs est quant à elle sujette à interrogation, « Un tiers-lieu ne se définit pas par ce que l’on en dit, mais par ce que l’on en fait » affiche le site Movilab Cf. https://movilab.org/wiki/Accueil qui documente librement les tiers-lieux.. La diversité de « ce que l’on en fait » allant des espaces de coworking aux tiers-lieux inclusifs en passant par les lieux culturels intermédiaires ou les ateliers de fabrication limite une identité d’acteurs. Dans un contexte de raréfaction des moyens pour les initiatives locales, l’attrait pour être recensé comme tiers-lieux peut s’expliquer comme une opportunité d’accès à de nouveaux moyens pour les acteurs locaux. Cet opportunisme n’est toutefois pas suffisant pour comprendre le phénomène tiers-lieux, des valeurs communes émergent, les acteurs se rassemblent et des revendications se formalisent. 

La revendication des acteurs se développe sous des formes coopératives et des aspirations à la co-construction. Sur un tiers-lieu, la volonté de faire ensemble marque un dépassement des intérêts particuliers des participants et des mises en place de partenariats avec les collectivités marquent la reconnaissance de ces revendications. Elles sont aussi relayées à un niveau régional qui s’est structuré avec la mise en place de l’Association Nationale des Tiers-Lieux (ANTL). Celle-ci constitue un espace autonome des tiers-lieux différent du GIP France Tiers-lieux où ils étaient représentés aux côtés d’acteurs publics. Cette autonomie vis-à-vis de l’acteur public affirme un mouvement des tiers-lieux agissant « concrètement au service des transitions majeures à relever pour demain, sur les questions du travail, du numérique, de l’apprentissage, de l’écologie, de l’inclusion et de l’alimentation notamment » Cf. Préambule des statuts de l’ANTL, https://tiers-lieux.fr/?Qui-sommes-nous.

Au final, il est difficile de parler de mouvement social pour les tiers-lieux du fait notamment de leur faible conflictualité qui les démarquent des mouvements sociaux même s’ils peuvent être en lien, voire fondés par eux (mouvements écologiste/décroissant, féministe…). La volonté de “faire”, mettre en pratique, de la part des tiers-lieux entraîne un ancrage dans l’économie qui les différencie des nouveaux mouvements sociaux et les amène à coopérer. En ce sens les tiers-lieux ne sont pas sans analogie avec l’économie sociale et solidaire (ESS) et plus particulièrement l’économie solidaire Bucolo, E., Coraggio J. L., Laville, J.-L., Pleyers G., (dir.), 2017, Économie solidaire et mouvements sociaux, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, Desclèe de Brouwer, Paris.. Ils portent une dimension citoyenne qui dépasse la dimension revendicative par la réalisation d’activités économiques. Ils sont par là-même une concrétisation économique d’aspirations à nouer des rapports entre le travail et la sphère privée ayant une dimension citoyenne grâce aux collectifs qui les portent.

Les initiatives socio-économiques citoyennes face aux régulations publiques

Aussi, la recherche de coopération avec des acteurs diversifiés posent la question des relations qu’ils peuvent nouer avec les pouvoirs publics et la manière dont se fixent les règles de cette coopération. L’on distingue historiquement trois types de régulations entre les pouvoirs publics et les associations Laville J.-L., Nyssens M., 2017, « Les associations et les politiques publiques », in Jacques Defourny, Marthe Nyssens (dir)., Économie sociale et solidaire, socio économie du troisième secteur, De Boeck, p. 301-324., et plus largement l’économie sociale et solidaire (ESS). 

Une régulation tutélaire où les pouvoirs publics définissent l’intérêt général et la manière de répondre à des besoins par des associations qui peuvent alors être considérées comme des sous-traitantes de l’action publique. C’est un mode de régulation qui s’est construit avec l’État providence. Les associations de domaines diversifiés, action sociale, handicap, éducation populaire… ont révélé des besoins sociaux qu’elles ont fait reconnaître avec la construction de politiques publiques. Si celles-ci soutiennent leurs activités, elles vont aussi progressivement, à partir d’instance d’octroi de moyens et de contrôle, dite instance tutélaire, les encadrer par la définition des professions, de modalités d’action, de public cible, de financements non négociés.

Avec la montée du néolibéralisme, dans les années 1980-90, les pouvoirs publics adoptent une régulation quasi-marchande mettant des prestataires privés ou des acteurs de l’ESS en concurrence. Ils font évoluer leurs financements qui prennent notamment la forme d’appels d’offres. Cette évolution renouvelle les formes de cadrage des activités financées en niant la dimension citoyenne des associations. En effet, alors que la régulation tutélaire s’est construite à partir des initiatives associatives que les pouvoirs publics ont ensuite encadrées, la régulation quasi-marchande fixe un cadre de réponses à des appels d’offres auquel les associations doivent se soumettre. Les appels à projet sont toutefois plus ouverts et offrent plus de capacité d’innovations aux associations. Celles-ci n’en demeurent pas moins en concurrence notamment quand les appels d’offres ont des budgets globaux limités et quand ils ont un caractère ponctuel.  

Enfin, la régulation conventionnée se construit à partir de besoins identifiés par les associations. La manière de répondre à ces demandes sociales se fonde sur un dialogue avec les pouvoirs publics. C’est de cette manière que les tiers-lieux identifient idéalement la coopération avec les pouvoirs publics. Aussi, l’on voit bien d’une part que le soutien public aux tiers-lieux peut se faire à partir d’une certaine forme de mise en concurrence entre eux à partir d’appels à projet et, d’autre part, que certains tiers-lieux peuvent être initiés par les collectivités sans que la société civile ne soit véritablement associée à la construction. La crainte est présente chez les tiers-lieux d’une institutionnalisation à partir d’une inscription dans les politiques publiques qui viendrait définir ce qu’est un tiers-lieu ou du moins les contraindre à certaines orientations en les considérant comme « la panacée pour redynamiser les territoires et créer de l’emploi » Bazin, H., 2022, « Entre éducation populaire et tiers lieux, Pour une pensée alternative des tiers espaces », LISRA, en ligne : https://recherche-action.fr/hugues-bazin/2022/06/29/entre-education-populaire-et-tiers-lieux/  .  

Quelles économies et quelles coopérations des tiers-lieux avec les pouvoirs publics ?

Cette méfiance des tiers-lieux vis-à-vis des politiques publiques est légitime mais paraît bien précoce quand on repère la sobriété qu’ils sont souvent contraints d’adopter pour exister Cervera M., Gardin L., Lhuillier V., Robert P., 2023, « Les modèles socio-économiques des tiers-lieux associatifs », in Gianfaldoni P., Gardin L., Jany Catrice F., (coord.), Modèles socio-économiques versus Social Business Models, recherche du groupe MSE du RIUESS pour l’IFMA, pp. 76-142.. C’est au contraire un déficit de reconnaissance institutionnelle que l’on pourrait mettre en exergue quand on identifie les difficultés économiques rencontrées à accéder au foncier, à avoir des ressources stables, ou encore à prendre en charge le coût de l’animation Levy-Waitz, P., 2018, Mission coworking : faire ensemble pour mieux vivre ensemble, rapport réalisé avec l’appui du CGET, Fondation Travailler autrement..

Les tiers-lieux sont alors à la recherche de modèles économiques avec des références multiples aux communs, au pair à pair, à l’économie collaborative, à l’économie de la fonctionnalité et de la coopération, ou encore à l’économie sociale et solidaire. Sans approfondir ici ces différentes approches, on identifie que leur économie monétaire s’appuie sur une hybridation des activités et des ressources privées et publiques. 

Leur quête d’autonomie vis-à-vis des pouvoirs publics les amène à rechercher des ressources privées dans leur fonctionnement. Ces ressources marchandes sont toutefois très encastrées dans leur environnement social et politique. Ainsi, les locations d’espaces proviennent en partie de leurs membres, les prix d’accès aux activités (ateliers, activités sociales, culturelles…) peuvent aussi être modérés par des co-financements publics. Le recours au marché seul apparaît illusoire si les tiers-lieux entendent s’ouvrir à une diversité de catégories sociales. Cette préoccupation apparaît évidente dans les tiers-lieux pour lesquels l’accueil universel est un enjeu quotidien.

Dans une définition substantielle de l’économie qui ne peut être réduite à son sens formel de marché mais doit intégrer la redistribution avec les apports de financements publics mais aussi les rapports de réciprocité Polanyi K., 2017, « L’économie en tant que procès institutionnalisé », in Polanyi, K., Arensberg, C., Pearson, H. Commerce et marché dans les premiers empires. Sur la diversité des économies, Lormont, Le bord de l’eau, p. 307-332, 1957., qui se concrétise avec la construction d’une communauté, la mobilisation de bénévoles, l’entraide entre les membres, etc. La réciprocité Gardin L., Laville J.-L., 2017, « L’économie solidaire », in Jacques Defourny, Marthe Nyssens (dir)., Économie sociale et solidaire, socioéconomie du troisième secteur, De Boeck, p. 187-220. manifeste sur un plan socio-politique une démocratie économique au quotidien sur la manière de faire. Elle est sur un plan socio-économique une ressource importante pour les tiers-lieux. Ces ressources non monétaires sont même essentielles dans des lieux ne recherchant pas le salariat et revendiquant une certaine forme de sobriété. Ces expériences se passant, voire rejetant, le salariat sont toutefois minoritaires dans le champ des tiers-lieux. 

L’animation des tiers-lieux avec l’émergence des métiers de facilitateur de tiers-lieux et des formations qui leur sont dédiées, ou encore leurs réponses à des besoins non satisfaits par le marché ou les politiques publiques conduisent à une hybridation des ressources mobilisant l’acteur public du fait de ses compétences et responsabilités. Étant donné la diversité des domaines investis par les tiers-lieux, ceux-ci cherchent à mobiliser des politiques sectorielles (culture, handicap, numérique…). Si les institutions publiques sont intéressées par le « phénomène » tiers-lieux et l’ouverture qu’il permet à des structures soucieuses de mixer les publics, elles sont encore réticentes à bouger les lignes pour les soutenir. La diversité des politiques des Caf pour reconnaître des tiers-lieux, espaces de vie sociale est à cet égard révélatrice. 

Au-delà des politiques sectorielles, les tiers-lieux sont aussi en recherche d’appui transversaux. En ce sens, les modalités d’attribution des postes Fonjep pour les associations d’éducation populaire présentent un exemple inspirant pour le financement des fonctions de facilitation de par le caractère pluriannuel des conventions et aussi du fait de la cogestion de ce dispositif au niveau national entre État, collectivités et regroupements associatifs. Les montants sont cependant très modestes et demanderaient d’être réhaussés pour un véritable appui aux initiatives locales. Dans cette acception l’exemple des plans locaux de développement de l’ESS sont aussi inspirants quand ils se construisent à partir de politiques publiques impliquant les acteurs de l’ESS et la société civile tant dans l’élaboration des politiques, leur mise en œuvre que dans leur évaluation Vaillancourt Y., 2016, « La co-construction des politiques publiques : balises théoriques », in Gardin L., Jany -Catrice F. l’économie sociale et solidaire en coopérations, Rennes : PUR.

Avec éventuellement l’effet levier obtenu au national, c’est aussi dans un dialogue territorialisé que les tiers-lieux pourront se développer en dépassant la crainte de devenir un dispositif normé par les pouvoirs publics pour faire reconnaître la spécificité du mouvement des tiers-lieux.

Crédits photo : Eric Leleu

Cet article est publié en Licence Ouverte 2.0 afin d’en favoriser l’essaimage et la mise en discussion.